Sur les pistes de la luxuriance - Première partie

Yannick Bériault

       Au milieu d'un long hiver, transi par le sentiment d'avoir perdu la grâce et exagérément critique face à ce que j'écrivais, je me demandais quels enthousiasmes, quels sursauts énergiques cela me prendrait bien pour retrouver la fougue, l'écrit coulant comme d'une source irrépressible.  Fausse question, tout d'abord trop nostalgique pour se référer à quoique ce soit de réel, elle trahissait une conception de la création qui se fondait exclusivement sur le surgissement miraculeux, la production en hiérophanie... l'émergeance fulgurante d'un flot textuel venant des profondeurs et s'érigeant en colonne majestueuse, s'élevant jusqu'au zénith...  N'empêche, la question croissait sur un terreau de doutes qui alimenterait toute une série de réflexions sur la créativité, au long de cet hiver singulier.

       Ce dont j'avais soif, c'était de ce que je voyais comme un nouvel âge d'or.  Convaincu que mon histoire était faite de périodes créatrices riches et de périodes creuses, me sentant dans le creux de vague, je voulais voir advenir une nouvelle période d'abondance.  Au fil des jours, je me rendrais pourtant compte, en relisant des textes de diverses époques – je date tout, scrupuleusement – que d'âges creux en âges d'or, certaines de mes créations transitoires avaient la composition du précieux métal.  Avais-je été frappé par la Grâce divine, pris dans un surgissement inespéré de forces transcendantes, pour écrire ainsi au milieu du tourment, au sein d'une période m'apparaissant rétrospectivement comme difficile, pauvre ?  C'est que j'avais toujours cru que ma créativité était directement dépendante de mon humeur, d'une vibrante joie de vivre...  Mais voilà, l'avènement d'un accord harmonieux en moi me faisait maintenant voir ces textes d'un œil serein et sûr, des textes que j'avais écrits sans nécessairement avoir conscience de ce qui se passait, sans nécessairement y croire, au creux du creux des aléas de l'espoir.  Et le fait est que certains d'entre eux n'avaient rien à envier aux textes écrits au sommet de ma forme.

       Alors, si j'avais besoin de la grâce c'était pour sentir tout ce qui passait dans l'écrit, pour identifier ce qui était exceptionnel et m'en nourrir.  Je compris que ce que j'y trouvais de divin me coulait en permanence dans le sang, vibrait dans la voix, se mêlait au flot sûr des muscles…

       Je compris, donc, que l'écriture n'était pas directement dépendante de l'humeur, que le flot du texte pouvait passer à travers moi et que son efficace pouvait s'opérer sans même que j'y croie.  Comme j'accorde généralement plus d'importance à ma fécondité créatrice qu'au bonheur personnel, cette réalisation eut une grande signification pour moi.  J'ajouterai que je vais jusqu'à douter de la réalité de ce dernier, d'autant plus si la luxuriance de l'écrit n'y trouve pas une condition digne de considération.

       Mais devais-je pour autant conclure que les âges d'or que je croyais avoir vécus n'avaient aucune réalité, que ces périodes riches, dans lesquelles créativité et bien-être quotidien semblaient coïncider, ne portaient pas à conséquence ?  Là où je voyais des âges d'or il y avait au fond des aboutissements, des surgissements de force, s'exprimant dans une certaine durée à la suite d'une longue accumulation, s'auto-amplifiant en spirale vertueuse par l'assurance que donne la grâce...  Richesse et luxuriance... ces années fastes n'avaient certes pas l'exclusive de la fécondité, mais elles en étaient marquées comme nulles autres.

       Maintenant que j'en souhaitais à nouveau fermement l'avènement, je devais réaliser que jamais je ne les avais préparées en attendant tout simplement que la grâce me frappe.  J'avais appris à cultiver le terrain et, à travers une certaine discipline, à faire comme si la grâce y était déjà.  J'avais favorisé l'harmonie à travers un travail sur moi, ou bien plutôt à travers une affirmation de moi en complexité et en intégralité, avec toutes les harmoniques ; quelques parfaits reculs, de la clarté, quelques lucides prises de conscience...  C'est déjà la grâce, si on l'appelle résolument.  Pur esprit se contemplant lui-même, contemplant le corps, jouissant, au fond, au travers tous les méandres de la vie, allègre, libre et insouciant...


       Résonnances, elles parlent la langue des morts.


       L'état de grâce dont j'ai parlé plus haut vaut pour soi-même.  J'ai parfois douté pouvoir le trouver chez d'autres, et c'est de fait lorsqu'il me manquait qu'il semblait partout si rare ; lorsque j'en étais béni qu'il semblait faire fleurir les êtres partout sur mon chemin, comme par hasard...  Maintenant, où étaient-elles, les merveilleuses créatures humaines capables de regarder la face de la tragédie-monde et danser autour l'arbre comme des fées ?  Je me demandais cela, impatient de rencontrer, et au fond ne les espérant plus, les sublimes belles bêtes dyonisiaques qui n'auraient pas besoin des artifices de l'ignorance, qui n'auraient pas besoin d'attendre le bonheur ou la grâce pour vivre.  Je voyais partout des cyniques amers – le cynique joyeux est le seul qui l'est par force, non par maladie de la volonté –, des matérialistes bornés, des idéalistes forcenés et des embrasseurs de mirages.  Pourrais-je survivre sans trouver les esprits forts et beaux que je cherchais ?  Tous les autres ne me semblaient être que des blessés claudiquant leurs vies ; et j'avais bien peur de les rejoindre, peu à peu, faute de trouver ceux qui puissent se faire un bal d'allégresse des vérités tragiques, s'animer d'une joie de vivre féroce sans attendre le paradis sur terre…


       Ce qui fait la difficulté – paradoxale – de la recherche de l'état de grâce créatrice, c'est l'exigeance posée et éclairée, envers soi-même, qu'elle impose de cultiver.  L'on doit être soi-même le meilleur juge de ses créations et ainsi ne pas tomber dans les ornières d'une critique qui nous déterminerait au lieu de nous nourrir, nous abandonnant aux vicissitudes des critères en vogues et éliminant à terme la nécessité intrinsèque à l'œuvre – sa pertinence sombrant dans l'intention et le concept.  Il faut donc mettre la subjectivité à l'honneur, être dilettante au sens où Stendhal l'entendait mais, pour ne pas tomber dans l'amateurisme, soumettre cette même subjectivité à une rigueur personnelle qui ne s'en raconte pas.

       Ne pas se permettre de facilités – s'en permettre de moins en moins au fil de la maturation de son style – voilà un des facteurs essentiels pour forger une bonne littérature.  Suspecte-t-on cet impératif de poser obstacle à l'inspiration ?  Qui nous dit que celle-ci ne doive un jour rencontrer son maître pour porter à conséquence ?  Au moins jusqu'à ce qu'elle ait su s'intégrer ses rigueurs fécondes...


       À suivre...

       (D'abord publié sur lesensdutemps.tumblr.com)

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Illustration : Kazimir Malevich, Composition suprématiste, 1916

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