Spread your wings

Thierry Covolo

Camilla vient de déposer ses enfants à l'école quand un oiseau de mer se pose sur le capot de sa voiture. Puis il s'envole, et il semble bien qu'il parte en direction des vies abandonnées de Camilla.

Camilla a garé sa voiture sous l'un des platanes qui bordent la rue. Les mains sur le volant, elle regarde August et Leonora s'éloigner en direction du portail de l'école. Depuis la rentrée, August lui a demandé de ne plus descendre de voiture. Il prend sa petite sœur par la main et file vers l'école, sans se retourner, tandis que Leonora se tord le cou pour adresser à maman un sourire, un signe de la main.
Ils sont grands, pense Camilla. August n'a que neuf ans mais il prend pour modèle ces petits mecs, rebelles et indolents, que mettent en scène les séries qu'il regarde à la télé. Et Leonora affiche déjà une force de caractère, une détermination, qu'elle-même n'a jamais eue. Ce sont des terriens. Leur monde est celui qu'ils foulent de leurs pieds, pas celui qui flotte au-dessus de leurs têtes. Ils sont forts. Ils tiennent de leur père. Ils savent où ils vont, et ils ne laisseront rien se mettre en travers de leur chemin. Les autres seront entraînés dans leurs sillages, qu'ils le veuillent ou non, parfois sans même en avoir conscience. C'est ainsi que sont ses enfants, et déjà elle doit lutter pour ne pas se laisser décrocher. Camilla soupire. C'est un de ces moments où elle se sent dériver vers la périphérie de sa vie, où il lui faut faire un effort pour se repositionner au centre.
Camilla rejoint la file des voitures qui s'éloignent de l'école. Elle s'arrête au stop. Un oiseau blanc se pose sur le capot de la Corsa. Goéland, mouette, sterne… Elle est incapable de les différencier malgré les explications répétées – et finalement agacées – de Nick, son mari. Les oiseaux de mer sont nombreux à remonter jusqu'à Salisbury en suivant le cours de l'Avon, et cet oiseau blanc qui la fixe est l'un d'eux. Il la regarde, intensément, à travers le pare-brise. Cela dure quelques secondes sans qu'aucun d'eux ne détourne le regard. Puis l'oiseau s'envole. Un simple battement d'aile et il s'envole. Ça semble tellement facile. Il décrit un arc de cercle et prend de l'altitude. Camilla le suit des yeux. Il vole vers la rivière, peut-être poursuivra-t-il jusqu'à la mer. Nick lui a dit que certains de ces oiseaux peuvent parcourir de très grandes distances. Peut-être suivra-t-il ensuite la côte jusqu'à Plymouth. Camilla pense souvent à Plymouth. Nick a toujours une excuse lorsque Camilla lui propose de retourner y passer un week-end. C'est pourtant le genre de pèlerinage que font les couples, plaide-t-elle. Sommes-nous une de ces couples qui a besoin de ce genre de pèlerinage ? lui répond-il, gentiment moqueur. Finalement, Camilla a renoncé. Pourtant, elle sent bien que quelque chose est restée là-bas. Elle a longtemps pensé que c'était une part d'eux-même, mais peut-être cela n'appartient-il qu'à elle.
Un coup de klaxon. Camilla sursaute. Dans le rétroviseur, une femme fait de grands gestes. Une mère de famille, comme elle, que rien ne presse, rien n'attend, hormis l'intendance du foyer ou l'une de ces choses sans importance dont on remplit les vides.
À son tour, Camilla prend son envol.

L'A303 est presque déserte. Camilla roule en direction de l'ouest, sous un ciel gris qui s'étrangle entre deux rangées d'arbres. Un panneau indique 75 miles jusqu'à Exeter. Arrivé là, il faut prendre l'A38 pour rejoindre Plymouth. Il n'y a pas grand-chose pour rompre la monotonie du paysage. Quelques camions, des autostoppeurs qui tendent le pouce en avançant d'un bon pas, des maisons isolées, regroupées en hameaux moribonds, et puis soudain un village que rien n'annonce, où se concentre la vie morne que l'on mène dans ce genre de campagne.
Un nouvel autostoppeur. Chemise de bûcheron, jeans, sac à dos militaire. Le camion que vient de doubler Camilla s'arrête. Un panneau criblé de plombs nomme un lieu-dit.
Camilla étudiait les Beaux-Arts à Plymouth lorsqu'elle a rencontré Nick. Elle avait vingt ans. Nick était un peu plus âgé qu'elle et était déjà dans la vraie vie. Ambitieux, il savait où il allait et, même si c'était une direction différente de celle que Camilla s'était choisie, elle l'admira pour ça, tomba amoureuse de lui, se laissa griser par cette liberté merveilleuse dont il jouissait et qui devenait la sienne lorsqu'ils étaient ensemble. Auprès de lui, Camilla découvrait la sensation d'être adulte. Lorsqu'elle tomba enceinte, Nick ne se déroba pas devant ses responsabilités. Ne t'inquiète pas, je suis là, cet enfant, je le veux autant que toi, veux-tu m'épouser ? A vingt-et-un ans Camilla était mariée, quelques mois plus tard elle était mère. Elle fit une pause dans ses études pour s'occuper d'August – après tout, se répéta-t-elle, je ne suis pas la première à prendre une année sabbatique, ce n'est pas comme si je renonçais à mes projets.
Un stade de foot exhibe ses vestiaires flambant neufs. Deux filles blondes tendent le pouce. Les filles vont par deux, les garçons sont solitaires, cela semble être la règle. Les deux filles semblent être des étudiantes qui se font une petite virée avant la reprise des cours.
Camilla, elle, ne reprit rien du tout. August remplissait sa vie. Nick l'encouragea à rester auprès de l'enfant. Sa situation professionnelle progressait rapidement et assurait sécurité et confort à la famille. August a besoin de toi maintenant, et toi, plus tard, tu regretteras d'avoir manqué ces années où tout se joue, prends ton temps, tu reviendras à tes études plus tard, tu seras plus sereine et moi je te soutiendrai. Camilla doit bien se l'avouer, elle se rangea facilement aux arguments de Nick. Une partie d'elle avait déjà lâché prise.
Si August fut un accident, il n'en fut pas de même pour Leonora. Quoi de plus normal que de poursuivre la fondation d'une famille, maintenant que les choses étaient engagées ? A vingt-quatre ans, avec deux enfants et un mari directeur-adjoint de la plus grosse agence bancaire de Salisbury, Camilla était une "mère au foyer". Elle élevait ses enfants, tenait sa maison, évoluait dans le monde des mamans, et se faisait belle pour son mari. Quand elle en avait fini avec tout ça, elle s'asseyait sur le canapé, regardait son alliance, les bibelots du salon ou les photos encadrées au mur, comme s'il s'agissait d'objets étrangers, un décor dans lequel elle avait sa place, assise sur ce canapé. Pas une comédienne en train de jouer un rôle, mais un élément de ce décor.
Quand donc ai-je cessé de peindre ?, se demande Camilla. Il y a, dans un carton à dessins, quelques croquis d'August endormi, l'aquarelle bâclée d'un paysage de leurs premières vacances. Les derniers soubresauts, alors que l'envie l'avait déjà quittée. Cette chose indomptable qui la poussait à prendre les pinceaux depuis son enfance, définissait Camilla dans ses actes et ses pensées, était tombée en poussière et s'était dispersée aux quatre vents. Comme ça, parce qu'un homme était passé par là. Quand elle y repense, Camilla se demande si cette envie a été autre chose que le passe-temps d'une gamine désœuvrée.
Des corbeaux dans un champ. L'un d'eux s'envole et frôle de son aile noire la Corsa. Les oiseaux blancs volent haut dans le ciel, les noirs rasent le sol.
Depuis peu, Nick parle d'un troisième enfant.
Pondre et élever, puis à nouveau pondre et élever… Combien de fois encore ? Lorsque la couvée aura quitté le nid, que restera-t-il de moi ? Une enveloppe vide, sa substance aspirée par ses trois, cinq, dix merveilleux enfants qui seront l'œuvre de sa vie et dont elle sera fière – puisque c'est ainsi que doivent être les mères –, ces enfants vers lesquels elle restera tendue – vers eux tout d'abord, puis vers leur propre descendance – parce qu'il sera trop tard pour donner un autre sens à sa vie.
Le ciel s'est dégagé. Camilla roule, vers l'ouest, vers Plymouth, cette ville où elle a fait ses études, où elle a rencontré Nick, où sa vie a brusquement quitté ses propres rails pour ceux de Nick, à la traîne de cette formidable locomotive qu'est Nick, Plymouth où sa vie – sa vie à elle – doit encore se trouver quelque part.
L'autostoppeur a les cheveux longs. Il porte une veste en jean et un pantalon noir. Il a accroché un étui à guitare à son sac à dos. Camilla met son clignotant et se rabat.
Camilla observe dans le rétroviseur l'homme qui s'approche sans accélérer le pas. Il a la peau claire, des taches de rousseur, ses cheveux sont blonds et ses yeux bleus sont plissés par le soleil. Il a la trentaine. Une barbe de trois jours accroche la lumière et souligne sa mâchoire volontaire.
- Vous allez où ?, demande Camilla.
- Torquay, répond l'homme.
- Montez. Je vais à Plymouth, ça me fait pas un grand détour de vous déposer.
L'homme pose son sac et sa guitare à l'arrière.
- Salut, dit-elle tandis qu'il s'assoit à côté d'elle, je m'appelle Camilla.
- Jon "Black Cat" Katzmann, répond-il.
- Ouah ! Ça c'est un nom ! Vous êtes musicien ?
- Oui m'dame. Aussi sûr qu'un chat noir porte la poisse, moi j'chante le blues.
- Vous parlez rudement bien le Mississipi pour un gars de chez nous !
- Sur scène, les gens adorent quand je parle comme ça. Faut croire que ça rend ma musique plus authentique.
- Vous y allez pour chanter, à Torquay ?
- Oui, j'ai un engagement pour quatre soirées au Blind Willie. C'est un club sur les quais, du côté du port de pêche, à ce qu'on m'a dit.
- On vous a pas menti, "Black Cat", c'est bien là qu'il se trouve, ce club. Je le connais bien. J'y allais quand j'étais jeune.
- Jeune ? pouffe Jon. Vous avez quel âge, Camilla ? Parce que selon moi, vous l'êtes encore, jeune. Sans quoi faut que je commence à me voir comme un vieillard, et je pensais avoir encore un peu de temps avant que ça m'arrive !
Il y a eu un moment où Camilla a cessé de se penser jeune. Etait-ce à la naissance de Leonora ? Quand elle a rangé son bazar d'artiste à la cave ? La première fois où elle s'est assise sur le canapé du salon ?
- Je voulais dire quand j'étais étudiante. J'étudiais les Beaux-Arts à Plymouth. Parfois, Sadie et moi, on trouvait un gars avec une voiture pour nous emmener à Torquay.
- Et maintenant c'est vous qui emmenez des gars à Torquay…
Camilla sourit.
- Et vous faites quoi dans la vie, Camilla, maintenant que vous êtes vieille ?
- Des illustrations, pour des magazines, des publicités. Des livres pour enfants, également. Je suis à mon compte. Je travaille pour qui je veux et quand je veux. Avoir les mains sur les manettes, c'est comme ça que j'ai toujours voulu que soit ma vie.
Ça lui vient comme ça. Sa voix ne tremble pas. Nick dit toujours que sa voix tremble quand elle ment.
- Comme moi, conclut Jon. C'est important la liberté.
Puis il se penche et ramasse un objet à ses pieds. Une girafe en tissu, rose.
- Vous avez des enfants ?
C'est Katie, l'inséparable amie de Leonora. Elle a dû tomber de son sac. A moins qu'elle l'ait volontairement oubliée, premier jalon de son inéluctable marche vers l'âge adulte.
- Elle appartient à ma nièce, répond Camilla. Ma sœur est venue passer quelques jours chez moi. Il va falloir que je la lui renvoie par la poste. Léo, sa fille, va faire une crise !
- Pas d'enfants, donc, reprend Jon.
- Ni enfant, ni mari. Les chaînes, c'est pas mon genre. Les gens comme vous et moi, on serait quoi sans la liberté ? Et ça, dit Camilla en montrant l'anneau à son doigt, au cas où vous vous poseriez la question, c'est pour décourager les messieurs trop entreprenants. Quand on est une femme seule, encore jeune, ce genre d'artifice ça aide à être un peu tranquille.
- Mais avec moi, vous ne sentez pas le besoin de vous protéger. - Vous, c'est pas pareil, monsieur "Black Cat". Vous êtes un musicien. Vous me chanteriez quelque chose ?
- Comme ça, sans ma guitare ? - Ben oui, juste comme ça. Le blues ça raconte des histoires, non ? La guitare, c'est pour mettre du joli autour.
- Je dirais plutôt que c'est la seconde voix d'un dialogue.
- Alors trouvez-moi un beau monologue.
Jon commence à chanter "I Can't Quit You, Baby", un classique de Willie Dixon. Camilla connaît cette chanson. Elle en fredonne l'air puis chante avec Jon.
- Vous avez de bonnes références, dit Jon. Et une super voix. Ensemble, on ferait un malheur. Ça vous dirait de venir avec moi au Blind Willie, ce soir ? Sur scène ?
Camilla éclate de rire puis dévisage Jon, sérieuse.
- Je vous donnerai une partie de mon cachet, bien entendu, ajoute-t-il avec une grimace comique.
"Black Cat" montera sur la petite scène du Blind Willie. La centaine de spectateurs, surtout des étudiants profitant de la station balnéaire débarrassée des familles et pas encore envahie par les retraités, l'applaudira. Il s'assiéra sur un tabouret de bar et jouera un vieux blues lent, né dans les champs de coton du delta. Ensuite, il annoncera : « J'ai une invitée ce soir. Quelqu'un de spécial. Elle s'appelle Camilla. Elle et moi, on a des histoires à vous raconter. » Camilla écartera le rideau et viendra s'assoir en face de "Black Cat". Elle remerciera d'un sourire timide les applaudissements qui l'accueilleront. Jon jouera quelques notes, elle commencera à chanter et il s'arrêtera de jouer, rieur, ravi de l'avoir piégée avec ce faux départ. Il y aura des rires dans le public, mais ce sera bon enfant, alors de bon cœur elle rira avec eux. Elle posera la main sur le bras de Jon, il y aura un regard complice entre eux que le public aimera. "Black Cat" rejouera l'introduction et cette fois sera la bonne, et ce sera tellement intense, une telle fusion entre leurs deux voix, leurs deux sensibilités, que le public aura la chair de poule et leur fera un triomphe.
- Chiche !, lâche-t-elle finalement.

Quelques minutes plus tard, Camilla quitte la route pour une station-service à la sortie d'un petit village, jouxtant deux commerces aux façades colorées.
Camilla arrête la Corsa devant une pompe à essence. Elle prend son portefeuilles et tend un billet à Jon. « Ça vous ennuie pas de faire le plein pendant que je vais nous chercher quelque chose à la boulangerie ? », lui demande-t-elle.
La porte tinte quand Camilla la pousse. Une jeune vendeuse l'accueille, un sourire professionnel figé entre ses joues roses et rondes. « Vous m'en mettrez quatre, s'il-vous-plaît. », demande Camilla en désignant la pile de donuts. La fille prend une pince en métal et, tandis qu'elle bataille pour saisir les gâteaux, son sourire s'efface.
Quand Camilla revient, le sac de la boulangerie à la main, Jon a déplacé la voiture. Il l'a garée aux pieds d'un bosquet à la sortie de la station-service et attend Camilla, adossé à la Corsa, son étui à guitare entre les mains. Comme Camilla l'interroge en arquant les sourcils, Jon dit, avec un sourire malicieux : « Si on joue ensemble ce soir, vaut mieux qu'on répète un peu, non ? ».

La guitare de Jon est une Gibson L-1 Flat Top. « La même guitare acoustique que tient Robert Johnson sur son portrait le plus fameux ! », dit-il, fier de posséder un tel instrument. Pas une réédition, précise-t-il, un modèle de 1929. Camilla caresse le ventre de l'instrument, effleure le bois verni, patiné là où la main se pose le plus souvent. Elle sent une certaine chaleur sous sa main, peut-être même une légère vibration. Parcourant la liste des morceaux que Jon compte jouer ce soir, elle en pointe quatre qu'elle connaît par cœur. « Commençons par ceux-là, dit Jon, ce sera plus facile pour nous mettre en place. » Jon joue d'abord seul chacun d'eux, puis il suggère à Camilla comment elle pourrait les chanter avec lui. Camilla comprend rapidement ce que Jon attend d'elle et tous deux trouvent leurs marques. « On dirait que tu fais ça depuis toujours, dit Jon. A moins que ce soit moi qui t'inspire... » Encouragé par l'aisance de Camilla, Jon lui propose de chanter seule "Blue Spirit Blues" – ne tombe pas dans le piège, ne cherche pas à singer Bessie Smith –, se contentant de la soutenir sur les refrains. Ils jouent à nouveau les quatre morceaux. Camilla rit lorsqu'ils ont terminé, applaudissant à la façon d'une enfant.
- Je suis heureuse, Jon, dit-elle. Tu es un type magique. J'ai été bien inspirée de prendre l'A303 ce matin.
- Et moi, j'ai de la chance que la citerne qui est passée juste avant toi se soit pas arrêtée. Le type avait une barbe qui lui remontait jusqu'aux yeux, et je suis sûr que sa voix était moins sensuelle que la tienne. Allez, on passe aux autres chansons, maintenant. Les paroles sont dans ce cahier.
- On fait d'abord une pause. Tu veux bien ?, répond Camilla en sortant deux donuts à la vanille du sachet de la boulangerie. Tu aimes la vanille ? Tout le monde aime la vanille.
Jon la remercie et tous deux mangent en silence tandis que Camilla feuillète les pages du cahier, souriant lorsqu'elle reconnaît une chanson.
- Fameux, dit Jon en terminant son donut. Tu m'en offres un autre ?
- Pas maintenant, dit Camilla en glissant le sachet dans son sac. Faut en garder un peu pour plus tard.
Jon pose sa main sur le bras de Camilla et lui sourit. « Les bonnes choses, c'est pour quand on en a envie, non ? » Il retient son regard. Le cœur de Camilla s'accélère tandis que le visage de Jon s'approche du sien. Elle baisse les yeux vers les pages du cahier. Jon reste figé dans une position grotesque, penché vers Camilla qui tourne les pages sans vraiment les voir.
- Allez, on repart !, finit-elle par dire d'un ton dont elle regrette la sécheresse.
- Mais, réplique Jon, il nous reste pas mal de morceaux à travailler pour ce soir. - Ça attendra qu'on soit arrivé à Torquay. On aura bien le temps, avant le concert.
Camilla se lève et se dirige vers la voiture. Derrière elle, Jon traîne, boudeur. Elle se tourne vers lui et le gratifie d'un sourire qu'elle espère chaleureux.
- Un temps pour chaque chose, monsieur Black Cat. Cette histoire de concert, ça me rend nerveuse. Ça ira mieux après. Promis.

Ils ont repris la route. Après quelques minutes d'un silence embarrassé, Jon dit :
- C'est rare, quelqu'un de ton âge qui connaît aussi bien cette musique. Surtout une fille. - Ça remonte à mon adolescence. Sadie et moi, on a fait notre éducation musicale avec la collection de disques de son frère aîné
– il s'appelait Karl, et j'avoue que j'avais un petit béguin pour lui. Il avait une collection incroyable de blues des années trente à cinquante, et aussi du rock britannique des années soixante. Toutes les deux, on écoutait les disques de Karl en son absence. On s'allongeait sur son lit et on chantait en chœur les paroles imprimées sur les pochettes intérieures des albums. Je devais avoir quatorze ans.
Camilla secoue la tête, les yeux perdus au loin. Pudiquement Jon détourne le regard vers les champs qui bordent la route.
Il y a des années qu'elle n'a plus écouté cette musique. C'est à cette époque que ses dessins ont cessé d'être ceux d'une petite-fille. C'était lié à cette musique. Ce que ces types chantaient, ces types qui semblaient avoir vécu mille vies avant même d'avoir vingt ans, ça pénétrait loin en elle. Quelque-chose y faisait écho, et ça s'exprimait dans ses dessins. « C'est noir, mais c'est plein d'espoir, disait Sadie. Comme quand un rayon de soleil perce un ciel d'orage. »
Sadie et Camilla étaient voisines. Elles avaient le même âge et se suivirent durant toute leur scolarité. Elles avaient toujours été amies – à la façon dont des tas de gamines sont amies pour la vie –, mais ce qui se passait sur le lit de Karl lorsqu'elles se retrouvaient pour écouter cette musique, ce même frisson qu'elle partageaient alors, cette même certitude d'être promises à une vie d'artistes que ça provoquait en elles, et à la liberté qui allait avec, créa entre elles une connexion intime qui allait bien au-delà d'une banale amitié. La même inspiration se retrouvait dans les poésies de Sadie et dans les dessins de Camilla. Elles décidèrent ensemble d'aller à Plymouth où Sadie étudia l'écriture créative tandis que Camilla faisait les Beaux-Arts. Il avait fallu l'ouragan Nick pour briser le lien qui existait entre elles. Elles ne s'étaient plus revues depuis le mariage de Camilla. Pour ce qu'elle en savait, Sadie était retournée vivre à Barnstaple une fois ses études achevées. Est-elle parvenue à publier quelque chose ? A-t-elle continué à porter seule l'étendard de leurs destins jumeaux ? A moins, se dit Camilla, qu'elle aussi ait rencontré un Nick – quel terrible gâchis ! – et mis au monde une ribambelle d'enfants. Peut-être l'un d'eux a-t-il égaré son doudou et attend-il, angoissé, le moment où il le retrouvera.

En arrivant à proximité d'Exeter, Camilla marque un stop au croisement de plusieurs grands axes routiers. Elle connaît ces routes et sait vers quelles villes elles conduisent. Banstaple, Torquay, Plymouth, Salisbury... Voilà, se dit-elle, c'est là où tout se noue. On voit toutes ces routes devant soi, on s'imagine qu'elles nous appartiennent toutes, mais en réalité il n'y en a qu'une. Il y a toujours un moment où il faut choisir celle que l'on va prendre.
Après quelques secondes, Camilla se tourne vers Jon.
- Je vous laisse ici, Jon. Vous ne devriez pas attendre longtemps avant que quelqu'un vous prenne. Il y a beaucoup de passage ici.
Leurs regards s'accrochent un instant. Il y a une intensité dans la façon dont Jon la fixe qui rappelle quelque chose à Camilla sans qu'elle parvienne à en préciser le souvenir. « Ok », dit-il simplement avant de se tourner vers la portière pour l'ouvrir. Il sort de la voiture.
Après avoir récupéré ses affaires à l'arrière, il se penche par la portière restée ouverte et dit :
- Je suis désolé pour tout à l'heure, Camilla. J'aurais pas dû. C'est le moment qui voulait ça.
- Vous en faîtes pas, Jon, c'est pas à cause de ça. Je ne passe plus par Torquay, c'est tout. Je me laisse porter, et le vent a tourné. Une autre fois, qui sait ?
- La liberté, hein ?
- D'une certaine façon, oui, répond Camilla avec un sourire navré.
- Je penserai à vous, quand je serai sur la scène du Blind Willie. Ça vous ennuie si je vous dédicace un de mes blues ? 
Camilla éclate de rire.
- C'est gentil. Rien ne me ferait plus plaisir. Merci.
Tandis que Jon lui tourne le dos, Camilla regarde à nouveau les directions indiquées par les panneaux. Elle voit passer un oiseau de mer dans le ciel et suit son vol des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse du pare-brise. Puis elle pose la main sur le levier de vitesse et enfonce la pédale d'embrayage.

  • Elle est belle votre histoire, et décrit avec beaucoup de sensibilité la palette des sentiments de cette jeune femme.

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Merci d'avoir aimé et pris le temps de ce commentaire !
      http://thierryecrit.wordpress.com/
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      · Il y a plus de 7 ans ·
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      Thierry Covolo

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