SPQR

Magali Gasnault

Et si SPQR ne signifiat pas seulement Senatus Populus Que Romanus ?

SPQR

 

 

7H30. Je franchis le perron du lycée Jean-Baptiste Poquelin. Le bâtiment principal de cet établissement rural longe un long boulevard  et sa façade me fait toujours penser à une grande pension familiale. Je pousse la lourde et massive porte de bois, souris à Pauline, la concierge qui connaît agents, professeurs, élèves sur le bout des doigts. Quelle pluie! me lance-t-elle avec son accent rocailleux. Je traverse le hall, en quelques enjambées, m'ébrouant comme un chiot. C'est vrai qu'il pleut des hallebardes en cette fin de janvier. Je me rends vers l'horrible préfabriqué qui trône au fond de la cour. Un jour, peut-être, sous des auspices financiers favorables, ce préfabriqué deviendra un véritable bâtiment. Un peu comme la citrouille de Cendrillon. Je grimpe jusqu'à la salle 14, non sans avoir senti trembler sous mes pieds l'escalier de ferraille. Et hop, je me connecte au réseau, pose mes différents documents sur le bureau. J'ai encore le temps de retourner vers la salle des professeurs et prendre mon café du matin. Je ne commence qu'à 9 heures. J'en profite pour faire un petit coucou à Claude Pilutte, le CPE responsable des classes de Seconde.

- Faut que je te parle d'Enzo Boulin, le gamin de Seconde 3, lance-t-il du haut de son 1m98.

- Pas de problème. Un p'tit café, quelques photocopies et autres bricoles et je repasse.

Je traverse rapidement la cour, passe près de la salle polyvalente à l'intérieur de laquelle s'affèrent deux agents d'entretien. Aujourd'hui, commence le bac blanc écrit de français pour les classes de Première. Dans quatre heures, toutes les salles réservées à cette festivité se reconnaîtront par leur odeur de poney ou de hyène, au choix, en raison des puissantes cogitations des malheureux lycéens.

Me voilà enfin en face de la Nespresso. J'introduis ma dosette lorsque j'entends la voix de canard du Proviseur. Quelques bonjours de ci, de là lui répondent. Il fait toujours sensation avec sa chemise jaune poussin et sa cravate bariolée aux couleurs criardes et improbables. J'en ai les yeux qui piquent. Nathalie Darroussin, la prof d'anglais à tendance complotiste, farfouille dans son casier tout en marmonnant qu'une fois de plus elle n'a pas eu le document concernant la surveillance du bac blanc. Elle, c'est la théorie du tout le monde m'en veut. Pas étonnant qu'elle soit toujours célibataire. Et le Proviseur, M. Couseux ne peut s'empêcher de lui lancer, tout en agitant ses longues mains :

- Allons, Mme Darroussin, personne ne nous en veut ! Tenez!

Un amour, cet homme! Il oscille entre une camaraderie salace et une autorité bling bling. Il est persuadé qu'en brandissant son iphone dernier cri, ses bagues horribles et ses jugements à  l'emporte-pièce, il a la stature d'un cadre de direction. Heureusement pour lui, M. Pignol, son adjoint, se montre tout à la fois efficace, humain et discret.

Pendant que la machine Nespresso me délivre un café suave, et que la mère Darroussin grogne qu'encore une fois, c'est elle qui surveille la salle polyvalente, et en plus avec M. Tilloy, le professeur d'Histoire Géo de la Première S6 qui, selon elle, critique ses méthodes pédagogiques,  j'ai la vision du proviseur, métamorphosé en rhinocéros, embrochant la Darroussin tout en hurlant « A mort Shakespeare ! ». Et alors que je l'imagine, tournoyant dans la salle des profs, esquissant une gigue, malgré ses grosses pattes de rhino, sa cravate affreuse autour de la tête, une voix nasillarde brise mon rêve éveillé. J'avale de travers ma gorgée de café, manque de m'étouffer. C'est le proviseur qui me parle!

- Bonjour, M. Dutilleur, articule-t-il. Mauvaise nouvelle en perspective.

Et sans me laisser le loisir de lui demander « Mais de quoi s'agit-il , », il m'abreuve de phrases à peine articulées, de sigles, de chiffres pour clôturer sa tirade par:

- Votre poste est supprimé ! A la rentrée prochaine. N'oubliez pas de participer au mouvement de mutation !

Profitant de  mon air de méduse lyophilisée, il s'apprête à effectuer un demi-tour digne d'un champion de patinage artistique quand je parviens à faire fonctionner mes cordes vocales :

- Aux dernières nouvelles, vous m'aviez assuré qu'à la rentrée prochaine, je me partagerai entre le lycée Poquelin et un autre établissement. Pourquoi ce changement?

- Restriction budgétaire. Redistribution des moyens. Mais, pas d'inquiétude, ce  n'est pas les établissements qui manquent aux alentours. Au final, ajoute-t-il caressant la gourmette qui lui entoure le poignet droit, vous perdez votre poste, pas votre emploi. Vous connaissez la règle ! le dernier arrivé dans la matière déficitaire est celui qui part. En Français, c'est vous!

Comme une volée de moineaux, les collègues quittent la salle des profs. La sonnerie vient de mugir, il est 7h55 et moi, je reste, ma tasse à  la main, en mode mollusque. A travers un brouillard, j'aperçois Odile Darroussin qui se traine vers la porte tout en maugréant qu'elle n'a pas eu le temps d'aller aux toilettes. Pauvre poulette! Je sens des vapeurs de colère m'envahir. Des bouffées de violence me tordent les neurones. Cela lui aurait arraché la langue au proviseur de m'inviter dans son bureau pour me présenter, m'expliquer la nouvelle donne. Non, c'est tellement plus convivial, à l'improviste, en salle des profs, avec les autres collègues comme auditeurs involontaires. J'ai brusquement envie de mordre quelqu'un. Je me vois en train de me transformer en prof garou, plantant mes crocs dans tout ce qui bouge. Victime de la malédiction de la mutation sacrificielle, j'égorge, je massacre. Je sens le gout métallique du sang dans ma bouche. Tiens, et si j'arrachais le cœur du proviseur à la petite cuillère. Allons, je délire, je le sais bien. Accompagné par ces images de meurtre , je claque derrière moi aussi fort que je le peux la porte de la salle des profs et   j'avance vers la cahute de Claude Pilutte. Je suis malheureux comme les pierres. Cela ne veut rien dire. Comment des pierres pourraient-elles éprouver un tel désarroi?

Je trouve Claude aux prises avec une mère d'élève, contestant l'exclusion de trois jours dont son cher chérubin avait écopé en début de semaine pour avoir, pendant un devoir surveillé de mathématiques, essayé de planter son compas dans la main de son voisin. Histoire de faire une expérience. J'ai juste envie lui dire que la crucifixion au compas n'est pas au programme de math.  Brandon a juste voulu s'amuser ne cesse-t-elle de répéter. Ses jérémiades laissent Claude de marbre, et une fois débarrassé de l'importune, il se rue sur moi pour évoquer le cas Enzo Boulin. C'est fou! Il parle, parle, un vrai moulin à paroles et je n'entends rien. Ses grandes mâchoires carrées s'ouvrent et se ferment sans discontinuer. On dirait un alligator voulant attraper un essaim de mouches. Pas un mot ne franchit mes esgourdes. Je fais genre d'approuver ce qu'il affirme avec beaucoup de grands gestes mais visiblement, j'ai coupé le son. Mon disque dur patine sur la phrase du proviseur: «  Votre poste est supprimé à la rentrée prochaine. »J'essaie désespérément de m'arracher des griffes de Claude en opinant du chef ou en fronçant les sourcils, histoire de montrer à Claude l'intérêt que je porte au cas Boulin.

- Tu as tout à  fait raison, Claude. Enzo fait tourner en bourrique tout le lycée. Il est aussi investi que le serait un tueur à gages dans un couvent de nonnes. Mais c'est un brave gars. Je vais lui parler. Et hop, je m'exfiltre du bureau. Je  n'ai désormais plus qu'une envie: m'enfermer dans ma salle de cours.

Un pied posé sur la première marche de l'escalier en fer, l'autre en suspension, je suis stoppé dans mon élan par la voix de basse du proviseur adjoint. Elle est reconnaissable entre mille. Profonde, chaleureuse, elle me fait penser aux chants polyphoniques corses sauf la fois où je l'ai entendu, à travers la  porte de son bureau, hurler sur un apprenti hacker qui avait voulu pirater le site de la NASA. Dis donc, Moreno-Lopez, criait-il, commence par travailler ton bac car tes performances, particulièrement en Histoire, laisse vraiment à  désirer. Je te colle en soutien, d'office. Comme ça, tu éviteras d'écrire que le Général de Gaulle a envahi l'Allemagne! Et sauf, maintenant où je décèle un léger tremblement. Entre énervement  et angoisse.

- Monsieur Dutilleur, parvient-il à  articuler, nous avons besoin de vous en salle polyvalente.

- Mais, pourquoi donc? Je ne suis pas de surveillance, et j'ai plusieurs cours à assurer ce matin.

- Je n'ai pas le temps de rentrer dans les détails. Mademoiselle Darroussin a quitté précipitamment la salle poly et est actuellement enfermée dans les toilettes. M. le Proviseur essaie de la convaincre de reprendre sa surveillance. Vous imaginez la scène !

Ah oui, je vois très bien le tableau. Le bling bling d'un côté, la névrosée de l'autre et la porte des toilettes comme rempart, ça oui, j'imagine. Et comme le proviseur n'a pas la réputation d'être un diplomate hors pair, je comprends l'angoisse que peut éprouver M. Pignol. Je sens poindre un vilain rictus sur mon visage que je chasse en prenant l'air d'un chihuahua asthmatique.

A grands pas, je mets le cap vers la salle poly. Je m'y glisse le plus discrètement. Un doigt posé sur les lèvres, je fais comprendre aux lycéens de garder le silence. Tout en parcourant les cinq rangées de tables, je regarde, j'observe, je scrute. Qu'est-ce qui a bien pu lui passer dans le ciboulot à  la mère Darroussin! Je m'arrête près d'Eric Tilloy occupé à distribuer des feuilles de brouillon.

- Tu me mets au parfum? je murmure .

- Je venais de confisquer à Laurie Martin, la brunette, troisième table près de la fenêtre, sa trousse de maquillage quand Darroussin a lâché sur le bureau le bouquin qu'elle tenait à la main. Puis, elle s'est levée comme une furie criant que son téléphone portable lui brûlait la cuisse, qu'il s'était mis en marche tout seul, qu'on avait voulu l'aspirer et elle a disparu hors de la salle.

- Aspirer?

- Personne n'y a rien compris. J'ai déployé des trésors de persuasion pour calmer les élèves. Enfin, pas tant que cela tout compte fait, les élèves connaissent le cas Darroussin.

Un  calme relatif règne en effet. Même si, en apparence, certains s'échinent à commenter un extrait du Comte de Monte-Cristo, ou à imaginer un dialogue entre Macbeth et Javert à propos du rôle d'un héros,  je sens bien que  les élèves sont peu concentrés. On ne saurait le leur reprocher. Je m'installe derrière le bureau abandonné par Darroussin , laissant Eric à sa distribution de brouillon. Je fulmine. A l'heure qu'il est, je devrai travailler un extrait de Germinal avec mes Secondes 7. Et me voilà coincé ici. Je n'ai même pas de quoi m'occuper! Quatre heures de surveillance, c'est d'un soporifique! C'est alors que j'aperçois tout au bord du bureau, prêt à tomber, le livre oublié par Miss England. C'est le  guide touristique pour visiter Rome. Avec un drôle de marque-page, estampillé SPQR, coincé à la page 99 . Visiblement , notre Mary Poppins locale prépare ses prochaines vacances . Et son intérêt s'est porté sur l'itinéraire conseillé pour se rendre au Colisée. Je soupire. Ah! Comme c'était délicieux, ces quinze jours passés à Rome. Un été enchanteur ! A déambuler de la Piazza di Spagna au bord du Tibre! A rêvasser dans la chapelle Sixtine , à faire son cinéma au gré des décors de Cinecitta. Les souvenirs se bousculent dans mon esprit quand le vibrement d'un téléphone portable me ramène à la réalité.

- Corentin Meunier! Vous textotez avec Alexandre Dumas? je lance tout en m'approchant du coupable.

- J'y suis pour rien, Monsieur! Y s'est allumé tout seul! brame le malheureux garçon. Je vous jure, j'y suis pour rien.

- Ah, ne jurez pas, Meunier! Aux dernières nouvelles, l'opération du Saint Esprit ne s'applique pas au téléphone portable!

Je crois que ma colère accumulée va tomber sur ce pauvre Corentin. Et , alors que, tel Zeus du haut de l'Olympe, je vais le foudroyer de deux heures de retenue pour triche, mon portable se met à vibrer également. Je le sors de ma poche, incrédule. C'est un véritable sapin de Noël! Il clignote violemment. Sans réfléchir, je le porte à mon oreille.

- Pronto! murmure une voix . Le sol , sous mes pieds, perd alors de sa consistance. Je cherche à me rattraper à la table de Corentin. Ma main se tend désespérément. Geste inutile. Je suis aspiré.

Une lumière intense s'abat sur moi. Machinalement, j'attrape mes lunettes de soleil. Tiens? me dis-je. Pourquoi mettre des lunettes de soleil  en pleine salle poly? Et d'où vient cette satanée lumière qui me barre le front? Si c'est une blague de Sébastien, le trublion de service, je lui conseille de se terrer derrière sa trousse et ses copies car …Mais je n'ai pas le temps de laisser libre cours à mes fulminations. Les lunettes vissées sur mon nez, je me retrouve parmi une longue file de gens, avançant lentement. De nombreuses langues se mêlent et il fait une chaleur éprouvante. Je m'entends demander  « Per favore, un biglietto per visitare el Colosseo. » Enfer et damnation, je cause italien maintenant! Réveille-toi, mon petit gars, réveille-toi. L'Italie, Rome, Le Colisée et tutti quanti, c'était il y six mois. Je m'étais installé au camping Flaminio, situé au nord de la ville éternelle. Le temps de choisir mon emplacement, de batailler avec ma tente, et hop, direction la station Due Ponti, d'où un TER menait à la Piazza del Populo. Je distribuais  les Buongiorno à tout va, tellement j'étais heureux d'être ici.  Cependant, c'était il y a six mois. C'est à n'y rien comprendre ! Je voudrais me retourner, voir la grimace de Martin luttant avec son sujet de dissertation «  En quoi la littérature rend le lecteur immortel ? »Peine perdue ! Le sourire généreux de la ragazza me tendant mon biglietto me désarme. Andiamo ! Je profite de la fraicheur que procure le sous-sol avant de gravir les escaliers menant à l'arène. Je sens la sueur couler le long de ma nuque. Et une fois de plus, mes yeux ne sont pas assez grands pour admirer tout l'amphithéâtre. J'ai les mirettes version Imax ! Un grand gaillard me bouscule légèrement et je l'entends me baragouiner un « scusi » avec un fort accent teuton. Il est vrai que je gêne ainsi planté comme un cep de vigne au milieu de l'allée. Pas de problème, mon gars ! Va tutto bene ! Je me bouge.

Les rayons du soleil lèchent les vieilles pierres. Je déambule au sein de ce majestueux amphithéâtre. Je me faufile parmi ce qui reste de gradins. Et dire qu'au moins cinquante mille spectateurs pouvaient poser leur croupion sur ces gradins , prêts à assouvir leur soif de combats, de paris morbides et de sensationnel. Une jeune fille derrière moi, lit à ses parents que de véritables mises en scène étaient orchestrées et que,  même un empereur, Commode, fut assez azimuté pour oser descendre dans l'arène ! Tout à sa lecture, elle ne voit pas qu'un papier glisse hors de son guide touristique. Je m'empresse de le ramasser mais elle et sa famille ont bifurqué dans une des coursives et je ne me sens d'humeur à leur courir après. Je jette un coup d'œil sur le prospectus. Pietro-1 caffè, Lasagna o Pasta o Pizza + Insalata + 1 Bevanda. Per 12 euro. Tiens ! L'adresse inscrite au bas du papelard ne m'est pas inconnue. Via Claudia, 14. Je me souviens y avoir dégusté un excellent café et de succulentes pizzas. Encore un rappel inattendu à mon séjour estival ! Qu'importe ! Je ne comprends absolument rien à ce qui me tombe sur le coin de la tronche mais l'appel du café est trop fort. Après tout, je suis réveillé depuis 6h30 du matin. J'ai enchaîné les situations les plus surprenantes aussi sans la moindre hésitation, je me dirige hors du Colisée.

Je pénètre dans la petite taverne. Je l'ai retrouvée avec une facilité déconcertante. La porte couine. Pietro, le patron , derrière son comptoir, m'accueille comme si on s'était la veille. C'est bien lui ! Petit. Des épaules de nageur, un visage de boxeur, une certaine ressemblance avec Robert de Niro.

- Buongiorno, Fabrizio ! Come stai ? me balance-t-il tout en servant un verre de grappa à un petit vieux ,assis de travers sur un tabouret de bar . Comment je vais ? En voilà une question ! J'en sais vraiment rien. Je m'approche du comptoir mais Pietro me dirige vers une table libre. Je m'y installe, alléché par l'assiette de bruschetta que Pietro vient de poser. Sans oublier un petit verre de Chianti bien parfumé. Je suis au paradis . La senteur des tomates arrosées d'un mélange d'huile d'olive me chatouille les narines. Mi piace !

- Profite, ragazzo, me souffle Pietro.

Et il retourne vers son comptoir où l'attend un couple de japonais désireux de régler l'addition. Echange de sourire. Les japonais, en anglais, complimentent la cuisine du chef, abandonnent un généreux pourboire et quittent la taverne sous le regard amusé de Pietro. Moi, je continue à savourer mes tartines de pain de campagne, grillées avec délicatesse. A peine les touristes disparus que Pietro rabat vivement sur la vitrine d'entrée l'écriteau indiquant que le restaurant est fermé.

D'une main ferme, il m'empoigne. Je manque de m'étouffer  alors qu'il hurle  « Emilio ! Emilio ! Ramène ta fraise ! » La bouche pleine, crachant des morceaux de tomates, j'essaie de lui dire que ce n'est pas des manières de me secouer ainsi. Sans attendre de réponse ni me prêter la moindre attention, Pietro me propulse dans l'arrière-cuisine où l'Emilio en question, pas perturbé pour un sou, surgit. Dans une main, il tient un tournevis, dans l'autre, un téléphone portable. Une trainée de farine lui barre le front.

- C'est ton cuistot, ça ? j'hoquète.

- Non. C'est Emilio, notre stagiaire Quarter Master, notre Q, tu sais comme dans James Bond, celui qui prépare les gadgets, me répond Pietro. Parce que le titulaire, il s'est fait explosé le citron en bidouillant un frigidaire.

Emilio me tend une main tout aussi propre que son front .

- Heureux de faire votre connaissance, me dit-il. Enfin , un gadget qui marche et je n'y … 

- Les explications peuvent attendre, interrompt brutalement Pietro. Viens m'aider ! Nous avons du pain sur la planche !

Sous mes yeux ahuris, je vois Emilio se saisir d'un bol de parmesan pendant que Pietro y jette trois olives noires . Puis, il saisit un œuf qu'il casse dans le bol , saupoudre le tout d'une pincée de poivre et instantanément, le sol s'ouvre nos pieds et nous plongeons dans une obscurité incroyable. Je me sens glisser coincé entre Pietro et Emilio. Si au moins, j'avais sniffé une quelconque substance, tout cela pourrait avoir un semblant de logique mais même pas. Peut être est-ce la faute des bruschettas ? Je fais une réaction aux bruschettas . C'est un mauvais trip culinaire . Y a pas de doute.

La descente est interminable. L'univers tournoie autour de moi et j'ai quand même l'impression d'être en suspension quand enfin nous atterrissons dans un vaste  couloir menant à une  porte cochère tout aussi colossale.

-  Bienvenue dans les profondeurs du château Saint-Ange ! susurre Pietro , le visage rayonnant. Bienvenue dans la communauté SPQR ! Tu es ici chez toi !

J'arque un sourcil et je darde les deux compères d'un regard noir charbon. Faut pas être grand druide pour comprendre que je n'apprécie pas du tout les paroles de Pietro. Trop théâtrales à mon goût , d'un ridicule frôlant le grotesque et puis , j'en ai déjà un de chez moi ! J'ai pas demandé à être ici. C'est humide, ça sent le champignon moisi et en plus, je me gèle les miches ! Je me casse, les gars !

Alors que je m'éloigne , sans savoir où je vais, Pietro me rattrape. Doucement, il me saisit par le bras.

- Avant de pénétrer dans la grande salle, je te dois quelques explications. J'irai à l'essentiel : tu possèdes le SLT. Je l'ai compris quand tu es rentré pour la première fois dans ma taverne, cet été. Mon grille-pain s'est mis en marche tout seul, les tranches de pain ont été éjectées avec une telle puissance, ça c'est un signe d'un SLT hors du commun !

- Minute papillon ! SLT, grille-pain, SPQR, c'est quoi le lien ? Je te conseille vraiment de faire au plus simple car j'ai les abeilles ! Capito !

- Mon grille-pain est muni d'un rayon invisible qui, s'il est bloqué par les vibrations émises par un détenteur du SLT, déclenche la mise en marche dudit grille-pain et l'éjection instantanée des tranches de pain judicieusement placées dans les fentes prévues à cet effet. Invention brillante de Q. Pas Emilio, l'autre Q.

Je me tourne vers Emilio qui se contente de hausser les épaules. Avec délicatesse, il presse sa main droite sur la paroi du mur et trois chaises apparaissent alors.

- Çà, c'est de mon invention, lance-t-il fièrement tout en s'asseyant.

- Posséder le SLT, c'est avoir le Syndrome du Lecteur Temporel, continue Pietro imperturbable. Tout d'abord, il faut être un très grand lecteur de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre. Plus tu lis, plus tu libères des ondes imaginatoires qui te permettent d'amener à la vie certains personnages de tes romans préférés. Quelque soit l'époque ! Quelque soit le genre !   Et avec un peu d'entraînement, tu peux aussi pénétrer à l'intérieur de récits de ton choix. Dépaysement garanti !

- Faut juste maîtriser la procédure pour ne pas rester coincé, ajoute Emilio.

- On lui apprendra ! coupe Pietro

- Quel est le personnage que j'ai rendu vivant ?

Pietro ne me répond pas. Il adresse un rapide clin d'œil à Emilio et les battants de la lourde  porte s'ouvrent. Un agréable brouhaha règne dans l'immense salle. Des ilots formés par des tables circulaires organisent l'espace et dans le fond, se dresse une estrade munie d'un pupitre. J'aperçois alors Figaro devisant avec Dom Juan, une flute à champagne dans la main. Deux hommes me frôlent, je les entends prononcer les mots tels que «  petites cellules grises » ou « déduire, c'est élémentaire » et je comprends qu'il s'agit de Sherlock Holmes conversant avec passion avec Hercule Poirot. J'avance, conquis. Mes pas me mènent vers une table où sont assis une jeune femme et un homme d'une cinquantaine d'années, à la carrure impressionnante, vêtu comme un bourgeois du XIX° siècle. Il se lève, me tend une main massive.

- Merci, me dit-il tout en me serrant avec une force incroyable ma main droite. Vous m'avez amené à la vraie vie, vous êtes mon deuxième créateur après Victor Hugo. 

Qu'importe si ce colosse me ruine les phalanges. Je suis en train de parler à Jean Valjean ! Je n'en reviens pas ! Je passe une après-midi des plus exquise. Je bombarde Jean Valjean de nombreuses questions. Je ne vois pas le temps passer. Jean Valjean me confie, entre deux verres de Chianti, que même s'il apprécie de diriger une association de réinsertion, il trouve notre époque pas folichonne. Pourquoi tant de progrès technologiques si c'est pour que les gens se sentent si malheureux et se tournent vers les pires idéologies?  Cosette, pour sa part, est tellement heureuse de vivre au XXI°! Elle a gagné en indépendance et le seul à s'en plaindre, un peu, c'est Marius. Pas grave !

- Je vous l'emprunte, interrompt Emilio qui apparaît sans crier gare. Pietro ne t'a pas tout dit. Ouvre bien tes esgourdes ! Primo, SPQR est l'acronyme de Société Polyforme Qualifiée en Renaissance. Deuxio, tu en es le nouveau président. Toutes mes félicitations ! Tu succèdes à Pietro. Voilà la raison de ta présence ici. Tertio, tu as un gros problème à régler ! Autre raison de ta présence ici. Regarde derrière moi!

Ce que je vois , c'est un groupe de quatre personnes, discutant comme le font tous ceux rassemblés dans cette salle. Franchement, pas de quoi psychoter !

- Je te présente la bande des 4 M : Macbeth, Moriarty, Médée et Morgane la sorcière. Ils ne se mêlent à aucun autre personnage de fiction, ils tirent en permanence des têtes de comploteur ! Dans le monde réel, ils sont de tous les mauvais coups. Sans se faire choper ! Tu sais, tu as une sacré concurrente en matière de SLT . La Darroussin ! C'est elle qui nous a envoyé les 4 M et vu les lectures qu'elle s'enquille, on s'attend au pire !Dracula, Frankenstein , Milady, Voldemort , Hannibal Lecter, Blofeld, Méléagant !   En plus, elle développe une forme mutante du SLT! Ses ondes imaginatoires vont bientôt être assez puissantes pour pouvoir libérer les personnages de fiction les plus nocifs. Film, série, livres, tout sera à sa portée ! A toi de jouer !

- Et pourquoi donc ? Et Pietro dans tout ça ? Et Q, le titulaire ?

- Justement ! Il a voulu piéger le frigidaire de ta collègue, elle est très gourmande mais c'est lui qui s'est volatilisé. Pour ma part, j'ai tenté une aspiration téléphonique ! Pas mieux ! Alors, on t'a fait venir !

Emilio m'explique alors que je dois prononcer un discours pour officialiser mon accession  à la présidence de la SPQR et donner les nouveaux objectifs à suivre.

- Parmi les personnages que tu as ramené à la vie , certains peuvent accéder à des responsabilités et modifier notre réalité. Jean Valjean en ministre des Affaires Sociales , par exemple ?

J'opine du chef. Je m'apprête à demander à Emilio comment contrer la Darroussin quand j'entends Pietro m'appeler. Il est sur l'estrade, un micro à la main et répète en boucle mon prénom. J'ai juste le temps d'attraper le téléphone portable que me tend Emilio et j'avance sous les applaudissements. Les 4 M sont toujours dans le même recoin de la salle , un même air de fouine les unit. Je sens huit paires d'yeux me fixer.

Au moment où je gravis l'estrade, où je tends la main droite à Pietro, je glisse . Des vibrations me font perdre l'équilibre. Un géant , Méléagant, vient de faire une entrée fracassante. Le sol tremble , j'agrippe machinalement mon téléphone portable. Tout s'obsurcit !

 

7H30. Je franchis le perron du lycée Jean-Baptiste Poquelin. Pauline grimace un bonjour. Dans le hall d'entrée, Milady Frost, la Proviseur , pointe l'arrivée du personnel. C'est son dada. Elle est surprise de me voir arriver si avance . Elle devrait se rappeler qu'9 heure , je suis inspecté . Je grimpe jusqu'à la salle 14, en prenant bien soin de ne pas croiser le regard torve de Duncan Macbeth , le CPE inquisiteur . J'ai mal au crâne ! Claude Pilutte, M. Pignol, M. Couseux , Pietro , Emilio, ces noms tournent en boucle dans mon esprit. Où sont-ils ? J'ai du brouillard dans le cerveau. Pourquoi je ne croise plus Eric Tilloy, mon collègue d'Histoire ? J'entre dans ma salle, me connecte au réseau du lycée. C'est bien ma chance d'être inspecté par Mme Lecter, elle a pour réputation détestable d'être une  tueuse de prof. Au sens figuré, bien sûr ! Au moment où j'insère ma clé usb dans l'unité centrale, le vidéoprojecteur se met à clignoter et le message suivant s'inscrit sur le tableau :  « C'est ton tour ! Fuis ! SPQR ! »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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