Strip Club

Benjamin Didiot

Sous les néons d'un club poisseux. Ce qui s'y passe y reste.

Je ne sais pas comment les filles font pour danser sur cette musique merdique. Ce soir, il n'y a que Lilou qui danse. Je me demande bien comment elle fait pour danser là-dessus.

J'y mettrais bien du mien, mais le club est déjà assez miteux, ce n'est pas pour en rajouter avec les sons de mes vinyles tout juste dépoussiérés. Qu'est-ce que ce serait bon. Ça fait quoi, vingt ans que je suis coincé derrière ce bar. Et au moins autant qu'il n'y a pas eu de bonnes musiques dans cet endroit.

Les deux clients en face de moi ne sont pas trop bavards. Et tant mieux. Je préfère de loin les deux silencieux au bruyant troisième client. C'est pour lui que Lilou danse. Comme depuis trois soirs. Il ne demande qu'elle.

Le plus jeune en face de moi à l'air grave. Il contemple depuis dix minutes le bourbon que je lui ai servi, comme s'il cherchait une pépite d'or au fond. Ou une raison de vivre. Son regard semble plongé dans le liquide, comme supprimant le verre sur son passage. Ses yeux flottent dans le reflet que m'offre le bourbon.

Trois tabourets plus loin est assis un client bien plus vieux. Il doit facilement avoir une soixantaine d'années, son visage est marqué de rides profondes, ses yeux sombres, partiellement cachés par ses longs cheveux gras. Je le connais bien, il vient souvent, et depuis longtemps. Mais jamais pour les filles, seulement pour boire. J'ignore pourquoi il vient boire son whisky chez moi, et pas dans n'importe quel rade du coin. Après tout je ne vais pas m'en plaindre. Si ce vieux vétéran aime son whisky sous des néons agrandissant ses rides et accompagné d'un déversement incessant de bouse auditive, c'est son problème. J'en regrette presque les synthés répétitifs des années 80.

Et puis, sur le canapé autour du podium de Lilou, il y a cet enfoiré de Don. Entouré de son gorille, bien sûr. Et l'expression est à peine exagéré. Une sorte de garde du corps, associé et homme de main d'environ deux mètres, pantalon et débardeur noir, et la peau recouverte d'épaisses touffes de poils. Sa barbe est imposante, la tignasse recouvrant son crâne l'est tout autant. Mais ce qui lui donne cet air de singe, c'est ses bras remplis de poils denses et frisés. Comme s'il avait des coupes afro sur chaque épaules. C'est ridicule, mais sur lui, ça lui donne un aspect animal qui le rend dangereux, hors de contrôle, et sans aucune empathie.

Don fume son cigare et s'amuse à envoyer des ronds de fumée sur les fesses de Lilou. Son costume blanc fait ressortir sa peau naturellement bronzée. Il se prend pour le roi. Il l'est peut-être en ville, mais pas chez moi. Ici c'est mon bar et s'il se croit tout permis, il va voir. Je vais le calmer moi. Il se tourne vers moi et me sourit, dévoilant ses dents dorées ornées de diamants, une dentition particulièrement ridicule.

« Oh, le vieux, amène moi un autre verre de champagne. Et vite. »

Il fait exploser son verre en le jetant au fond du bar, et j'en sors de suite un nouveau. S'étant senti concerné par l'appel de Don, l'autre vieux présent dans le bar se retourne vers moi. Je lis dans son regard froid la haine, cette même haine que je m'efforce de retenir. Le gorille nous surveille, comme s'il attendait le verre de champagne qui ne lui ai pas destiné.

Je sais que Lilou déteste la fumée. Normalement, il est interdit de fumer ici, mais j'ai du céder aux pourboires de Don en acceptant de le laisser fumer. Je sens dans son doux regard, quand je le croise en amenant le verre à Don, qu'elle n'est pas à son aise. Rien à voir avec le fait qu'elle danse. Toutes les filles qui travaillent pour moi aiment danser. Je sais pertinemment que ce qui la gène, c'est le client. Ce dernier me lance un sourire brillant couplé à un regard méprisant quand je lui amène son verre.

À mon retour derrière le bar, le jeune est encore plongé dans son verre, mais il semblerait qu'il y accorde bien moins d'attention. Il a l'air attentif à tout ce qui l'entoure. Bien qu'un peu étrange, il a l'air d'un brave homme. Le vieux le regarde, et je lis dans ses yeux qu'il pense comme moi. Je sais reconnaître dans les yeux d'un de mes contemporains la teinte particulière qu'ils prennent lorsque l'on pense “espèce de petit con”. La veste en cuir du jeune homme prend une teinte particulière sous les néons. La même teinte singulière que prennent les sous vêtements de Lilou. Elle a l'air si triste, je n'aime pas la voir comme ça. Mais je ne vais pas virer un mec comme Don, je ne peux pas. Je n'ai ni le courage, ni la force pour ça. Je finirais la gueule en sang, et mon club sera ravagé. Désolé Lilou.

Le vieux n'arrête pas de se retourner. Il surveille Don, qui est de plus en plus bruyant, et son gorille remarque cette surveillance qu'il doit juger insupportable. Il lui lance un regard accusateur et provocateur, et le vieux se retourne vers moi. Sa patience semble être mise à l'épreuve. Je doute qu'il connaisse qui est Don, mais cette retenue exemplaire prouve qu'il a deviné que ce n'est pas le genre d'homme sur qui on pourrait se passer les nerfs juste pour jouer au papy donneur de leçon. D'habitude, quand quelqu'un est aussi sonore, il ne manque de le rappeler à l'ordre en le menaçant de s'occuper de lui comme pendant la guerre.

Don pousse Lilou à se déshabiller un peu plus, ce qu'elle refuse. Nous sommes pour la première fois tout les trois tourné vers le podium. Chez moi, on enlève pas les sous-vêtements, c'est la règle. Lilou le sait, et elle essaye de continuer à danser. Don l'insulte de trainée, de bonne à rien. Elle danse pourtant toujours. Il la traite de pute, de salope. Les regards des deux autres clients se croisent, et le jeune s'approche du vieux. Je ne vois que leurs dos, comme si nous regardions un spectacle. Mais ce spectacle n'as rien de plaisant, ni même de divertissant. Le gorille fixe le vieux, et après quelques secondes lui lève son majeur. Le vieux baisse les yeux. Le jeune, bouillant, tient fermement son verre, toujours plein, dans sa main. Je ne serais pas étonné de voir le verre se briser entre ces doigts crispés.

Le truand au costume blanc crache entre deux insultes sa fumée au visage de la danseuse. Le jeune chuchote quelques mots au vieux, qui lui réponds par un simple hochement de tête approbateur, sans pourtant qu'un moindre sentiment s'échappe de cette gestuelle. Don tire une dernière bouffée, et jette son mégot sur les jambes de Lilou. Le bas résille entourant sa jambe droite brûle, et elle en tombe à la renverse, son visage angélique exprimant sa surprise autant que sa peur. Assisse à même le sol, elle plonge son visage dans ses genoux.

Aussitôt, le jeune se retourne vers moi.

« Dit-moi Barman, si ce soir tu as un peu de sang à nettoyer en plus des tâches d'alcool, ça ne te gêne pas ? »

Je lui confirme rapidement que ça ne me gène pas, l'esprit perdu par l'inquiétude et la culpabilité, en me dirigeant à grand pas vers Lilou.

Puis tout se passe très vite.

Je vois le verre de bourbon voler de derrière moi et s'exploser en plein sur le crane du gorille. Je suis déjà dépassé par le jeune qui court vers Don, qui arrivé à sa hauteur et profitant de l'effet de surprise, lui assène un violent coup de poing sur le coté du visage, et lui maintient ensuite le visage grâce à une habille clé de bras. Le vieux marche doucement, boitant et s'aidant d'une canne, en sirotant son verre de whisky. La haine dans son regard s'est changée en un feu ardent, alimenté par de violents souvenirs. Pendant que le jeune tient fermement Don, incapable de bouger, il saisit le gorille, reprenant à peine ses esprits, le visage fendu d'une fine plaie béante, et le tira vers un coin qu'il rendit sombre en faisait exploser le néon à l'aide de sa canne. À présent plongé dans le noir, je n'ose imaginer ce qu'il fait subir au gorille.

Lilou est remontée sur le podium. Elle ramasse le mégot du cigare encore fumant. Son maquillage a coulé, faisant d'elle une guerrière déterminée. Elle est plus belle que jamais, et fixe sans relâche Don, le nez saignant, tenu les bras écartés par l'homme derrière lui. Son visage est chargé de colère, mais ce n'est rien comparé à celui de la danseuse, qui brûle de dégout, d'aversion et d'animosité.

Les cris de douleurs du gorille couvre la musique ambiante, pourtant assez forte.

Lilou ordonne à Don d'ouvrir grande la bouche, et le gifle après son refus, de manière à griffer ses joues de ses longs ongles pointus. Elle saisit sa mâchoire et y plonge le mégot encore chaud, incendiant sa bouche. Il le crache difficilement, vomissant presque, un long filet de bave coulant de sa bouche.

Lilou fouille minutieusement dans une poche de la veste de costume, et en sort un couteau à cran d'arrêt. Elle sort la lame et la plante avec une rapidité déconcertante dans la gorge de Don, faisait couler un flot de sang épais sur le costume blanc. Elle extirpe la lame puis la plante à nouveau, dans le cœur cette fois. Je suis planté devant cette scène, comme si j'étais incapable de bouger, comme si tout cela ne s'était passé qu'en une seule et unique seconde.

Les yeux de Don perdent toute vie, et quelques instant plus tard, les cris du gorille cessent. Les vêtements remplis de sang, le vétéran sort de l'ombre. Chassant d'une geste de la main les cheveux qui couvrent son visage ensanglanté, il adresse un regard amical au jeune, à moi un signe de la main, et lance un baiser à Lilou avant de quitter le club, tenant sa canne teintée par le sang.

Quelques minutes après, Lilou quitte à son tour le club au bras du jeune homme, qui devait être le fameux petit ami dont elle me parlait depuis des mois, couverte par sa veste en cuir, miraculeusement immaculée de sang.

Seul dans le club, je coupe la musique. Le silence m'envahit, et mon soulagement se transforme vite en une étrange sorte de manque. Il est hors de question que je remette cette musique stupide, surtout pour œuvrer à nettoyer ce sang. Et aussi, j'imagine, des bouts de chair de gorille déchiquetés et gentiment dissimulés dans l'ombre. Je sais déjà où iront les cadavres, et assez vite avant que Don ne pourrissent sur mon canapé.

Je sors une caisse en bois cachée sous le bar, et en extirpe un vieux 33 tours à la pochette délavée. Powerage, du groupe AC/DC. Dieu que ça faisait longtemps.

Le premier riff de guitare gronde, résonant dans le club. Avant de commencer, j'allume une cigarette. Après tout, Lilou est partie.  

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