Te Regarder Souffrir

Lesaigne Paracelsia

Illustration de Adria Mercuri © - Je suis la chair"e" vivante de votre monde schizophrène - [Recueil Te Haïr Je Ne Peux] Socièté des écrivains


Toujours ces regards, ces yeux suppliants face à la webcam, ces corps tremblants, bouches avides de mots et de soupirs saccadés. Les mains s'agitent des deux côtés de l'écran. Nos pulsations sont les mêmes, la pulsion intacte. Je me dis que je la baise, que je sens son odeur, sa chaleur et que c'est ce qui me maintient dans un état d'excitation factice.


La crasse s'accroche à mes doigts, je n'arrive plus vraiment à atteindre les touches de mon clavier, La poussière s'est mélangée aux sécrétions, odeur lamentable de nuits sans sommeil, sans désir assouvi, l'écran même est rance. Pourtant, je ne fais plus attention à cela. L'explosion se rapproche enfin, mais elle jouit avant moi. Mes mains se crispent, je me fais mal lorsque la frustration écrase le bout de chair qui ramollit tout à coup.


La jeune femme reprend son souffle, puis rit, sa tête rejetée en arrière. Je vois sa gorge, ses mains autour de son cou. Elle se caresse encore, plus sagement, puis me regarde à travers l'œil de sa caméra. Elle me demande si c'était bon pour moi aussi. Je mens, j'essuie ma main sur mon pantalon et j'écris. Sur l'écran, dans le cadre, Yvan lui répond qu'il a pris son pied, puis elle enchaîne la conversation comme si rien ne s'était passé, tandis que je range mon manque. Elle se lève pour aller chercher son paquet de cigarettes ; sa nudité m'écœure tout à coup. J'ai envie d'en finir au plus vite, mais Yvan est un gentil garçon, un ado boutonneux amoureux. Tina a trente-cinq ans et cela semble l'exciter de rendre fou un petit branleur à peine pubère. Je n'ai plus besoin d'elle et je cherche encore parmi mes contacts, sur les tchats, cette chose qui me fera du bien, une âme à entendre, qui me passera par les couilles et me fera jubiler enfin. « JH cherche JF avec webcam pour échange coquin » – formule à la con pour consommation rapide, une satisfaction immédiate. La fenêtre de conversation de Tina clignote. J'entends l'alarme. L'écran vibre. Elle essaye de me parler ; je l'entends appeler à l'aide de son micro. « Mais qu'elle aille se faire voir ! » Je coupe le son, je la supprime, je la bloque


Sur un salon privé virtuel, je rencontre déjà Pénélope, je discute même avec une certaine Ingrid. La première est une vicieuse, sonne creux. Elle me donne volontiers son âge, se perd en descriptions. C'est encore une vieille sans espoir qui me déballe tout, me donne son adresse e-mail juste après deux minutes de conversation fictive. Je m'appelle Tristan ». Cette conne ne percute pas. Ingrid est plus sage. « Je m'appelle Ted ». Elle n'est pas intéressée par le jeu de la webcam – je serais déçu d'après elle. Celle-ci est une menteuse : Ingrid a quinze ans. Je sais que c'est un mec, mais je la laisse délirer. Elle me raconte qu'elle fait ça pour la première fois. Elle a peur de ces fausses apparences sur la Toile. C'est presque trop ironique émanant d'elle. Internet est un mensonge de plus dans sa vie. Ingrid me fait sourire, tandis que Pénélope se désillusionne devant sa webcam, la peau flétrie, les yeux vitreux, l'âme en rade ; elle pue la dépendance à ce monde virtuel où elle n'est plus qu'une personne quelconque, une vieille solitaire. C'est une pute qui veut encore pouvoir me faire bander. Je lui dis que j'adore ses seins, que j'aime sa peau, ces horreurs qui me fixent, décrépits. Je frôle le coma, j'ai la gerbe lorsqu'elle me montre son sexe meurtri, une étonnante végétation teintée rose m'impressionne juste assez pour que je l'observe quelques secondes encore avant que je ne réduise son show au néant. Ingrid envoie un smiley en forme de tête de mort et me débite des saloperies existentielles dignes d'un ado déprimé : « Il y a tant de beauté dans mon monde, rien à l'extérieur, je voudrais pouvoir y rester. » Si je lui demande où se trouve cet endroit spécial, je risque d'y passer la nuit.


La fenêtre de Pénélope s'affole. Elle pleure, dégouline de sincérité. Elle fait peine à voir ; je lui demande de se rhabiller. Ses yeux me fixent : je subis l'ire d'une paumée. Elle me plaît mieux lorsqu'elle est désemparée, lorsque sa colère me perce avec ces armes-là, qu'elle m'agonit de son mépris. Pénélope disparaît. Elle est hors ligne, je n'ai pas besoin de vérifier. Je sais qu'elle n'existe plus dans mes contacts. Ingrid m'annonce soudainement que je suis la dernière personne à qui elle s'adresse. Je pense qu'elle fait allusion au suicide, peut-être même ce soir. Toutefois, je suis tellement loin que ça ne m'atteint pas. Je lui souhaite juste bon voyage. Je me connecte à un autre salon privé. « URGENT ! Cherche plan cam avec JF ! ». Je vois la fenêtre d'Ingrid s'agrandir ; sa webcam est lancée. Ça m'intéresse tout à coup. En premier plan, fait inhabituel : j'aperçois des objets tranchants, des lames de rasoirs, un long couteau et un cutter, apprêtés sur un coussin blanc dentelé. L'espace d'un instant, j'ai l'impression d'assister à quelque chose d'inédit et d'étrange. Les mains fines d'Ingrid me montrent les objets un à un. Elle les touche avec délicatesse, les présente comme des articles uniques puis change la position de sa caméra. Je vois ses jambes fines, ses cuisses imberbes, un porte-jarretelles et une longueur qui ne trompe pas. Ingrid s'assoit, dispose l'appareil afin de dévoiler son visage. Pour un garçon, elle semblait plus douce. La finesse de ses traits pouvait prêter à confusion : une perruque blonde exagérait son androgynie.


— Je te dégoûte ?


— Non !


— Je ne veux pas mourir seul.


Je n'imprime pas vraiment. Je suis si fatigué que j'ai l'impression de répondre à côté, de visionner un mauvais programme télé. Je ne sais plus si je suis devant l'écran, si ce n'est pas une blague. Ingrid a cet air ahuri qui m'excite plus qu'autre chose. Elle m'écrit son véritable prénom. Je préfère Ingrid. « Yannick, tu restes avec moi jusqu'au bout ? ». Je ne me suis pas vu écrire le mien. J'inclus une réalité de mon existence dans cette vase irréelle qui me fascine néanmoins. Je me sens stupide d'un coup. « Tu veux jouir, Yannick ? » Elle me lit et reprend mes phrases avec un air sournois, aguicheur et, près d'elle, ces instruments pour s'enfuir en beauté.


Ingrid attrape un rasoir. Elle doit posséder une lampe de chevet qu'elle braque sur la scène. Presque sans voix, je ressens l'émotion dans mon sang. Ingrid se lève. Je ne vois plus que la moitié de son corps. Elle s'actionne pour le spectateur acquis que je suis. Elle passe avec douceur le rasoir sur son sexe, se dandine comme si c'était son amant qui la caressait. Elle tend bientôt la peau fine pour la découper sur la longueur. Ça ne me fait pas hurler. La tension s'exerce au contraire au bas de mon ventre, m'électrise. Cette chose répugnante me fait bander. Elle vacille ; le sang apparaît gris, violet par instant. Sa webcam est sûrement mal configurée, cela donne un côté fou à son scénario, presque surréaliste.


Ingrid frémit. Elle épluche son sexe comme si c'était quelque chose de singulier, puis attend ma réaction. J'imagine ses doigts rougis sur les touches lorsqu'elle me répond : « Tu te branles vraiment, Yannick ? » Cette façon d'écrire mon nom à chaque fin d'interrogation a une connotation des plus séduisantes. J'ai même l'impression de l'entendre, la sensation que c'est moi qu'elle découpe. Je me branle vraiment.


Ingrid attrape le couteau de cuisine. Elle s'assoit face à moi, me montre l'arme, darde sa langue sur la lame, illusion d'un ange frappé de démence qui me sourit sous la lumière de ces projecteurs de fortune. Le rouge à lèvres autour semblant noir par moments la rend diabolique. Ingrid écarte le coussin et les autres objets ; elle m'écrit encore.


« C'est mon dernier sacrifice au monde, Yannick. Je te l'offre. Tu ne m'oublieras pas, Yannick ? » Je lui écris ce qu'elle veut entendre. « Je t'aime, Ingrid. » Ça l'amuse. Elle se rapproche pour enfoncer ses doigts sanglants dans sa bouche. Elle mime une fellation, avale, s'étouffe presque. La salive n'y change rien : je reste figé.


Ingrid a les larmes aux yeux. Rien ne me dérange. Je ne comprends pas pourquoi le choc ne vient pas. Je trouve au contraire que sa mise en scène est touchante. Elle s'arrête, essuie ses larmes, le couteau encore en main, puis se relève. Elle met sa queue sur la table, comme un vulgaire bout de viande. J'ai la vision instantanée d'un petit bras sanguinolent, puis le couteau d'Ingrid se balade sur son appendice ridicule. Elle recommence sa danse étrange, se frôle encore avec le couteau, puis elle tranche. J'écarquille les yeux, m'approche de l'écran comme si je pouvais traverser pour mieux voir encore et participer. Elle taillade avec une lenteur incroyable – C'est inimaginable. Ça me répugne un moment, mais rien n'arrête ma main. Ingrid s'assoit à nouveau. Elle semble suffoquer, ses mains se contractent dans le vide. Elle regarde ensuite l'écran, se rappelle qu'on l'observe. Son torse gonfle puis se tue ; elle donne l'impression d'avoir fait un cent mètres. Elle lâche le couteau pour s'étreindre. Tout le sang qui s'écoule d'elle finit sur son corps, son visage. Dans un effort considérable, elle attrape son sexe pour le sentir de nouveau contre sa peau. Elle le lèche, l'engloutit. J'explose. Ingrid saigne, respire, expire, se meurt, m'offre l'extase. Ça gicle sur mon écran, mon clavier, mon ventre, mes cuisses, le visage d'Ingrid qui agonise, dont les yeux se révulsent. Elle ouvre la bouche ; je ne sais pas si elle crie, mais elle se débat, se lève. Sa démarche est incertaine et lente.


Lorsqu'elle disparaît véritablement de l'écran, je ferme sa fenêtre, je la supprime et la bloque. Je me redresse. Mon corps tremble un peu encore sous l'effet de la jouissance. Je cherche un mouchoir pour tout essuyer. Rien ne me reste ensuite. Je suis déconnecté de ce monde-ci pour replonger dans le mien : plus de pixels et de fentes humides, de fentes virtuelles, plus d'Ingrid et des autres. La tête sous l'eau, tout s'en va. J'émerge dans un autre monde moins chaotique et indéfinissable. Demain sûrement, je chercherais autre chose, tout plutôt que l'ennui. Rien ne me dérange, rien ne me trouble plus.

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