Ta faute

Kalyssa Br

Il faisait un peu nuit, super froid. Je me souviens des fringues que je portais, pas de la date exacte. C'est comme si mon cerveau l'avait effacée. Je rentrais chez moi tranquille, les écouteurs sur les oreilles, le pas détendu, insouciante. Pour rentrer, j'ai pris une ruelle peu empruntée, car c'était un gros raccourci. Et, d'un coup, un homme m'a tapoté l'épaule.

J'ai pensé qu'il voulait un renseignement. Ou une autre connerie comme ça. Du coup, je me suis retournée sans me poser de questions. C'est à ce moment que j'ai plus rien compris. Quand j'ai réaliser que l'homme, c'était Lorenzo, mon ex petit copain , il m'a prise ultra fort par le bras et m'a fait traverser la route, puis ma pousser derrière une benne. 

Je savais pas pourquoi. Il puait la clope et l'alcool, le duo malsain. 

Autant ne pas chercher à comprendre. Il a commencé à me toucher, puis il est allé plus loin et... STOP. J'avais beau me débattre et crier d'arrêter mais en vain. Je ne veux pas entrer dans les détails. Le truc horrible aussi, c'est les insultes qu'il m'a balancées à la gueule. Ça a vraiment déglingué le peu d'estime de moi que j'avais. Il a fini par se barrer parce qu'une voiture est arrivée. Heureusement d'ailleurs: grâce à ça, il s'est arrêté.

[ .... ] 

Je ne m'en suis jamais vraiment remise, j'ai toujours du mal. Au début, je me suis littéralement persuadée que rien n'était arrivé. Je ne pouvais pas. "" Ce cinéma a duré trop de temps. Pendant tout ce temps, je suis devenue de plus en plus agressive avec la terre entière. J'ai perdu des amis. Il y avait déjà des problèmes chez moi et là, c'était pire. Je ressentais une haine immense. Au point que j'avais envie de buter les gens dès qu'un mec croisait mon regard. Je voyais des ombres derrière moi quand je marchais dans la rue... Bref, l'enfer. Tout ça parce que je me voilais la face. 


La première chose dont je me souviens ensuite, c'est d'être sur un brancard dans un couloir. J'avais du sang séché et des pansements sur le dos de mes mains et mon épaule. J'ai pensé que j'étais peut-être tombée. J'étais très calme, et je me demandais où était Sarah. Un policier m'a expliqué que j'avais été agressée. Je suis restée calme, pensant qu'il parlait à quelqu'un d'autre. Quand on m'a enfin autorisée à utiliser les toilettes, j'ai baissé mon pantalon d'hôpital, voulu baisser ma culotte, et n'ai rien trouvé. Je me rappelle encore la sensation de mes mains touchant ma peau et n'attrapant rien. J'ai regardé, et il n'y avait rien. Le fin morceau de tissu, la seule chose entre mon vagin et le reste du monde avait disparu, et tout en moi s'est tu. Je n'ai toujours pas de mots pour décrire cette sensation. Pour continuer à respirer, j'ai pensé que les policiers avaient peut-être coupé mes sous-vêtements pour s'en servir comme preuves. Ensuite, j'ai senti des aiguilles de pin qui me grattaient la nuque et j'ai commencé à les retirer de mes cheveux. J'ai pensé que les aiguilles étaient peut-être tombées d'un arbre sur ma tête. Mon cerveau essayait de convaincre mon corps de ne pas s'écrouler. Parce que mon corps disait, aidez-moi, aidez-moi. J'ai trainé mes pieds d'une pièce à l'autre avec une couverture autour de moi, laissant un sillon d'aiguilles de pin sur mon passage, j'en laissais un petit tas dans chaque pièce. On m'a demandé de signer des papiers qui disaient «victime de viol», et je me suis dit qu'il s'était vraiment passé quelque chose. On m'a confisqué mes vêtements et je suis restée debout nue pendant que les infirmières mesuraient avec une règle toutes sortes d'écorchures sur mon corps et les photographiaient. Toutes les trois, nous avons taché d'enlever les aiguilles de pin de mes cheveux, six mains pour remplir un sac en papier. Pour me calmer, elles disaient c'est juste la flore et la faune, la flore et la faune. On m'a inséré plusieurs coton-tiges dans le vagin et l'anus, des aiguilles pour des vaccins, des médicaments, on m'a pointé un Nikon en plein entre mes jambes écartées. On a mis de longs becs pointus à l'intérieur de moi et étalé de la peinture bleue et froide dans mon vagin pour voir s'il y avait des écorchures. 


Après quelques heures, on m'a laissée me doucher. Je suis restée là, à examiner mon corps sous le flot d'eau et j'ai décidé que je ne voulais plus de mon corps. J'en étais terrifiée, je ne savais pas ce qu'il y avait eu dans mon corps, s'il avait été contaminé, qui l'avait touché. Je voulais enlever mon corps comme on enlève une veste et le laisser à l'hôpital avec tout le reste.


Ce matin-là, tout ce qu'on m'a dit c'est que j'avais été trouvée derrière une benne, potentiellement pénétrée par un inconnu, et que je devrais me faire dépister à nouveau pour le VIH parce que les résultats mettent parfois un peu de temps à se voir. S'ils savaient qu'en réalité je le connaissais cette inconnu très bien même. Mais pour l'instant, je devrais rentrer chez moi et revenir à ma vie normale. Imagine ce que ça fait de revenir dans le monde avec cette seule information. 


On m'a fait des câlins, et je suis sortie de l'hôpital, je suis allée dans le parking avec le nouveau sweat et le jogging qu'ils m'avaient donnés, parce qu'ils m'avaient seulement autorisée à garder mon collier et mes chaussures. Ma Sarah est venue me chercher, le visage mouillé de larmes et déformé par l'angoisse. Instinctivement et immédiatement, je voulais lui enlever sa douleur. Je lui ai souri, je lui ai dit: «Regarde-moi, je suis là, ça va, tout va bien, je suis là.» Mes cheveux sont lavés et tout propres, ils m'ont donné un shampoing trop bizarre, calme-toi et regarde-moi. Regarde ce jogging et ce sweat marrants, je ressemble à une prof d'EPS, rentrons, allons manger quelque chose. Elle ne savait pas que sous mon jogging, j'avais des éraflures et des pansements sur ma peau, que mon vagin était douloureux et qu'il était d'une couleur sombre et étrange après tous ces examens, que mes sous-vêtements avaient disparu et que je me sentais trop vide pour continuer à parler. Que j'avais aussi peur, que moi aussi j'étais dévastée. Ce jour-là, on est rentrées et pendant des heures, en silence, ma petite sœur m'a prise dans ses bras.


J'ai essayé de faire sortir tout ça de mon esprit mais c'était si lourd que je ne parlais pas, je ne mangeais pas, je ne dormais pas, je n'interagissais avec personne. Après les cours, j'allais en voiture dans un endroit isolé pour hurler et je m'isolais des personnes que j'aimais le plus. Pendant plus d'une semaine après l'incident, je n'ai pas eu d'appels ou de nouvelles informations sur ce qui m'était arrivé. Le seul symbole prouvant que ce n'était pas juste un cauchemar était le sweat-shirt de l'hôpital, désormais dans mes tiroirs. 


L'alcool n'est pas une excuse. Est-ce que c'est un facteur? Oui. Mais ce n'est pas l'alcool qui m'a déshabillée, doigtée, qui a laissé le sol écorcher mon visage, mon corps presque nu. Boire plus que de raison fut une erreur de débutant que je veux bien reconnaître, mais qui n'a rien de criminel. Tout le monde a déjà regretté une soirée trop arrosée, ou connaît quelqu'un dont c'est le cas. Regretter un abus d'alcool, ce n'est pas la même chose que regretter une agression sexuelle. Il était soule, la différence c'est que je n'ai pas enlevé ton pantalon et tes sous-vêtements, je ne t'ai pas touché de manière inappropriée et je ne me suis pas enfuie. Voilà la différence


Mon indépendance, ma joie naturelle, ma douceur et le style de vie paisible que je connaissais ont été déformés au point d'être méconnaissables. Je me suis renfermée, je suis devenue énervée, je m'auto-dépréciais, j'étais fatiguée, irritable, vide. L'isolement était parfois insupportable. Tu ne peux pas me rendre la vie que j'avais avant cette nuit-là. Pendant que tu te faisais du souci pour ta réputation, tous les soirs je mettais des cuillères au réfrigérateur pour qu'au réveil, je les pose sur mes yeux boursouflés à force d'avoir pleuré, pour diminuer le gonflement et être capable de les ouvrir. J'arrivais en cours une heure en retard chaque matin, m'excusais et sortais pleurer dans la cage d'escalier, je peux te dire où se trouvent toutes les meilleures cachettes pour pleurer sans être entendu dans ce bâtiment. La douleur est devenue si intense que j'ai été obligée de raconter les détails privés à ma prof pour qu'elle comprenne les raisons de mon départ. J'avais besoin de temps parce que continuer jour après jour n'était plus possible. J'ai utilisé mes économies pour aller aussi loin que je le pouvais. Ma vie a été mise entre parenthèses pendant trop longtemps, ma structure s'était effondrée.


Je n'arrive pas à dormir seule la nuit sans qu'il y ait une lumière allumée, comme une enfant de 5 ans, parce que je fais des cauchemars où l'on me touche et je n'arrive pas à me réveiller, je suis allée jusqu'à attendre que le soleil se lève, afin de me sentir suffisamment en sécurité pour dormir. Pendant trop de temps, je suis allée me coucher à 6 heures du matin. Avant, j'étais fière de mon indépendance, aujourd'hui j'ai peur d'aller me promener le soir, d'assister à des soirées où il y a de l'alcool avec des amis, où je devrais me sentir à l'aise. Je suis devenue une petite nature qui a toujours besoin d'être à côté de quelqu'un, d'avoir mon petit ami avec moi, pour dormir, pour me protéger. Cette faiblesse que je ressens, cette façon craintive que j'ai de me déplacer dans la vie, toujours sur mes gardes, sur la défensive, prête à me mettre en colère, suscitent chez moi un sentiment de honte.



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