Le hochet
Christophe Soresto
Le visage tordu de grimaces, il serre l'oreiller aussi fort que ses bras maigrelets le lui permettent. Son regard fiévreux se porte tour à tour sur le mur où le portrait d'une Vierge compatissante semble déjà le pardonner, plusieurs boîtes de pilules bleues revigorantes qui trônent près d'une lampe de chevet jaunie et d'un vieux réveil aux aiguilles phosphorescentes, les stores baissés dont les lames découpent sur le sol de fines tranches d'éclairage public. Pour la seconde fois aujourd'hui, ses mains tremblent nerveusement.
Sous lui, un corps tressaute, tente vainement de se dégager pour trouver de l'air, s'arc-boute dans le geste du catcheur qui sent la victoire lui échapper.
*
C'est une matinée très ordinaire à Rognes. Il fait beau, la chaleur croît inexorablement, les cigales cymbalisent à tue-tête. Ce qui diffère des autres jours en revanche, c'est le sourire de Victor Bressard. Une expression apaisée mêlée à une joie enfantine qu'on ne lui a jamais vue auparavant. Et le tremblement de ses mains aussi. Certes, il peut lui arriver occasionnellement qu'après force mauresques... Mais, cette fois, l'alcool n'en est pas la cause ni, fort heureusement, le début d'une Parkinson. Victor est secoué de frissons car il tient entre ses doigts son passeport pour le bonheur. Une mince enveloppe aux couleurs de la République. Rien d'ostentatoire ne laisse deviner son importance, mais en réalité c'est un monde nouveau qui s'ouvre à lui.
Depuis des années qu'il attend cette missive, il a enfin été reconnu à sa juste valeur. Durant des mois, il a harcelé toutes ses connaissances de courriers, sollicité jusqu'à ses plus vagues copains de régiment et quelques anciens élèves devenus des notables dans la région. Il a fait valoir à peu près tout et n'importe quoi : ses années de scoutisme, des soirées passées à distribuer la soupe populaire, un homme sauvé de la noyade (en réalité il avait appelé les pompiers mais ce n'est pas négligeable) et quelques dons à des œuvres caritatives. Il a tapé à toutes les portes, servant ronds de jambes et courbettes, sans jamais faiblir ni manquer la moindre occasion de flagorner, de caresser dans le sens du poil. Il n'a pas non plus hésité à s'inscrire dans chacun des partis politiques locaux, comme il n'a pas rechigné à payer quelques repas ou bouteilles de grands crus quand les réticences se faisaient coriaces. Il n'a donc aucune idée de l'identité de son bienfaiteur, mais seule lui importe pour l'heure la substantielle revalorisation de sa notoriété.
Il va pouvoir parader dans les couloirs de la résidence, menton haut, regard droit visant l'éternité, sa rosette au revers du veston en tout lieu et en toute occasion, même pour jouer au rami ou à la pétanque si ça lui chante. C'en est fini du minuscule Victor, du fantôme de la chambre 26.
Mais il y a plus important encore. Victor Bressard sait qu'il tient enfin le viatique tant espéré pour sortir de l'ombre de Jean-George Desplats. Enfin il va surclasser le ruban violet qui vaut à ce sale bonhomme les délicates attentions de toutes les dames du foyer, ces satanées palmes académiques. Ah ça, il ne peut pas ouvrir la bouche sans placer sa fichue breloque dans la conversation ! Un type aussi détestable, qui a maltraité des légions d'élèves pendant trop longtemps, au lieu de l'enfermer dans un asile comme le bon sens le commanderait, il faut encore qu'on lui offre la reconnaissance nationale et la gent féminine sur un plateau. Elles gloussent au moindre calembour lors des parties de Scrabble, rosissent dès que Desplats bombe son torse d'ancien nageur ou glisse les doigts dans sa chevelure argentée. Non content d'avoir retrouvé son proviseur dans la même maison de retraite, l'ancien professeur de mathématiques doit supporter de le voir charmer chaque femme, des plus anciennes aux nouvelles arrivantes, locataires, infirmières et parfois visiteuses. Sans jamais lui laisser aucune chance ni espoir.
Après avoir sommairement passé en revue la liste interminable de coups bas et diverses peaux de bananes dont Desplats a jalonné sa carrière, Victor retrouve progressivement son sourire au contacte du papier. Il y glisse une lame de couteau. Et tranche.
Impossible d'en extraire le message. Il est trop secoué. L'anxiété le gagne, un début de panique guette qu'il faut enrayer immédiatement. Il respire alors lentement pour reprendre son calme, puis se lève de son fauteuil ergonomique, enfile ses espadrilles, traverse l'étroit couloir qui sépare son appartement de l'escalier, manque de choir par deux fois tant il est fébrile, rejoint finalement le rez-de-chaussée, arrive au restaurant. Il sait qu'à bientôt midi la quasi totalité des locataires est descendue pour rejoindre leurs ronds de serviettes. En franchissant le seuil de la salle, il avise Simone Germain en grande conversation avec trois de ses amies. Il n'a pas réellement confiance dans l'ancienne syndicaliste, accessoirement spécialisée en histoire et géographie, mais au moins y voit elle encore correctement. Elle a aussi la faconde nécessaire, en plus d'adorer les commérages. Et c'est toujours flatteur d'être choisie pour proclamer une grande nouvelle.
Victor s'approche du petit groupe, bafouille un bonjour à peine audible. Une pause ; il formule sa demande. La virago conclut, flegmatique, une interminable diatribe sur l'état de l'enseignement de nos jours, puis l'observe quelques instants. Elle se saisit enfin de l'enveloppe, cogne un verre à trois reprises avec une petite cuillère, obtient un silence immédiat. Elle extrait le précieux document et lit à voix haute :
"Monsieur, il a été porté à notre connaissance une requête vous concernant. Après toutes les vérifications d'usages, et en vous priant de nous excuser pour le retard dans le traitement de votre dossier, nous avons le plaisir de vous informer que vous êtes nommé pour la prochaine promotion de la Légion d'Honneur. Afin de régulariser..."
Victor Bressard n'entend plus la voix puissante qui égrène les démarches administratives afférentes et les salutations d'usage. KO debout, il tâtonne derrière lui pour trouver un appui, le dossier de sa chaise.
Après quelques secondes d'absence, il se ressaisit en découvrant les visages radieux qui l'entourent. On s'approche, le congratule chaleureusement. La lectrice à son tour le gratifie d'une bourrade sympathique. Il est subitement devenu l'unique centre d'intérêt de l'assemblée réunie devant lui.
Desplats qui a assisté à la scène depuis sa table toussote, se lève, un léger sourire au coin des lèvres. Il est beau perdant, c'est assez inattendu de sa part. Mais en quittant la pièce, il se glisse derrière le futur récipiendaire et souffle quelques mots à son oreille :
- Ça m'a coûté le prix d'un week-end à Deauville pour trouver un jeune qui sache fabriquer cette fausse lettre avec les cachets officiels et tout le bazar. Mais rien que pour voir votre tête bouffie d'orgueil et surtout contempler la manière dont vous allez vous dépatouiller de la suite, ça en valait la peine !
Un bref silence, puis il achève son ancien subalterne :
- Croyez-vous vraiment que j'ignore quoi que ce soit de votre misérable embrouille ? De vos espoirs foireux de m'éclipser ? Vous avez été mon sous-fifre toute votre carrière, vous le resterez jusqu'à mon dernier souffle.
Le petite homme reste interdit, les mots se bousculent un peu dans son esprit devant ce brusque retournement de situation. Il tente de faire bonne figure. La lettre circule de main en main, il doit la reprendre au plus vite, la faire disparaître, inverser le cours du temps s'il le faut, que l'humiliation qui s'annonce n'advienne jamais. Mais la machine est lancée, on a déjà apporté un calendrier pour préparer une fête digne d'un tel événement, certaines rêvent aux nouvelles robes qu'elles s'offriront pour l'occasion, d'autres s'enquièrent précipitamment de l'orthographe exacte de son nom.
Alors il s'excuse sommairement, prétend se sentir un peu faible, et après avoir serré quelques mains, récolté - grande nouveauté pour lui - une bise ou deux, il file se réfugier dans sa chambre, aussi vite que ses jambes peuvent encore le porter.
*
Est-ce l'odeur écœurante d'Eau de Cologne qui lui rappelle son père et le déstabilise ? Ou bien la rage qui retombe dans un éclair de lucidité ? Alors que Victor Bressard sent le corps de son ennemi s'amollir, il lui enlève l'oreiller du visage. L'homme a bleui, des larmes baignent encore ses yeux, mais un léger sifflement indique qu'il respire.
Victor se penche vers son tortionnaire. Il grince plutôt qu'il ne parle. "Desplats, tu te démerdes comme tu veux, mais tu m'obtiens cette médaille. Officiellement, légalement, et vite. Puis tu fais allégeance publiquement, tu baisses pavillon, tu disparais. J'ai ouï dire qu'il y a un centre d'accueil formidable à Mayotte. Quant aux lauriers, c'est à mon tour d'en profiter."
Mais le bellâtre a recouvré quelques forces. Face à cet homoncule, hors de question de céder. Il se met à rire, s'agite, prêt à écraser son assaillant.
Bressard l'assomme d'un violent coup sur la tempe. Il empoigne à nouveau l'oreiller et le comprime sur le masque honni. Par l'État ou par les journaux, une gloire en vaut bien une autre. Et les filles aiment beaucoup les mauvais garçons.