Sur un fil
Sylvia Herbez
Sur un fil
Au début, ce ne devait être qu'un spectacle de plus, une parenthèse ouverte sur un possible rêve. J'échange mon billet de papier contre une place inconfortable au milieu d'inconnus identiques. J'attends l'heure, je m'impatiente en toussant un peu fort, pense à ce petit creux qui s'installe au fond de mon ventre et me dis que j'aurais du prendre le temps de croquer un morceau avant de partir.
Mais à peine se familiarise-t-on avec cette désagréable sensation que les lumières s'éteignent. Le silence prend le pouvoir et l'espace. Le petit creux disparaît, je m'efface, nue, avide de tout recevoir.
Un accordéon entame une de ces rengaines populaires. Mes yeux aveuglés par l'absence de lumière imaginent une ruelle pavée, éclairée d'un lampadaire désuet. L'accordéoniste est sans âge. Casquette de travers, en triste pendule, calé sur un tabouret bancal, le dos vouté, il laisse filer ses doigts sur les claviers dans un mouvement de bascule. Alors, comme sortie de nulle part, une fille se laisse deviner. Sa diaphane silhouette apparaît soudain dans le rond de lumière. On ne voit plus qu'elle à cet instant. Petit casque blond suspendu à un fil au dessus du vide. Les cœurs se serrent sur les frissons hésitant entre la joie et l'effroi. Son visage se tourne et son sourire apparaît. Elle tend les bras au ciel et s'élance. L'accordéon l'accompagne pour une danse envoutante. Elle s'envole de son fragile équilibre. Et la nymphe devient fugitive. Elle se balance toujours plus haut, toujours plus légère. Le fil a disparu. Elle emmêle son corps, le vrille, le renverse, s'arrête un instant, se retourne et s'enfuit. Elle rit encore plus haut. Tourne manège, tourne! Ne t'arrête pas! Conduis-nous au-delà des doutes. Le charme opère. Au premier regard, on devine la douceur, on caresse la sensation charmante d'ouvrir quelques secrets de son cœur sur l'abandon d'intimités anciennes.
L'accordéoniste s'est levé. Il veut toucher son épaule et gagner le voyage des rêves. La casquette est tombée. Il court. Elle se retourne, le frôle à peine et passe de l'autre côté. Il se redresse dans un ultime sursaut. Alors, je devine leurs deux ombres s'unir et disparaître au coin de la rue. Silence. Seul, inanimé, un vieux tabouret reste renversé . Demain, j'irai courir sous les étoiles, là où poussent les rêves enfantins.