Sur un coup de tête

Jonathan Penglin

Très petite nouvelle, en un début et une fin.

Dieu que c'est fatiguant. Sûr, jamais elle n'aurait pu faire bouchère. Trimballer des carcasses, couper, trancher, emballer toute la journée, non merci. Et puis le sang ! Comment les gens dont c'est le métier gèrent-ils tout ce sang ?

Elle soupire. Assise sur sa chaise, elle contemple la masse de travail qui lui reste à accomplir. La carcasse n'est qu'à moitié désossée, la viande s'étale sur la table en paquets de toutes formes et tailles, et elle ne sait toujours pas quoi en faire. Quant au sang, disons qu'elle est bien contente d'avoir du carrelage dans sa cuisine.

Bon, c'est pas tout ça, mais quand faut y aller… Elle repasse un coup de fusil sur son couteau, et c'est reparti. Elle pensait avoir oublié, depuis le temps, mais à force les quelques leçons sur lapin de son grand-père sont revenues. Trouver la jointure, la dégager, faire sauter l'articulation, sectionner ligaments et tendons, et voilà ! Le vieux Jo serait fier d'elle. Certes, la pièce est massive, mais elle s'en sort remarquablement bien. Seules les vertèbres lui posent quelques problèmes, vite résolus toutefois à l'aide du hachoir. Jamais elle n'aurait pensé se servir de cette lame monstrueuse, mais il faut bien reconnaître qu'elle est très efficace. Enfin bref, ce qui était autrefois bien vivant n'est plus désormais qu'un tas de barbaque. La question est : et maintenant ?

La solution s'impose presque d'elle-même, alors que ses yeux se posent sur le robot ménager rangé dans l'armoire. C'est Serge qui lui a offert, énième cadeau d'anniversaire dont elle ne s'est jamais servi. Un appareil d'exception pourtant, cher, professionnel. Elle sourit en le sortant de son carton.

Tout y passe. Les boyaux d'abord, vite réduits en jus de tripes. Les membres ensuite, dont les os ne résistent pas longtemps à la lame d'acier trempé/brossé made in Germany. Et ainsi de suite, morceau par morceau, retaillés au hachoir si besoin. Sauf la tête. Elle ne rentre pas dans l'appareil. Tout le reste y est passé, changé en brouet rouge directement vidé dans l'évier, mais pas elle. Et pas question de jouer du hachoir : l'outil n'est pas fait pour ça. Mince alors. Elle la saisit par les cheveux, et s'adresse à elle d'une voix agacée :

« Serge, Serge… Jusqu'au bout tu vas m'emmerder. »

***

Le vent souffle de plus en plus fort. Les gabians tournent et virevoltent, crient à tout va. Ils aiment le vent. Elle aussi. Serge ne lui adresse plus la parole depuis qu'il a compris où ils vont. Il a beau être mort et réduit à une simple tête, il boude. Elle est presque sûre qu'il fait la moue, au fond de sa valise. Elle rit.

Elle suit le sentier qui longe la côte. Au détour d'une montée, elle oblique vers la mer. Il y a quinze ans, c'est là qu'il l'a emmenée, la première fois. Elle n'avait pas prévu d'être aussi sentimentale, mais après tout pourquoi pas. L'idée de base tient toujours, de toute façon.

Elle se rapproche de l'eau. Les vagues s'en prennent aux rochers, poussées par le vent qui forcit de minute en minute. Elle descend, elle se fiche de la tempête. Elle n'en n'a pas pour très longtemps.

En bas, presque au niveau de l'eau, elle s'assied sur un caillou. Elle sort Serge de sa valise. Il boude toujours, il refuse de la regarder dans les yeux. Elle l'embrasse sur la joue, tout sourire. Et puis elle le laisse tomber dans le trou, cet espace entre deux rochers où, il y a longtemps, un jeune homme et une jeune femme ont laissé tomber une fleur, fait une promesse que lui n'a pas tenue. Il servira de repas aux crabes et aux poulpes.

Un éclair tranche le ciel. Il est temps de rentrer. Ce qu'elle fait, presque en dansant tant son pas est léger. Elle est certaine qu'il boude encore.

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