Tags sur l'âme

Len Shadow

Petite nouvelle écrite au départ pour une anthologie dans le thème de l'horreur. Il semblerait qu'il ne fasse pas assez peur, j'ai conscience de son côté cliché, c'était mon 1er essai dans le genre :)

 

   Ce n'était qu'un frisson. Une soudaine décharge qui dévala mon dos, me faisant sursauter dans le siège conducteur. Comme si l'air froid du soir s'était infiltré dans la voiture, alors que je roulais sur la quatre voie déserte, phares allumés.
    Deux secondes auparavant, je sentais mes paupières s'alourdir, fatiguée par ma journée de travail, mais cette brise étrange avait suffi à me réveiller. Je me demandai alors si l'une de mes portières ne serait pas restée ouverte. Je n'entendais qu'un faible sifflement d'air dans mon dos ; peut-être était-ce celle à l'arrière que j'avais mal fermé, alors que j'avais déposé mes affaires sur la banquette avant de partir.
    Après un instant de doute, je décidai de m'arrêter sur la bande d'arrêt d'urgence. Personne ne roulait sur la route à cette heure-ci, autant en profiter. Je sortis de la voiture, et claquai fermement chaque porte. Une fois m'être assurée que je n'avais rien laissé ouvert, je retournai à la place du conducteur et bouclai ma ceinture avec hâte. Je n'avais jamais aimé sortir dans le noir comme ça, même dans des lieux que je connaissais. J'avais beau avoir vingt ans, l'âge ne m'avait jamais aidée à me débarrasser de mon achluophobie. Les lieux obscurs, où l'on ne peut savoir ce qui se passe au-delà des ombres, étaient pour moi l'une des pires sources d'angoisse.
     Tout en redémarrant le véhicule, je me mis à lancer des coups d'œil à la forêt sombre qui bordait la route. Je ne vis rien, mais une impression d'être observée commençait à m'envahir. Sans réfléchir, j'enfonçai davantage l'accélérateur, laissant les arbres et le goudron défiler devant moi. Une fois chez moi, j'allais me sentir mieux. C'était juste une mauvaise passade.
    Mais, quelques minutes plus tard, je vis une chose changer dans le paysage. Au début, je ne l'aperçus que du coin de l'œil. Comme une marque de bleu clair fondue au milieu des arbres. Les phares du véhicule l'avaient éclairée un instant, la faisant ressortir du paysage, mais je roulais déjà trop vite.
     Je préférai ne pas y penser. Je savais qu'une simple peur pouvait suffire à donner des hallucinations. Je me concentrai donc sur la route devant moi, mais mon regard se posa alors sur les ponts. Dans l'ombre des phrases, ils avaient l'air d'avoir changé. Lorsque je passai sous l'un d'eux, je réalisai qu'il s'y trouvait des traces de tags – comme s'ils avaient été bombés lors de mon absence aujourd'hui, et qu'on avait essayé de les effacer, n'en laissant qu'une marque à peine visible.
     Dans un premier temps, je pensai à un délire de gamins qui auraient séché les cours pour aller s'amuser dans ce coin reculé de la campagne – il fallait bien un peu de couleur sur ces murs qui avaient toujours été nus, après tout. Mais mes pensées furent interrompues par un nouveau un frisson. Celui-ci arriva avec plus de violence, me picotant la peau, et au lieu de le sentir dévaler mon dos, j'eus l'impression qu'il s'infiltra dans mes veines – comme une aiguille qui se serait amusée à me refroidir le sang à l'aide de sa pointe.
     Je secouai les épaules pour me débarrasser de cette sensation désagréable.
     Ça par contre, Marianne, ça ne peut pas venir d'une porte fermée…
     Je fis taire la voix dans ma tête. Peut-être avait-elle toujours été là pour me raisonner, mais il n'était pas question de l'entendre si c'était pour m'inquiéter davantage. L'obscurité suffisait à elle-même.
     Je passai alors sous un autre pont. Encore des tags. Ils étaient plus distincts que les derniers ; mais la vitesse à laquelle j'avançais ne me permit pas de les lire.
     Cependant, ma curiosité prit le dessus sur ma peur, et me poussa à ralentir l'allure à l'approche du dernier pont de la voie. Même de loin, je pus y voir la présence de tags. Je me penchai vers le volant, afin de déchiffrer les inscriptions sur les murs de béton. N'y percevant rien de suffisamment précis, je finis par arrêter la voiture, et plissai les yeux. Alors, je remarquai que les traces étaient trop effacées pour que je puisse y lire quoi que ce soit.
     Frustrée, je m'apprêtai à enfoncer de nouveau l'accélérateur, lorsque je vis une marque bleue soudainement apparaître dans le rétroviseur.
     Sur le coup, je ne cherchai pas à réfléchir. Je me redressai sur le siège et m'apprêtai à quitter les lieux. Mais, soudain, quelque chose paralysa mon pied alors qu'il était sur le point de se replacer sur la pédale. J'avais beau tenter de le bouger, y mettant toute ma volonté, rien n'y fit. Et, petit à petit, la tâche bleue sembla se rapprocher dans le rétroviseur.
     Ce n'était pas un simple sac plastique se faisant promener par le vent. Cette silhouette était humaine.
     Le souffle court, je tentai de l'apercevoir du coin de l'œil, mais ça ne suffit pas. Alors, très lentement, je me retournai, l'inquiétude me serrant la gorge.
     Un regard glacial. Il était plongé dans le mien avant même que je ne le croise. Je détaillai alors les contours de son visage aux traits livides. L'expression de la fillette dégageait quelque chose de peu rassurant. On aurait dit qu'elle était malade.
     Mon instinct me hurlait toujours de faire volte-face, saisir le volant, prendre la fuite. Mais quelque chose au fond de ses yeux me laissa scotchée un instant. Elle se tenait là, avec sa frêle silhouette d'enfant, dans sa robe bleue, sur la route.
     Puis, ce fut ma raison qui prit le dessus :
     Mais voyons, ce n'est qu'une gamine. Demande-lui donc ce qu'elle fait là.
     Je remarquai alors que, étrangement, je pouvais de nouveau bouger le pied. Un léger soupir de soulagement m'échappa. Sûrement avais-je perdu mes moyens dans la panique. Il fallait juste que je respire calmement, et que je m'efforce de relativiser. Cette phobie ne devait pas avoir raison de moi.
     Je repris le volant avec précaution et, m'assurant qu'elle ne se trouve pas sur mon passage, je fis reculer le véhicule pour arriver à sa hauteur.
     Je demandai alors, essayant de maîtriser le timbre tremblant de ma voix :
     - Alors, petite ? Qu'est-ce que tu fais toute seule, ici ?
     Un rictus apparut sur ses lèvres l'espace d'un instant. Je frissonnai. Il était froid, distant, sec. Comme si aucune émotion ne fut à son origine.
     Puis, elle répondit d'une petite voix :
     - Je ne suis pas seule.
     Je crus au départ à une blague, et qu'elle parlait du fait que je sois là, avec elle. Je lui lançai un sourire se voulant rassurant, et fis :
     - Tu habites où ?
     - Je ne sais pas. Je suis perdue.
     - Allez, monte à l'arrière si tu veux, je peux te ramener chez toi. J'ai un GPS, peut-être que ça pourra aider, si tu connais ton adresse.
     Elle sembla hésiter un instant, mais hocha quand même la tête, et je l'observai ouvrir la porte pour s'installer sur la banquette.
     J'étais en train de la dévisager, m'assurant qu'elle mette la ceinture, lorsque quelque chose attira mon attention. Je plissai les yeux. Une fossette était apparue au coin de sa joue. Une seule. Comme celle qu'avait mon grand-père maternel à chaque fois qu'il s'amusait à mentir.
     Je secouai la tête alors que je sentis la nostalgie refermer son emprise sur moi, et demandai à la fillette :
     - Tes parents sont où ?
     - Ma mère est à la maison de retraite.
     Je fronçai les sourcils. Cela me semblait bien étrange pour un enfant aussi jeune d'avoir des parents ayant cet âge-là. Mais après tout, peut-être était-elle adoptée ?
     Préférant ne pas poser de question indiscrète à ce propos, j'enchaînai :
     - Et ton père ?
     - Au cimetière municipal.
     Je me mordis la langue, regrettant soudain d'avoir posé la question. J'avais été confrontée au deuil depuis mon plus jeune âge, et j'imaginais bien comment elle devait le vivre. Je soupirai :
     - Mince, je suis vraiment désolée…
     Elle secoua la tête et m'accorda un sourire qui laissait découvrir deux dents manquantes – des dents de laits, sûrement.
     - Ne vous en faîtes pas, il tient compagnie à ma sœur.
     Je restai interdite un instant. Décidément, la gamine n'avait pas de chance…
     Afin d'éviter ce sujet fragile, je décidai de revenir au principal :
     - Peux-tu me dire ce que tu fais là ? Tu as fugué d'une famille adoptive ?
     Elle me dévisagea un instant, l'air froid, puis fronça les sourcils, et cracha :
     - Vous avez tué ma sœur.
     Je restai bouche bée ; je ne comprenais pas. Moi, tuer sa sœur ? Mais voyons, mes seuls crimes se limitaient aux mouches que je devais écraser dans ma maison lors de la saison estivale !
     Mon premier réflexe fut de rejeter immédiatement ses propos. Sûrement se trompait-elle de personne. Je tentai de la raisonner :
     - Tu sais, s'il y a un tueur dans la région, il serait sûrement emprisonné à l'heure qu'il est. Non ?
     Elle secoua vivement la tête :
     - Non. Ils n'ont pas su vous emprisonner pour ce crime. Ils pensent que vous êtes innocente.
     Ne comprenant pas où elle voulait en venir, je répondis :
     - Peut-être parce que je le suis ?
     - Le fonctionnement des affaires judiciaires, je m'en moque. Le truc, c'est que je t'en veux.
     Je me mordis la lèvre. Son ton convaincu me déstabilisait.     Je soupirai :
     - Ecoute, euh… Comment t'appelles-tu, au fait ?
     - Cécile, répondit-elle en fronçant les sourcils.
     - Cécile, à mon avis, je ne suis pas celle que tu cherches. Peut-être as-tu l'image de quelqu'un qui me ressemble en tête, mais je crois que tu fais erreur.
     Je fis une pause, guettant sa réaction, mais elle se contenta de lâcher un « Hum » sarcastique. Un éclat machiavélique semblait traverser son regard l'espace d'un instant, et je commençais à avoir un doute sur sa santé mentale. Si elle tenait aussi fermement à l'idée que je sois une tueuse, je ne risquais pas de m'en sortir facilement.
     Il fallait avant tout que je la ramène chez elle. Tout en allumant le GPS fixé au pare-brise, je demandai :
     - Dis, tu as l'ad…
     Les mots se coincèrent dans ma gorge. L'appareil ne voulait pas s'allumer. Je vérifiai si la prise d'alimentation était bien branchée, mais c'était peine perdue : l'écran restait noir.
     La gamine avait toutefois compris le début de ma question, et répondit :
     - Non.
     Le fait qu'elle ne semblait guère s'en soucier me surpris. Je dis :
     - Bon, je te ramène chez moi, et on pourra y appeler la maison de retraite où vit ta maman. C'est bien celle de la ville ? Ils auront peut-être l'adresse où tu habites. Tu es dans une famille adoptive ou à l'orphelinat ?
    Elle dévisageait toujours, mais son air se fit plus insistant. Elle me faisait penser à une ado qui voulait clairement faire comprendre à ses parents qu'elle en avait marre de leurs questions.
     Alors, un soudain élan d'énervement me prit face à son manque de répondant. Je lâchai :
     - Tu préfères que je te laisse sur le bord de la route, peut-être ?
     - Faites donc, je reviendrais vous chercher.
     Je fus tentée de répondre d'un ton ironique : Pour venger ta sœur, peut-être ? Mais le sérieux qui brillait dans son regard me fit taire. Je venais de comprendre qu'elle ne se trompait peut-être pas de personne, finalement.
     Oui. Elle savait qui j'étais.
     Alors, au lieu de l'abandonner au bord de la route comme j'étais tentée de le faire, je fis semblant de ne pas me méfier. Peut-être que jouer l'innocente était la décision la plus sage à prendre…


*


    Une fois arrivée dans ma petite maison, je lançai les clefs sur la table de la cuisine. J'étais rassurée d'être de nouveau chez moi, mais le fait d'y avoir emmené Cécile m'inquiétait. En effet, d'étranges choses s'étaient passées durant le trajet. Méfiante, je n'avais pu m'empêcher de lui jeter des coups d'œil dans le rétroviseur, et lorsqu'elle l'avait remarqué, elle avait rendu mon regard, les yeux étrangement écarquillés. Alors, une vive brûlure avait passé au niveau de mes paupières, avant de progresser et aller jusqu'à me démanger la cornée. J'avais dû me battre pour faire mine de rien, et de ne pas les fermer pour ne pas perdre la route de vue. Bizarrement, le supplice cessa aussitôt que nous quittâmes l'autoroute et arrivâmes dans le hameau de maisons, où la route était éclairée par des lampadaires.
    Je passai la main sur mon visage. Pourtant, tout semblait normal. Mais j'avais du mal à oublier cette brûlure, et ainsi que ces frissons qui avaient semblé me transpercer la peau. Je n'y trouvais aucune raison rationnelle. Peut-être étaient-ce les symptômes d'une maladie que je n'aurais jamais connue jusqu'alors ?
     Je demandai ensuite à la fillette de m'accompagner au salon. Elle accepta sans rechigner, tout en se promenant dans la pièce en touriste, sifflotant, se tenant les mains dans le dos. Je me demandai comment cela se faisait que tout semblait la fasciner à ce point. Décidément, elle était bien curieuse.
    Je pris donc le téléphone fixe, fouillai un instant dans l'annuaire, à la recherche du numéro de la maison de retraite. J'ignorais si la mère de la gamine était en état de répondre à un appel, tout comme j'ignorais si elle avait encore la garde de son enfant, mais il me fallait au moins une piste. Peut-être les dames qui y travaillaient connaissaient Cécile et pourraient me dire où elle habite.
    Une fois que j'eus la réceptionniste à l'appareil, je demandai à la petite le nom de sa maman.
    - Madame Launay, répondit-elle de sa voix fluette.
    Je clignai des yeux. Plusieurs fois. C'était le nom de famille de ma mère. Et des Launay, je n'en connaissais pas d'autres dans la région.
    Je me hâtai de reprendre mes esprits, et répétai le nom dans le combiné. La femme à l'autre bout du fil acquiesça, et me dit « Je vous la passe tout de suite ».
    Seulement, lorsque j'entendis un faible « Allô ? » retentir dans mon oreille, je me figeai, incapable de répondre.
    Cette voix… C'était celle de ma grand-mère.
    Sans réfléchir, je raccrochai. Immédiatement.
Puis, je me tournai vers la gamine :
    - Tu t'appelles bien Cécile, hein ?
    Elle plissa les yeux, la mine sceptique, comme si elle me jugeait. Elle hocha ensuite la tête, lentement. Le fait que je lui demande de confirmer son prénom avait l'air de la surprendre, mais surtout de me faire passer pour une imbécile.
     C'était bien étrange. Je ne connaissais personne ayant ce nom-là.
    Je jetai un coup d'œil au combiné, tandis que le bip sonore se mit à retentir, marquant la fin de l'appel. Cela faisait déjà quelques années que je n'avais plus de nouvelles de ma famille maternelle. On n'avait jamais été très proche, à vrai dire. Mais que je ne sois pas au courant que ma grand-mère soit en maison de retraite, cela me surprenait quand même.
    Cécile me lança un sourire qui se voulait rassurant, et dit :
    - Vous savez, je peux dormir ici s'il le faut. Ce n'est pas urgent, et il est déjà vingt-deux heures. Si vous me donnez une carte de la ville, peut-être pourrais-je retrouver le chemin demain, si vous m'y conduisez.
    Je m'apprêtais à lui répondre, lorsqu'elle sursauta soudain, pointant le haut de la cheminée. Elle s'exclama :
    - Pourquoi vous gardez les cendres de votre maman là ? Je ferais pas ça, la boîte risquerait de tomber !
    Ma mère ? Mais comment pouvait-elle savoir ?
    Mes yeux s'écarquillèrent. Ce n'était pas normal qu'elle sache cela. J'avais le sentiment que tout m'échappait. Ses intentions m'étaient inconnues, mais ce qui m'inquiétait le plus, c'était qu'à présent, j'étais certaine qu'elle avait de bonnes raisons d'être ici. Elle ne s'était pas trompée de personne, non. Sur l'autoroute, dès le départ, c'était moi qu'elle avait cherché. Et puis, elle avait l'air d'avoir beaucoup d'information à propos de ma famille. Beaucoup trop.
    Au lieu de lui répondre, je la poussai vers la cuisine, et dis :
    - Reste ici si tu veux. Par contre, ce soir, c'est plats au micro-ondes.
    - Nan, j'ai pas faim.
    N'ayant pas le courage de la forcer à manger quoi que ce soit ni de me questionner sur l'origine de son manque d'appétit, je soupirai :
    - Va te coucher, alors.
    - Je dors où ?
    - Dans la chambre d'amis, au bout du couloir, dis-je en pointant la direction du doigt.
    Elle hocha la tête, et y partit en sautillant gaiement. Je restai là, à l'observer, jusqu'à ce qu'elle disparaisse derrière la porte.
     La vérité, c'était que je voulais me débarrasser d'elle dès que possible. Pourtant, je ne pouvais pas m'imaginer abandonner une gamine dans la nature, dans le noir, et encore moins la laisser me guider sur une route en pleine nuit, pendant que toute la population dort. Je préférais attendre le lendemain matin pour qu'il fasse jour, et que je puisse voyager en compagnie d'une inconnue sans avoir à maîtriser cette crainte de l'obscurité. Mais, le pire dans tout ça, c'était que j'avais le sentiment que cette peur ne provenait pas de mes propres sentiments ; plutôt qu'elle s'était installée en moi sous l'effet d'une certaine contrainte. Qu'elle était venue là juste pour m'implanter d'autres idées dans la tête.
     Malgré tout, la méfiance de la laisser ainsi chez moi me poussa à prendre une précaution de plus. Je pris donc la clef de la salle de bain, et m'approchai de la chambre d'amis à pas feutrés. Doucement, je la glissai dans la serrure, et fermai la porte. Certes, elle avait dû entendre le déclic. Mais de l'intérieur, rien n'allait lui permettre de l'ouvrir.
     Je souris à moi-même : elle devrait attendre demain matin pour sortir...


*


    Or, la nuit ne fut pas aussi tranquille que j'avais espéré.
    Un craquement me réveilla. Vous savez, ce genre de craquement que l'on entend parfois en pensant que c'est juste la vieille maison qui se plaint de son âge, ou encore un rat vagabond qui profiterait de la nuit pour ronger vos fils électriques. Sauf qu'il n'était pas habituel. Trop lourd pour être un simple animal.
    Je m'enfonçai davantage sous la couverture, guettant le moindre mouvement dans la pénombre de ma chambre. C'était bien le seul endroit où je pouvais dormir sans garder la lumière allumée. Pourtant, j'étais bien loin de me douter que ça allait être la dernière fois que j'y dormirais sans que la terreur ne m'envahisse à la vue de l'obscurité…
    Lorsque le visage pâle de Cécile apparut subitement au pied de mon lit, je fis un bond en tirant sur ma couette. La pièce était trop sombre pour que je puisse l'avoir vue venir, mais là, elle se trouvait dans l'angle éclairé par la lumière de la Lune qui s'infiltrait entre les rideaux fins.
    Et sans un mot, elle sourit, découvrant des dents parfaitement blanches.
    - Qu… Qu'est-ce que tu fais là ? balbutiai-je.
    - Vous avez tué ma sœur.
    Je voulus protester, mais les mots se bloquèrent dans ma gorge.
    Sa sœur…
    Je comprenais, à présent. Je ne parvenais pas à me faire à cette idée-là, mais je savais de qui elle parlait, oui. Mais comment pouvait-elle savoir ? Comme cela se faisait qu'elle y tenait autant ?
    Dans son regard brillait un désir de vengeance. Au lieu de céder à la panique, je tentai de la raisonner. Si sa folie la menait à m'étrangler, j'avais peu de moyens pour lui échapper.
    Je tentai de repousser la conversation à plus tard, essayant de garder mon calme :
    - Petite, va te recoucher. On en reparlera demain, d'accord ?
    - Non. Je ne veux pas qu'on me renferme à nouveau dans cette pièce. On dirait une tombe.
    Je secouai la tête, perdue. Je demandai :
    - Comment as-tu fait pour en sor…
    - Dîtes, les cendres de Séverine, je peux dormir avec ? me coupa-t-elle.
    - Quoi ? m'exclamai-je.
    Mais de quoi se permet-elle ?
    Je n'avais pas pu empêcher un timbre énervé de raisonner dans ma voix. Je ne supportais pas qu'elle vienne dans ma chambre ainsi, et l'étrange attirance qu'elle avait pour les restes de ma mère m'inquiétait de plus en plus.
     Je restai un instant à la dévisager, me demandant comment elle arrivait à me taper ainsi sur les nerfs. Ce n'était pas mon genre. Quelque chose semblait contrôler cette émotion, quelque chose de plus puissant que ma volonté. Peut-être qu'inconsciemment, je craignais de lui montrer ma peur ? Cette haine n'était-elle pas un autre terrain que mes émotions utilisaient pour s'exprimer ?
    Elle sourit de nouveau. Puis, elle me demanda :
    - Qu'est-ce que vous voyez, ici ?
    - Toi. Ma chambre. Pourquoi donc ?
    - Et à part ça ?
    - Où veux-tu en venir ? Je travaille, demain. Va donc te recoucher, on parlera de tout ça plus tard.
    Elle pencha alors la tête, les yeux commençant à s'écarquiller progressivement, comme lorsque je l'avais détaillée la première fois, alors que j'étais encore assise dans ma voiture. Alors que j'étais encore en sécurité. A ce moment où j'aurais dû m'enfuir…
    Elle murmura alors, d'une voix grave et sifflante :
    - Des points brillants… Dans le noir, vous apercevez toujours des points brillants. Depuis toujours. Comme tout le monde. Comme moi. Des petits points qui scintillent, disparaissent, qui semblent toujours nous échapper. Ils sont juste là parce que c'est comme cela que nos yeux sont conçus pour voir dans la pénombre. Vous les voyez en plus de votre chambre et moi, non ?
    Pour toute réponse, je hochai la tête. Mes yeux commençaient à me piquer, tandis que je sentais l'angoisse se propager dans mes tripes. Je n'aimais pas cette sensation-là, cette brûlure qui m'empêchait de garder les yeux ouverts. Mais, le pire, c'était l'écho de ses paroles dans ma conscience. Comme si ces frissons et ces picotements venaient d'elle ; comme si elle avait une certaine maîtrise sur mon corps…
    Elle contourna alors le lit, lentement, se rapprochant de moi. Je me crispai davantage, et elle reprit la parole tout en se déplaçant :
    - Certains pensent qu'il y a une explication scientifique à cela. Mais, voyez-vous, il arrive que nous voyons les mêmes points. Lorsque nos regards se croisent dans la pénombre, il y aura forcément un moment où vous verrez des points au même endroit où j'en vois. Et, à cet instant, c'est la croisée des âmes.
    Elle fit une pause, me lança un sourire moqueur, et ajouta :
    - Vous ne le saviez pas, hein ?
    - Qu'est-ce que tu racontes ?
    - Ça veut dire qu'en vous fixant dans le noir, je peux atteindre votre âme au-travers de ces tâches brillantes. Parce qu'on voit les mêmes. Vous comprenez ?
    - Non.
    - Tant pis. Après tout, je suis la seule dans cette pièce capable de voir au-delà de tout ça ; au-delà du visuel et des sens dont les vivants sont munis.
    Et, pour appuyer le sens de ses paroles, elle referma son poing dans le vide, l'air d'attraper quelque chose.


*


    J'avais eu du mal à me rendormir une fois qu'elle eut quitté la pièce. J'avais allumé la lumière de la lampe de chevet, passant la nuit à guetter de nouveaux craquements, tout en gardant un œil sur le réveil. Je craignais surtout que l'heure de me lever arrive, et de devoir aller la chercher pour lui dire qu'on allait pouvoir la ramener chez elle.
    Vers cinq heures, j'avais fini par chercher des informations sur différentes maladies mentales, sur mon ordinateur. Au départ, mes recherches visaient la petite fille, afin de voir si d'autres enfants avaient un comportement étrange comme cela, et fuguaient de chez eux comme elle l'avait sûrement fait. Mais, peu à peu, je commençai à m'interroger sur ma propre santé psychologique. D'où me venaient ces sautes d'humeur énervées ? Cette paranoïa de toujours être observée dans le noir ? Cette gamine, n'était-elle qu'une hallucination présente pour me prouver la culpabilité que j'avais d'avoir mis fin aux jours de ma mère en naissant ?
    Mes recherches finirent par tomber sur un nom : la schizophrénie.
    Alors que je sortis de mon lit, vers sept heures, je me demandai ce qu'il pouvait y avoir de plus inquiétant : être poursuivie par une gamine voulant venger la mort de sa prétendue sœur, ou être devenue folle comme ça, du jour au lendemain.
     Cécile n'était pas dans sa chambre. J'allais donc dans toutes les pièces, allumant les lumières, mais je ne la trouvai nulle part.
    Peut-être avait-elle été une étrange hallucination, après tout. Une hallucination qui disparaîtrait comme bon lui semble, et qui s'amuserait à jouer avec mes sentiments puisqu'elle viendrait de moi-même.
     Je décidai d'aller au travail, espérant que mon début de folie ne passera pas aperçu aux yeux de mes collègues. J'emmenai donc comme à mon habitude ma voisine Sylvie au centre-ville, qui ne travaillait pas loin de là. Elle finissait généralement plus tôt que moi, pouvant être ramenée par son fiancé. Par conséquent, tous les soirs, j'étais seule sur la route ; ce que je regrettais, à présent. J'aurais aimé avoir la présence de quelqu'un auprès de moi lorsque je rentrerais. Quelqu'un pour alléger mes angoisses, sans pour autant avoir à lui en faire part.
    Sur la route, mon amie engagea la conversation. Je n'écoutais que d'une oreille distraite, et au bout de quelques minutes, elle se sentit obligée de me demander ce qui n'allait pas.
    - Rien, fis-je. J'ai mal dormi, c'est tout.
    Mais en passant sous le premier pont de la voie, je réalisai que les tags étaient davantage marqués, et commençaient à ressembler à quelque chose. Je ne pus pourtant pas lire les inscriptions qui y figuraient. On aurait dit qu'il manquait des fragments pour former des mots. Et à chaque pont, une phrase différente semblait prendre forme…
    Intriguée par ce soudain changement, j'interpellai Sylvie :
    - Tu as vu ça ? En moins d'une journée, des tags ont été faits sur les ponts, et on dirait qu'ils évoluent… Je me demande bien qui a fait ça.
    - Hein ? Mais de quoi parles-tu ?
  - C'est marrant que des taggueurs aient pensé à s'aventurer par ici. C'est la première fois que j'en vois depuis que j'ai emménagé.
    - Marianne, voyons ! Où vois-tu des tags, ici ? Les murs des ponts sont nus comme des vers !
    Je restai bouche bée. Etais-je donc la seule à les voir ?
    Je regardai rapidement dans le rétroviseur, me demandant si la gamine apparaîtrait de nouveau dans les environs. Si ces tags étaient des hallucinations, alors sûrement Cécile se trouverait dans les parages, elle aussi. Peut-être même que Sylvie ne sera pas en mesure de la voir aussi ?
    Sauf que, lorsque je jetai un coup d'œil dans la glace, ce ne fut pas sur les routes que j'aperçus quelque chose. Dans mon regard brillait une étincelle étrange ; la même que celle régnant au fond de ses propres yeux.
     Et, au-delà de mon air impassible, je vis le reflet de son sourire se dessiner, tel un mirage.


*


    Les jours passèrent. Lorsque j'étais rentrée le premier soir, je n'avais pas retrouvé la gamine chez moi. Mais, la nuit suivant, j'entendis de nouveau les grincements de pas. Je sentis le même regard peser sur moi au-delà de mes paupières closes. Et par la suite, cela devint le combat de toutes mes nuits.
    Garde tes yeux fermés… Garde les fermés…
    Peu à peu, mes rêves me faisaient comprendre ce qui se passait. Le sens de ses paroles, de ses gestes, de ses sourires. Dans mes cauchemars, je la rencontrais. Partout. Au détour d'une rue, dans le reflet de mon thé, dans les rétroviseurs de ma voiture. Même le jour, ses iris au bleu glacial avaient fini par me poursuivre. Il me semblait même croiser la fillette dans le couloir de mon travail, mais je tournais la tête trop rapidement pour m'assurer qu'elle était vraiment là.
    Le pire, c'était qu'au fil des jours, les tags ne cessaient d'évoluer, d'affiner leurs traits, jusqu'à former des messages inquiétants. Sur la route, je voyais de temps en temps une silhouette bleue du coin de l'œil, se promenant dans la forêt sombre. Et plus jamais je ne me regardai dans un miroir. Plus jamais.
    Parce qu'elle était là. Toujours. Se dessinant à ma place, au fur et à mesure que les tags s'affinaient dans mon esprit. Puisque oui ; j'étais la seule à pouvoir les voir…
    Il était trop tard lorsque je compris qu'elle n'avait pas besoin de croiser mon regard la nuit, de chercher les points scintillants que nous verrions en commun. J'avais pris trop de temps à réaliser que même les yeux fermés, ces points noirs, je les voyais toujours. Du moment qu'ils se trouvaient dans le même champ de vision que le sien, cela suffisait. Lorsque je l'avais su, j'avais tenté de dormir le visage plongé dans l'oreiller ; mais à chaque tentative, une main froide agrippait mon épaule et me tirait les cheveux pour que je me retourne dans le lit.
Dans mon âme, elle s'infiltrait déjà. Et ce n'était plus que par ces tags que j'avais de ses nouvelles. Au travers de ces phrases tracés à la bombe, elle s'amusait avec moi.
    « Ne te retourne pas. Je suis sur la route. »
    « Garde donc les yeux fermés dans ton sommeil, si ça t'amuse. »
    Je ne voyais toujours pas où elle voulait en venir. Mais voilà : le temps finit par me convaincre que peu importe mes efforts, cette gamine avait décidé de prendre place dans ma vie. Place dans mes pensées. Place dans mon reflet. Et qu'elle n'était pas une simple hallucination, mais le fantôme d'un membre de la famille que l'on avait perdu.
    En temps normal, j'aurais immédiatement rejeté cette hypothèse ; mais quelque chose avait changé en moi. Ce n'étaient plus seulement mes réactions qui m'échappaient. Maintenant, c'étaient mes pensées, ainsi que mes souvenirs, qui finirent par me donner la réponse sur les origines de l'enfant.
    Je n'avais presque rien su de ma mère, de sa famille, ni de son passé. Morte en couche en me mettant au monde, je ne l'avais jamais connue. Pourtant, certaines images des rares rencontres avec mes grands-parents me revenaient. Et ce, jusqu'à ce qu'un souvenir se figea dans ma tête. Il était vague. Il s'agissait d'une simple photo placée au-dessus de la commode de leur salon. Ils la pointaient de temps en temps, et murmuraient : « Regarde, Marianne. Voici à quoi ressemblait ta maman… »
    Sauf que sur cette photo se trouvait une autre petite fille, plus jeune que ma mère, au sourire espiègle, pétillant de malice et de vie. Un sourire que je croisais dorénavant tous les jours dans mon reflet – ce reflet qui changeait seul, évoluant sans mon corps.
    « Tu as tué ma sœur. »
    Elle avait raison, Cécile. En naissant, j'avais volé la vie de Séverine. Cette dernière avait alors été incinérée. Je me souvenais de ses parents en train de dire qu'ils préféraient ne pas l'enterrer et refaire la même erreur qu'avec « l'autre petite », qui les visitait dorénavant la nuit, traînant ses pieds dans le couloir de leur maison. Finalement, je finis par réaliser qu'elle était venue me voir parce qu'elle ne pouvait plus rester chez ses parents, dont la maison avait été vendue. Elle était là parce qu'elle avait découvert, vingt ans plus tard, où la fille de sa sœur habitait. Elle m'avait trouvée parce qu'elle avait découvert le mystère de ces points que l'on voit briller dans le noir. Ces points, ils étaient comme une faille dans l'existence.
Elle avait gardé le petit tas de cendres auprès d'elle parce qu'elle en avait besoin ; parce qu'elle y voyait quelque chose qui pouvait revenir à la vie, comme elle-même avait pu le faire. Durant toutes ces années, elle avait cherché une solution pour faire revenir sa sœur aînée.
    « J'avais la leucémie. Elle avait promis de vivre pour moi. »
    Voilà l'un des premiers tags que je vis se former définitivement sur la quatre voies.
    Mais lorsque je finis par déceler ses intentions, il était déjà trop tard. J'étais prise au piège, par ses visites nocturnes et ces reflets que je croisais tous les jours.
    J'étais prise au piège, oui. Elle voulait s'infiltrer dans mon âme, prendre possession de mes pensées, de mes gestes, et trouver un moyen d'utiliser mon corps, de se faire passer pour moi. Tout cela, pour ranimer ces restes de cendres – les restes de ma mère.
    Mais la suite de son plan, je n'allais jamais le savoir, puisque ma conscience allait s'effacer avant qu'elle ne prenne contrôle de ma vie…
 

*


    Le matin où j'avais retrouvé son corps frêle étalé sur le sol de ma cuisine, souffle coupée, cœur figé, j'avais cru être débarrassée de ces ennuis pour toujours.
    J'avais eu tort.
    La journée se passa tranquillement, j'allai au travail, et bien que je croisais encore ses reflets, plus réels que jamais, je ne m'en souciai guère : elle était morte. Définitivement. Partie pour toujours. J'en étais certaine.
    Le soir, lorsque je repris la route avec ma voiture, que j'arrivai sur la quatre voies, tous les tags des ponts avaient disparu. Je m'étais alors dit que voilà, j'étais guérie, je n'avais plus à me soucier de rien : ces étranges hallucinations étaient finies.
    Sauf que j'avais eu cette pensée-là avant d'atteindre le dernier pont. Ses murs de béton blanc se dressèrent petit à petit dans l'obscurité, au fur et à mesure que j'en approchais. Quand soudain, au-delà de la lumière des phares, je vis des lettres rouges se dessiner sur le pont. Des lettres qui semblaient avoir été marquées à la va-vite, dans le geste d'un dernier souffle. Un instant, je repensai au cadavre étendu par terre dans ma cuisine.
Puis, les lettres du tag apparurent clairement devant mes yeux.
    « Je suis en toi… »
    Et alors, je sentis une force interne étirer mes lèvres en un sourire démoniaque, et mon corps se mit à rire.

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