Sur la plage effervescente

eric

        En regardant ce cachet effervescent dans le verre, je n'éprouve rien, absolument rien. Mon esprit semble s'arrêter, se mettre entre parenthèse, comme s'il allait vers le néant, dans un instant où l'on ne pense plus à rien, où l'on regarde le cachet se dissoudre banalement dans le verre, comme on l'a vu cent fois le faire. Je détourne mon regard de ce cachet qui ne m'intéresse pas. Peut-être est-ce parce que lui fait quelque chose ? Il fond dans le verre, il disparaît. De tout, il devient rien. Aucune émotion, aucune sensation, l'esprit neutre. Moment où l'on perd pied, comme ce cachet dans l'eau du verre. Ne plus rien voir, ne plus rien entendre, ne plus rien sentir. Marre des sensations, de ces aiguillons qui vous piquent sans arrêt. Rester là, immobile, s'enfoncer avec délice dans le vide jusqu'à l'oubli de son corps, jusqu'à l'oubli de son âme. Voyage en apesanteur dans l'intersidéral, entre les galaxies hébétée de l'oubli. Ne pas réfléchir, se laisser porter hors de l'inconscient par le bruit du bouillonnement dans le verre. Comme à la mer, lorsque mollement on entend ce léger bouillonnement de l'eau qui rampe sur le bord, dans des festons éternellement recommencés au gré des vagues. L'esprit ne pense à rien, porté par la monotonie ambiante, en état de stupeur que n'arrive plus à déranger les cris des enfants qui jouent sur la plage. Chaleur suffocante, esprit annihilé, posé hors de soi sur le sable, comme une vieille méduse desséchée.

        «  Gérard ! Tu surveilles les enfants !

- Hum, oui ... »

Mais qu'est-ce qu'elle me veut. J'en ai marre de ces vacances, marre de ce rien, de se traîner de l'appartement à la plage, de la plage à l'appartement, dans cette torpeur que rien ne vient perturber, où tout devient plus médiocre de jour en jour. Je ne tiendrai jamais quinze jours comme cela. Il va se passer quelque chose. Et ce type qui la regarde sans arrêt depuis ce matin. Mais qu'il l'emporte ! Qu'il l'emmène loin, avec les enfants ! Je resterais ici, je ne bougerais pas de ma serviette, j'attendrais là, j'attendrai rien. Ou plutôt je ferais comme si j'attendais quelque chose - ne rien attendre est suspect. Rester là, la nuit, le jour, ne plus parler, ne plus manger, ne plus boire, ne plus se laver, et attendre, attendre de s'enfoncer plus loin dans le néant, descente vertigineuse dans les abîmes de l'inconscient, lesté du plomb de l'ennui.

«  Gérard ! Quand tu iras chercher les sandwichs, pense à remplir les bouteilles d'eau, les enfants n'ont plus rien à boire.

- Ils ne peuvent pas attendre ?

- Mais que dis-tu ? Enfin !

- Laisse, je pensais à autre chose. »

Me tirer d'ici, partir n'importe où, disparaître instantanément comme une lumière que l'on éteint. Vivre dans l'instantané du rien.

«  Tu viens te baigner, papa ? Viens, on a vu des poissons !

- Je hais les poissons.

- Hi ! Hi ! Maman, papa, il a dit qu'il n'aimait pas les poissons

- Laisse, mon chéri, papa est fatigué, il a besoin de repos. Viens plutôt me mettre de la crème dans le dos. Et met ton tee-shirt ! Tu entends ? mets ton tee-shirt ! Et dis à ta sœur de mettre aussi son tee-shirt ! »

Elle va se taire, cette crécelle ! Mais quel est ce minuscule insecte de un millimètre de long que je vois dans le sable à cinq centimètres devant mon nez ? Il avance sur une brindille plantée dans le sable à peine plus longue que mon petit doigt. Quand il va arriver au bout, il va être perché à presque trois centimètres de hauteur. Il va avoir une sacrée vue, un peu comme si j'étais au sommet d'un building. Et que fait-il au milieu de cet océan de sable si ce n'est rien. Ah ! Se transformer en cet insignifiant animal qui ne fait rien, qui ne compte pour rien, et qui divague là devant moi, dans un immense désert de sable inconnu comme aucun homme n'en a jamais traversé.

        «  Bonjour, Monsieur ! Quelle surprise ! Comment allez-vous ? Je ne savais pas que vous étiez en vacances ici ! Bernard, viens voir ici, c'est Monsieur Dujardin, le directeur des Ets Bresson. Comme c'est gentil, avec toute votre petite famille sur la plage ! Ah mais c'est votre épouse ! Bonjour madame ! Enchanté de faire votre connaissance ! »

Je vais la tuer. Si cette grosse vache n'a pas déguerpi dans la minute qui vient, il va y avoir un drame. En plus, elle est tombée dans son flacon de Channel n°5 ! C'est une infection ! Il va falloir aller chercher le service vétérinaire ! Et son mari, regarde comme il est accoutré ! On ne lui a pas dit que le masque et le tuba, c'était pour aller dans l'eau, pas pour marcher en pleine chaleur sur la plage ! Là c'est trop, je vais être obligé d'aller me baigner pour échapper à ça. Le seul bain de mer que je prendrai dans l'été. Allez ouste ! J'y vais. Je bredouille que je dois absolument rejoindre mon fils dans l'eau pour regarder les poissons, et je m'éclipse. Sensation de liquide, avec des courants dans les jambes, tantôt chauds tantôt froid, odeur suspecte, impression d'être trempé dans une fosse à purin que l'on aurait mal nettoyée avant de la remplir d'eau salée. Je m'immerge complètement, la tête sous l'eau. Je suis en apesanteur dans le liquide. Je reste là et j'attends, les yeux ouverts, comme dans le ventre de ma mère. J'entends un bruit de fond, un grésillement. Je ne sais pas si ce que j'entends vient de la mer ou de l'intérieur de mon corps. Je ressors la tête hors de l'eau. Les lourdauds s'en vont ! Ouf ! Je vais pouvoir ressortir. Pisser d'abord. Je ne serais pas venu pour rien. Ça me fait penser à cette citation de Michel Audiard : Que celui qui n'a jamais pissé dans l'évier lève la main !

        Je retourne sur ma serviette, je grelotte.

«  Mais pourquoi me prends-tu en photo ? Tu as vraiment de la pellicule à gaspiller ! Prends plutôt les enfants, ça fera des souvenirs. »

Je lui tourne le dos sur ma serviette. Je ferme les yeux et attend que mon rythme cardiaque reprenne son train-train. Soudain, je sens quelque chose sur ma jambe, comme une caresse. Encore une, puis une autre. J'ouvre les yeux. Les enfants s'amusent à me recouvrir de sable avec leurs petites pelles.

«  Surtout, papa, tu ne bouges pas. On va te transformer en momie. »

Une demi-heure plus tard, je suis allongé sous un tas de sable, dans l'impossibilité de remuer ne serait-ce que mon petit doigt, avec juste la figure qui dépasse.

«  Formidable ! Papa, tu es formidable ! Maman, tu fais une photo ?

- Papa, on va te recouvrir la figure juste le temps de faire la photo. Tu veux bien ?

- D'accord, je suis d'accord.

- Maintenant ferme les yeux et la bouche. »

Je retiens ma respiration et ferme les yeux et la bouche. Je sens les pelletées de sable qui recouvrent ma tête. J'attends. Je met mon esprit en arrêt total. Ne plus penser, ne plus avoir besoin de rien, ni d'air, ni de lumière, ni d'espace. Attendre sans penser à soi, s'oublier en pensant à rien.

        Un attroupement sur la plage. Des cris.

«  Madame, comment avez-vous pu laisser vos enfants enterrer votre mari vivant ? dit un maître-nageur à l'allure sévère.

- Mais monsieur, c'était lui qui les surveillait. J'étais allé faire un tour vers le bout de la plage, là où il y a des petites criques de rocher, dit la femme en réajustant son paréo dont un pan traînait sur le sable.

- Toute seule ?

- Non, j'étais avec un monsieur qui était à côté de nous. Il m'avait proposé d'aller faire une petite promenade...

- Ou est-il, ce monsieur ? Pouvez-vous me le montrer ?

- Il est parti, je crois. Il était là. Vous voyez, il y a encore la marque de sa serviette sur le sable.

- Une petite promenade avec un monsieur inconnu qui a disparu... En laissant là votre petite famille ? Vous expliquerez tout cela à la police, madame.

- Mais je n'ai rien fait, monsieur ! Les enfants me cherchaient pour faire la photo. Je ne pouvais pas savoir ce qui se passait.

- Oui, j'ai bien compris, vous n'avez rien fait. De toute façon, quand il y a un décès à l'extérieur, la police intervient toujours.

        - Gendarme Bernichon. Bonjour m'ssieurs-dames. Quelle est cette effervescence ici ?

- Monsieur le gendarme, dit un badaud qui portait dans sa main droite un livre avec ce qui semblait être un cahier d'écriture, à propos d'effervescence, il faut que je vous explique quelque chose. Vous allez comprendre. C'est une histoire de consigne d'écriture où un cachet effervescent intervient comme élément déclencheur. »

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