Suite en forme de huit
Loxias
Bientôt vingt-et-une heures trente ! Elle exagère cette fois. Plus d'une heure de retard et même pas un... Ah, ça doit être elle. « Allo Lucie, qu'est-ce que tu f...ah...oui, non bien sûr. Demain ? Non, je bosse avec Dim. Mais si, je te l'ai dit avant-hier...si ! Ouai...bon O.K, salut. ».
Ce mensonge est ridicule. Elle sait très bien que je ne lui ai rien dit. Et d'ailleurs, le projet avec Dim est annulé. Je ne sais pas comment, mais je suis sûr qu'elle est au courant. Enfin, je ne vais pas encore passer ma soirée à lui en vouloir alors que j'aimerais être avec elle. Mon esprit de contradiction a ses limites. Mais rentrer maintenant, m'enfermer chez moi, seul avec moi-même ? Hors de question.
Allez, je reprends un verre : « Tavernier ! ». Haussements de sourcils du serveur, je comprends que la formule est éculée. Il hésite presque à me servir. Au lieu d'en rire avec lui, je m'excuse en bafouillant quelque chose d'inaudible et me flagelle intérieurement d'ajouter à la scène une gravité si malvenue. Seuls de grossiers novices, ivres toujours trop tôt, se permettent de claironner ainsi, persuadés d'être les personnages centraux de la soirée ou d'un film dans lequel ils ne jouent en réalité que pour eux-même. On me sert en silence. Je n'ai pas le droit aux deux ou trois mots sympathiques traditionnels. J'achève de me ridiculiser en donnant à mon « Merci bien » une intonation imperceptible d'éternelle soumission devant l'adversité. Cette fois, c'est un pouffement de rire qui ponctue ma réplique. Il vient de l'autre extrémité du comptoir. Une jeune femme, seule au bar, me confirme d'un regard fuyant que la moquerie m'est bel et bien adressée. Comme si j'avais subitement ôté tout charme au bistrot, elle descend d'une traite ce qui me semble être la fin d'une pinte de Picon bière (une jeune femme aussi distinguée qui boit seule une pinte de Picon au comptoir ?!), paye le serveur, enfile un long manteau et sort en adressant au jeune serveur un « Bon courage » qui ne pouvait que faire allusion au triste et unique client qu'il devait maintenant se coltiner, moi.
Je termine d'un trait mon muscadet et fuis ce troquet maudit. Elle a dû me prendre pour un poivrot en plus. Quelle idée de boire du Muscadet à cette heure-ci ! Mais en même temps, qu'est-ce qu'elle a à me critiquer l'autre avec sa pinte de Picon ? Pour qui elle se prend ? Tiens, c'est elle au bout de la rue. Elle discute avec Maurice, le clochard céleste du quartier. Ils rient ensemble. D'ici, j'aperçois le visage de Maurice s'éclairer, briller. L'intrigante repart et voilà Maurice, tout illuminé à présent, tituber, plus de joie que d'ivresse, et entamer une chanson tout droit rejaillie de sa jeunesse, lointaine jeunesse, réveillée un temps par cette belle inconnue.
Où va-t-elle maintenant ? Elle tourne ici, vraiment ? J'aurais juré qu'elle rentrait chez elle, dans un petit appartement cosy des beaux quartiers. Elle marche d'un pas décidé. Sous son long manteau on aperçoit encore sa robe de velours bleu. Cette fille-là n'est pas comme les autres. Son allure, son aspect général, tout chez elle indique qu'elle appartient à une catégorie particulière d'humain, quelque élite secrète. On sent le génome parfait, une nature fière de son aboutissement. Ordinairement, on ne croise jamais la route de ce genre d'être à part. Ils ont leurs chemins à eux. C'est pour cela que je la suis à présent dans la nuit, uniquement parce que je suis conscient de la rareté de la situation. Nous ne devrions pas être dans la même rue en même temps, il y a des lois immuables à la physique tout de même. Si c'est à moi de résoudre ce mystère, je m'y plie naturellement. Après tout, n'ai-je pas brillé autrefois en fac de psycho, puis de socio ! J'ai le goût de la recherche, je ne peux pas me dérober. Voilà pourquoi je suis cette mystérieuse inconnue. Elle pénètre maintenant l'un des quartiers les plus malfamés de la ville ! A vrai dire, je la suis aussi pour la protéger, au cas où. Cent autres raisons légitimes de la suivre me viennent en tête, cela ne peut vouloir dire qu'une seule chose et il est encore temps de me l'avouer. Je suis sous l'emprise magnétique de cette créature belle comme la nuit.
Voilà qu'elle s'arrête brusquement. Il n'y a personne dans les rues depuis un moment et je ne suis pas sûr qu'elle ne m'ait pas remarqué. Elle pousse maintenant la porte d'un immeuble et s'engouffre à l'intérieur. La réalité retombe peu à peu sur le monde. L'absence soudaine de mon apparition nocturne désenchante immédiatement la réalité. Je n'arrive même plus à me convaincre du bien-fondé de ma présence ici. Suivre une fille la nuit, dans des rues désertes ! Le magnétisme semble pourtant encore à l'oeuvre. Le charme n'est pas encore tout à fait dissipé. Il me faut aller jusqu'à l'immeuble, regarder au moins les noms sur les sonnettes, voir si l'un d'entre eux me fait signe, essayer de déduire son nom pour aller ensuite rechercher son étymologie et me rendre compte que la vie m'adresse un message personnel par une voie détournée, bien à elle. J'y suis. Comme je l'imaginais, il n'y a que six sonnettes, six noms de famille. En m'appuyant sur la porte pour mieux lire le premier d'entre eux, écrit très petit, je l'ouvre malgré moi. C'est ouvert !
J'ai toujours aimé les vieux immeubles de ce quartier et je ne suis jamais entré dans celui-là, c'est l'occasion. Qu'importe la fille, je rentre pour y jeter un oeil. Je regarde les pierres, monte l'escalier en colimaçon en observant de près quelques détails d'experts, comme si Dieu en personne, ou la Police, me regardaient à travers une vitre sans tain invisible. Troisième et dernier étage. Elle est là ! Elle fouille à l'intérieur de son sac, cherchant surement ses clefs. Que vais-je prétexter ? Je suis si timide de nature. Hourra, c'est elle qui commence : « Mais, je te reconnais toi, tu es le petit copain de Lucie! ». Retour fulgurant de la réalité. « Je...oui, c'est moi. ». Un sourire apparaît « C'est dingue ! Attends, je l'appelle ! » Et voilà qu'elle sort son téléphone et commence à composer un numéro. « Non, ne l'appelle pas...il est tard là et Lucie commence tôt demain, tu vas la réveiller. ». Elle continue cependant à tripoter son portable. « Je lui ai envoyé un texto. Je ne suis pas dupe, je sais bien que c'est elle qui t'a demandé de me suivre jusque chez moi au cas où il m'arriverait quelque chose. Tu as admirablement rempli ton office chevalier, Lucie peut être fière de toi. Merci en tous cas. Tu veux rentrer deux minutes ? ». Réalité, réalité... « Non c'est bon maintenant t'es bien arrivé, c'est cool. Allez, Salut ! ».
J'essaye de ne pas dévaler les escaliers mais j'ai envie de courir, d'aller si vite que je pourrais remonter le temps jusqu'à hier. Et qu'est-ce que je vais dire à Lucie ? Bon, en même temps Lucie est une fille intelligente, elle peut comprendre que tout cela n'est qu'un énorme quiproquo. Non mais qu'est-ce que je raconte ? Cette fille (putain, je ne sais même pas son nom !) a envoyé à Lucie un truc du genre « Je sais que c'est toi qui as demandé à ton mec de me suivre, merci ! ». C'est foutu.
Non, il n'est pas trop tard. Il faut que je retourne là-bas. Je lui demande de m'ouvrir cinq minutes et je lui explique tout. J'expose la plus froide vérité, comme je peux, et je suis sûr qu'elle comprendra. En dernier recours, il faut toujours miser sur la vérité et la sincérité. Oui, elle comprendra parfaitement et m'aidera à arranger le coup avec Lucie. Même qu'on deviendra de bons copains par la suite, complice et tout. Voilà l'immeuble, les trois étages, la fameuse porte. J'y vais ! Toc toc toc...toc toc toc...des bruits de pas. C'est elle ! Mon discours est fin prêt. La porte s'ouvre brutalement. Devant moi, un quinquagénaire mal réveillé et visiblement grognon me scrute méchamment. Derrière lui, des cris d'enfants en pleure, réveillés par ce vacarme imprévu achèvent de transformer mon hôte en véritable prédateur. Il faut réagir vite, mais je suis devenu une proie, je bafouille un mot d'excuse et prends la fuite. De toute évidence, ce n'est pas là qu'elle habite. Je suis pourtant persuadé de ne pas m'être trompé de porte, où est l'erreur ?
L'amertume me gagne, un goût de défaite se dilue dans mon corps et en pénètre chaque tissu. Je repasse devant ce bar où tout a commencé. Force est de constater que la mélancolie crasse en train de s'installer en moi ne peut être chassée ce soir que par l'ingestion immédiate de quelques alccols forts, pourvu qu'il soit bien trop amer et hors de prix. J'entre dans le bar déterminé. Je suis le roi déchu, il faut que l'autorité revienne sur moi et le monde. « Tavernier ! » Ce doublé est osé mais je veux maintenant bousculer le monde, lui montrer que je peux le modeler à ma convenance, le tordre. Un large sourire émaille le visage du serveur. Avant que je n'ai le temps de conjecturer quoi que ce soit, il s'adresse à moi, tout enthousiaste, et me tend un bout de papier, : « Vous avez bien fait de repasser. Vous vous souvenez de la fille qui était au comptoir tout à l'heure ? Elle est repassée il y a un quart d'heure et m'a laissé ça pour vous. » Beau tavernier, tendre tavernier, merci. La feuille est pliée en quatre, et je pourrais toute ma vie me réfugier dans cet instant d'éternité, ce dépliage délicat hors du temps.
Une belle écriture, docte et sauvage, s'adressait à moi :
« Etranger le bonsoir,
Lucie n'a reçu aucun message. Je ne la connais d'ailleurs pas. Je vous ai entendu répondre à votre « Lucie » dans ce bar où vous parliez trop fort. Ce détail m'est revenu quand j'ai réalisé que vous me suiviez ce soir. Je ne suis pas rentré chez moi par peur que vous ne découvriez ma véritable adresse. Je me suis aventurée dans un quartier que je ne connaissais pas et en remarquant une porte d'immeuble entrouverte, j'y suis entrée espérant qu'elle se refermerait derrière moi. Vous m'avez fait très peur quand je vous ai entendus monter, surtout que je ne retrouvais pas ma foutue lacrymo. J'ai donc tenté ce coup de bluff et je ne suis pas peu fière d'être arrivé à mes fins. Grâce à la réussite de ce subterfuge, je regagnais la confiance nécessaire pour rentrer enfin chez moi. Vous ayant vu déguerpir, je me confortais dans l'idée qu'en réalité, vous ne pouviez pas être un méchant homme. Votre manière de parler aussi...Mais alors pourquoi m'avoir suivi ? Je n'arrive pas à comprendre. Cela m'a poussé à laisser à Aymeric ce petit mot pour vous, lui précisant de le jeter si jamais vous ne reveniez pas ce soir même. Je crois un petit peu aux signes et surtout qu'il faut bousculer le destin de temps en temps. Si vous lisez ce mot ce soir, c'est qu'il n'est pas trop tard. Car c'est absurde mais sans savoir pourquoi, j'ai envie de vous revoir.
S. V
13, place Jacques Bergier
44000 Nantes »
Au revoir Lucie ! Quand j'y repense, toi tu ne m'as jamais écrit.