Tank

Jonathan Penglin

Petite histoire post-apocalyptique. Réécriture.

Elle s'est pointée un matin. On avait monté le camp sous un tas de roches un peu moins moche que les autres, en plein milieu de la zone, un reg sec qui tranchait avec la mer de sable qu'on avait mis trois semaines à traverser. Il était à peine l'aube, tout le monde dormait. Elle s'est mise à taper à grands coups de louche sur la vieille casserole tordue que Soupe utilisait pour concocter sa bouillie. Une sorte de clairon qui nous a tirés du lit en nous rappelant de mauvais souvenirs, et qu'on aurait bien voulu faire taire à la hache par exemple. Et puis on s'est rendu compte que nos armes n'étaient plus là, et qu'on avait tous le pied cadenassé à une grosse chaîne fixée au sol. Comment elle s'était démerdée, je sais pas. Gros était censé monter la garde, mais comme d'habitude il s'était endormi. Le vieux a poussé une gueulante en s'acharnant avec une pierre sur l'anneau de fonte qui retenait son pied. Gros a pris cher. Si le vieux avait pas été comme nous tenu en laisse, il en aurait probablement fait de la charpie. À raison.

Elle s'est foutue de notre gueule jusqu'à ce que le vieux se calme, ce qui a pris un certain temps. Elle a fini par nous libérer, après nous avoir fait promettre de la prendre avec nous. C'était la première fois depuis bien longtemps qu'on voyait quelqu'un forcer la main du vieux. Ça lui est resté en travers de la gorge. Elle lui a lancé les clés, et le premier truc qu'il a fait après s'être débarrassé de ses fers c'est essayer de la choper. Essayer, parce que pas moyen de mettre la main sur cette nana. Une vraie anguille comme on dit, même si j'ai jamais vu d'anguille de ma vie. Au bout d'un quart d'heure à lui courir après, alors qu'on commençait tous à se marrer, le vieux a laissé tomber. Ça le faisait chier, y a pas à dire. La gonzesse le narguait toujours, lui tirait la langue comme une gamine. Il a décrété la levée du camp en nous foutant des coups de pied au cul, histoire de nous apprendre à nous foutre de sa gueule, et puis il a gueulé à la nana qu'elle pouvait bien nous suivre si ça lui chantait, tant qu'elle ne se foutait pas en travers de nos pattes.

Et elle nous a suivis. Diable, elle nous a même précédés la plupart du temps. C'était pas n'importe qui cette gamine, en tout cas certainement pas une traîne-poussière comme ceux qu'on croisait le plus souvent, infoutus de faire autre chose que de survivre au jour le jour, toujours à deux doigts de clamser et qui passaient leur temps à geindre. Ça non. Tank — c'est comme ça qu'on a commencé à la surnommer après qu'elle a assommé à coups de boule un rôdeur, un crétin qui avait pas eu assez de jugeote pour comprendre qu'il avait pas affaire à de la chair à viol — Tank connaissait bien le désert. Elle était pas bien vieille pourtant, en tout cas elle en avait pas l'air. Mais elle avait le teint des gens du désert, mat, tanné, qui tranchait avec ses yeux tellement clairs qu'on savait pas trop s'ils étaient bleus ou verts, et avec ses cheveux courts et clairs aussi, vaguement roux. Elle en avait le physique, sec, maigre et dur comme la pierre, mais vive, comme les petits lézards des sables qui constituaient l'essentiel de nos repas depuis qu'elle traçait avec nous. Ça changeait des blattes qu'on avait l'habitude de bouffer avant. Petit à petit, elle s'est aussi mise à nous indiquer des points d'eau, des abris improbables qu'elle retrouvait parfois en pleine nuit, sans autre lumière que les étoiles. Même le vieux a fini par lui demander conseil, de temps en temps. Notre pack de vingt-trois lascars, de vétérans défroqués et déserteurs, ultime vestige de batailles dont tout le monde se foutait éperdument, a fait sienne la crasseuse, la pipelette toute en nerfs qui s'était mise en tête de tracer avec nous. Délurée et infatigable, en contraste complet avec nos tronches abîmées et fatiguées, elle est devenue notre mascotte, notre petite sœur, et gare à celui qui lui cherchait des noises. Pas qu'elle ait besoin de nous, elle savait se défendre. Plus d'un pékin croisé autour des puits a passé un sale quart d'heure à trop jouer au Casanova de bas étage. Plus d'une Casanovette aussi, puisque Tank était plus orientée gazon que piquet. Non que ça nous pose problème : on était tous beaucoup trop vieux pour la voir autrement que comme une enfant, fille ou sœur.

Comme une gamine, elle parlait tout le temps. Elle connaissait tout le monde aussi, et tout le monde la connaissait. Elle était née dans le désert, ça faisait pas un pli, tandis que nous, nous étions des nouveaux, des puceaux, avec à notre actif seulement une petite décennie passée à arpenter le sable et la roche. D'où elle venait, elle nous a pas dit. Ça nous intéressait pas de toute façon. Peut-être qu'on aurait dû se poser un peu plus la question. Quoi qu'il en soit, on a fini par savoir.

Ce jour-là, on est tombé au pire endroit, au pire moment. « La chance nous sourit les gars, de toutes ses dents ! Gaffe à la morsure ! » a rigolé Tito. Ce guignol, y a que lui pour réussir à se marrer dans un moment pareil. Son humour le perdra, même si lui soutient que c'est la seule raison pour laquelle il est encore en vie et pas enseveli avec sa compagnie sous trois mètres de sable. Peu importe, on a morflé. Perdus en pleine plaine, sans un bosquet ni rocher à l'horizon, on a essuyé une saloperie de simoun. On l'a vu venir de loin. Un mur de poussière, haut comme le ciel. Une putain de tempête de sable biblique. Le vent était tombé autour de nous, mais ça turbulait sévère en face. On s'est arrêtés. On a fermé nos clapets devant le spectacle. Même le vieux a arrêté de ronchonner. Tous sauf Tank. La gamine s'est mise à rire. Un petit ricanement d'abord, puis de plus en plus fort. Un fou rire, un rire de dément, à s'arracher les cordes vocales et à concasser sa cervelle. Un rire qui nous a foutu la trouille. Elle s'est tournée vers nous. Un grand sourire découpait son visage. Il disait deux choses : qu'on était morts, et que c'est elle qui nous emmenait en enfer. Et puis elle a foncé. Droit sur la tempête. Et nous on a suivi.

Je peux pas vous dire ce qui s'est passé. Tout ce dont je me souviens, c'est le sable qui me ponçait la gueule, la poussière qui me brûlait les yeux, et le vacarme qui me broyait les tympans. Et Tank, toujours devant, toujours à mener la charge, à nous tirer de l'avant, droit vers la mort. Et nous qui continuions, pourquoi je sais pas, mais qui la suivions, comme un chien suit son maître. Je sais pas combien de temps ça a duré, combien de temps on a tenu. Ce qui est sûr, c'est qu'on a tenu. On s'est même pas posé la question. Il fallait qu'on tienne, jusqu'au bout, qu'on lâche pas, rien. Alors quitte à en crever, on a tenu. Et puis à un moment, pour qui pour quoi, on a su que c'était bon, qu'on allait s'en tirer. Tank nous avait traînés jusqu'où elle voulait sans réussir à nous buter, têtus qu'on était, et maintenant elle nous promettait un abri, une issue. Même pas besoin de le dire à haute voix, on le savait. On avait passé un test. De quelle sorte je sais pas, mais on l'avait passé, on avait tenu, et elle nous offrait sa miséricorde en récompense.

On a fini par arriver quelque part. C'était le milieu de la nuit, quoiqu'avec le sable qui saturait l'air on faisait plus vraiment la différence avec le jour. On n'y voyait rien mais Tank a avancé, tout droit, jusqu'à tomber comme par miracle sur une pauvre lampe tempête qui battait dans le vent. Personne a rien dit en la voyant. On avait à peine assez de force pour mettre un pied devant l'autre. On était debout, c'était tout ce qui comptait, c'était tout ce qu'on pouvait encore faire. Derrière la lampe, il y avait un gros caillou posé de travers sur la roche du reg. On a pris le chemin qui passait dessous, les yeux et la bouche fermés à la poussière qui y tourbillonnait. Ça descendait. Et puis on a passé un coude et le vent et le sable sont tombés. On a tous expiré un grand coup, et on s'est écroulé.

Quand on a rouvert les yeux, une sale troupe nous tenait en joue. Rien à voir avec les bouseux tremblotants qu'on croisait dans les patelins du désert. Ces gens-là nous attendaient de pied ferme. Nos tronches de clodos, qui foutaient les jetons aux gratte-poussière, avaient pas l'air d'avoir beaucoup d'effets sur eux. Autant de gonzes que de gonzesses parmi eux, et je sais pas lesquels me foutaient le plus la trouille. Puis nos cervelles ont commencé à se rallumer et des détails à nous sauter aux yeux. Leurs tatouages ; leur équipement, hétéroclite mais bien entretenu ; et surtout l'esprit de corps, de meute, qui émanait d'eux. C'était des maraudeurs, probablement pas un gros clan parce qu'on reconnaissait pas leur emblème, mais une bande d'enfoirés quand même. Tank nous avait traînés droit sur un nid de vipères, et ça avait pas l'air de la perturber plus que ça.

Les brutes se sont écartées pour laisser passer un petit bout de femme. Une nana pas bien grande, mais affûtée. Tranchante même. Ç'avait l'air d'être elle la patronne, malgré la marmaille qui s'accrochait à ses basques. Vu comment les golgoths locaux, qui faisaient bien deux fois sa taille et quatre fois son poids, mouftaient pas une cacahouète devant elle, c'était assez clair qu'il fallait pas l'emmerder. Elle nous a examinés de haut en bas, et on n'a pas fait les malins. Et puis Tank s'est levée, a enlevé son écharpe et ses lunettes, et lui a fait un grand sourire. La nana s'est arrêtée, a haussé un sourcil. Alors Tank s'est jetée à son cou en gueulant « Salut grande sœur ! ». On s'est regardés, et on s'est tous demandé dans quel merdier on s'était encore fourrés.

Ladite grande sœur a esquissé une accolade avant de soupirer :

« Ça t'amuse de te pointer chez moi comme ça ?

— J'étais dans le coin, je me suis dit que j'allais passer te dire bonjour. Mais si t'as un bout à grignoter, je dis pas non. »

La grande sœur de Tank lui a jeté un regard, qu'elle a ensuite braqué sur nous. On s'est fait tout petits.

« Toujours aucun respect pour les règles à ce que je vois. Allez, viens avec moi. »

Elle a fait signe à ses chiens de garde, qui nous ont laissé passer mais seulement après nous avoir foutus à poils. Littéralement. Des gens prudents.

Mais on a eu à bouffer, de la vraie graille comme on n'en avait pas vu depuis des mois. On s'est fait péter la panse à grands coups de pain dur comme du bois et de bique raide comme de la semelle, le tout arrosé de bibine pisseuse. Le paradis sur cette terre foutue. La sœur de Tank, Sara, avait l'air contente de revoir sa frangine. Nous aussi on a fini par se laisser aller à papoter à droite à gauche avec les gens de la Crevasse, comme s'appelait le patelin. C'étaient pas des maraudeurs finalement, ou alors une sorte qu'on connaissait pas. Rien à piller dans le coin, du sable et du caillou à cent bornes à la ronde, et pas de char ou de caravelle pour organiser de grands raids. Ils avaient l'air d'être installés ici, dans le canyon qui s'ouvrait sous la plaine. À l'abri des tempêtes, ils cultivaient du sorgho et ils élevaient des chèvres autour de la source qui y coulait. Et pourtant ils ne ressemblaient pas aux damnés de la terre qu'on croisait d'habitude. C'étaient des guerriers, hommes et femmes, en même temps que c'étaient des fermiers et des parents. C'était ça le plus étonnant, la quantité de marmots qui courraient partout dans le village. Une gonzesse sur deux avait l'air enceinte et tous les barbus avaient en permanence au moins un chiard dans les bras et deux dans les pattes. Malgré ça le village était au trois quarts vide. C'était étrange, mais on arrivait pas à comprendre en quoi.

C'est Gros qui a capté le premier. C'était peut-être pas la meilleure sentinelle du monde, mais sa cervelle tournait plus vite que la moyenne. Depuis un moment il griffonnait dans le sable l'emblème de la Crevasse, l'espèce de glyphe cabalistique qu'on trouvait partout dans le coin et en particulier inscrit à l'encre sous la peau des locaux. Soudain il s'est tourné vers nous. Il a recommencé à le dessiner, mais en traçant les traits dans un ordre bien précis, et là on a vu ce qu'il avait vu. Et on a compris à quel point on était dans la merde.

Bien sûr c'est à ce moment-là que les choses se sont un poil précipitées. Un gamin est arrivé en courant pour parler à Sara, qui n'a eu que le temps de se lever.

Un gonze crasseux a écarté la toile de la tente où on finissait de siroter le caoua local, une espèce d'infusion de racines à faire se lever un mort. Le type était tout maigre, mais grand, bougrement grand, avec une longue barbe filasse grise de poussière et de terre, comme le reste du bonhomme. Un grand chapeau de desperado lui cachait le visage, c'est pour ça que nous autres il nous a fallu quelques secondes de plus que nos hôtes pour le reconnaître. Mais quand il a levé ses yeux absinthe sur nous, on n'a plus eu de doute. Il a commencé à avancer, tranquillement. Il mâchonnait un bâton de réglisse, et même s'il était pas discret le bruit aurait pas dû s'entendre autant dans une si grande pièce. Il nous a passés en revue un par un, nous les vingt-trois types qui n'étions pas censés être là, chez lui, dans la maison de ses parents. Un par un, dix autres types comme lui sont rentrés dans la tente, de tous les côtés, bloquant les issues. Le premier, l'aîné, a fini par arriver devant Sara. Il a tapé ses bottes sur le sol pour en faire tomber la poussière, frotté ses gants sur son manteau, avant de se débarrasser des premiers comme du second. Et là il a sorti un truc qui nous a laissés comme autant de paires de ronds de flan :

« Salut, petite sœur. »

Il a embrassé Sara sur le front — Sara qui n'avait plus l'air de pouvoir vous trancher la gorge à coups de dents si vous l'énerviez un poil trop. Sara qui avait le regard d'une petite fille pour son grand frère qui revient de loin, les yeux brillants et le rose aux joues. Et puis le grand bonhomme a vu Tank, et il s'est figé. Il a souri. Et puis il s'est mis à rire, et ses dix frangins se sont mis à rire avec lui. Les onze fous furieux dont les noms faisaient trembler tout ce qui survit dans le désert, qui régnaient de fait sur cette terre foutue, ces onze monstres responsables de tant de massacres et de morts aux quatre coins de la zone qu'ils en étaient devenus des légendes, ces onze bonhommes étaient là devant nous, et ils riaient, ils riaient de voir leur famille réunie, de découvrir leur petite sœur, la benjamine, de retour au bercail alors qu'elle était perdue depuis si longtemps. Ils riaient, de bon cœur, de joie, comme des gens normaux. Ils riaient, et Sara, et Tank, et la Crevasse tout entière riaient avec eux. Leur rire célébrait leur famille, celle dont le nom lui-même n'était plus prononcé, et je suis bien sûr que toute la zone les entendait, entendait l'annonce qui leur était faite, qui promettait des lendemains encore pires que les précédents, le chaos, l'apocalypse pour les colons, les pirates, les réfugiés de la guerre et les soldats qui la faisaient, tous ceux qui vivaient dans le désert sans en être les enfants. Les Onzains avaient été terribles, mais la meute au complet serait bien pire.

L'aîné, le chef, riait encore quand son regard s'est de nouveau posé sur nous, mais il ne se demandait plus à quelle sauce il allait nous manger. Nous étions ceux qui avions ramené sa petite sœur à la maison. Nous étions le pack qu'elle s'était choisi, nous étions de la famille. La Crevasse était notre foyer, et les Onzains nos frères, et le désert notre territoire. La marque, la douzième lettre, la lettre perdue de cet alphabet qui n'en comptait que treize, allait bientôt orner nos peaux, et le monde allait apprendre le retour du dernier clan, le douzième, le clan de la sœur. Le clan de Tank. Notre clan.

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