Sur la pointe des pieds

george-w-brousse

Ma proposition (non retenue) au concours proposé par le site de rencontres Emmanuelles. Contrainte : la texte devait commencer par "Lundi, 8h45, Emmanuelle ne savait pas encore que l’amour…"

Lundi, 8h45, Emmanuelle ne savait pas encore que l'amour qu'elle éprouvait pour Martin jusqu'à la veille au soir s'était éteint dans la nuit. Parti sur la pointe des pieds, comme elle, quand elle se rendait au travail alors que lui dormait encore profondément. Elle ne savait jamais exactement à quelle heure il sortait du lit. Ça l'avait amusée au début, et puis elle s'en foutait. Maintenant, elle ne le croyait plus quand il lui expliquait qu'il travaillait dur : ce n'était pas le cas quand elle se levait, ni quand elle rentrait. Mais tout ça n'avait pas d'importance. Elle ne lui en voulait pas. Cette espèce de grande gigue maigrichonne dont elle s'était amourachée était comme ça, pas vrai ? Elle n'avait aucune intention de le changer. Le jour où l'attitude de Martin la rebuterait, elle partirait, et voilà. C'était ce qu'elle s'était dit, persuadée presqu'immédiatement que ce jour arriverait. Tout, plutôt que de vouloir le changer. Son travail, c'était son affaire. Et peut-être bien qu'il travaillait après tout. Peut-être qu'il sautait du lit dès qu'elle avait passé la porte de l'appartement et qu'il s'acharnait sans relâche, pendant des heures, à remplir page après page de mots, qu'il devait ensuite retoucher, triturer, agencer de toutes les manières jusqu'à en être parfaitement satisfait. Elle ne l'avait jamais vu faire et il refusait toujours de lui faire lire la moindre ligne, mais ça ne prouvait rien.

Aucune de ces considérations n'occupaient son esprit, ce matin-là. Au sortir d'une nuit de repos émaillé de caresses, satisfaite, elle s'était redressée dans le lit et avait tiré le drap à elle pour observer l'échalas nu gisant à ses côtés. Sachant qu'elle ne le reverrait pas de plusieurs jours, elle avait décidé de mémoriser autant de partie de ce corps que possible. Emmanuelle souriait, ce sexe ratatiné l'amusait beaucoup. Elle porta son regard sur la multitude de petites irrégularités qui striaient les ailes du nez de Martin. C'était un détail qu'elle n'avait jamais aimé chez lui. Son examen terminé, elle s'était préparée en vitesse, était sortie discrètement et n'y avait plus pensé.

Le mercredi suivant, en sonnant à la porte de l'appartement de Martin, Emmanuelle s'aperçut qu'elle avait fait le chemin machinalement, sans penser à sa destination. L'excitation et l'attente qui lui réchauffaient le ventre d'habitude ne s'étaient pas manifestées. La petite porte bleue tardait à s'ouvrir mais cela n'inquiétait pas la jeune femme. Quand le premier tour de clé fit jouer le mécanisme de la serrure trois-points, dont la complexité contrastait grotesquement avec l'allure branlante de la porte, un frisson la parcourut de bas en haut. Un voisin passé là par hasard à cet instant aurait pu jurer voir une émanation de chaleur s'échapper du sommet de son crâne.

Et puis, plus rien. Ce n'était pas lui, ce n'était même pas elle. Peut-être que c'était eux ? Ça avait été marrant au début, vraiment. Et par marrant — il le savait—, elle voulait dire : « vraiment bien ». Mais ça ne l'était plus. Il n'y avait plus rien à apprendre, plus rien d'autre à échanger que des très bons souvenirs. Les conversations banales, elle les réservait à ses collègues de bureau. Ils avaient fait ce qu'ils avaient à faire ensemble, c'était tout. Qui a dit que l'intensité d'un amour se mesure à sa longévité ? Elle avait été vraiment très amoureuse. Plus peut-être, qu'elle ne l'avait jamais été. C'est ce qu'elle lui avait dit en tous cas, se demandant parfois si c'était bien vrai. Plutôt que de voir cet amour dépérir, se recroqueviller dans un lit d'hôpital, elle préférait le débrancher. En faire le deuil tant qu'il n'était encore pas trop flétri. C'était un choix difficilement défendable, elle en avait conscience. Elle ne se demandait pas vraiment comment le justifier. D'une manière ou d'une autre, cette histoire connaîtrait une fin, et elle serait nécessairement déplaisante. Alors pourquoi pas celle-ci, plutôt qu'une autre ? Quitter Martin comme pour lui prouver qu'elle l'aimait encore… Non, cela, c'était vraiment trop ridicule. Quitter Martin pour lui prouver qu'elle tenait encore à l'image qu'elle se faisait de leur amour. Des efforts ? Plutôt mourir. Elle ne tenait pas à en faire et encore moins à ce que lui en fasse. C'était ce freluquet dilettante qui l'avait séduite et il n'était pas question de le changer. Non, une histoire d'amour ça devait être simple. Sinon, ce n'était pas la peine. Les efforts, les compromis, ça ne l'intéressait pas. Pas dans ce domaine. Tout ça préfigurait des discussions plus ou moins houleuses, quelques fâcheries, des mises au point et tout un tas de complications. Martin était quelqu'un de bien, il pourrait faire des efforts. Il en était capable, elle n'en doutait pas. Mais faire des efforts, des concessions ou des sacrifices, appelez-ça comme vous voulez, s'altérer, c'était déjà trahir l'autre. Changez pour celui que vous aimez, et vous n'êtes plus celle dont il est tombé amoureux. Les choses qu'elle n'aimait pas chez lui, elle voulait continuer de ne pas les aimer.

Elle jeta son manteau sur le canapé défraichi du salon et se pencha sur Martin pour l'embrasser au coin de la lèvre — comme ils le faisaient maladroitement lors de leurs premières rencontres.

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