Tentative

Patrice Saucier

L’autre jour, j’aurais tellement voulu te rencontrer, prendre mon courage à deux mains et, vers toi, m’élancer afin de te dire simplement que... que je m’appelle Gérard Lampron et que j’habite rue de Bullion dans un modeste appartement que je partage avec ma mère qui remplit bien sa robe de chambre en ratine et qui vide ses verres de vin de dépanneur à une vitesse folle, comme si un gros méchant voleur lui collait le canon de son fusil sur sa tempe en lui criant «cul sec, salope!», que si je m’appelle Gérard, c’est en raison d’une tradition familiale qui exige, et ce, depuis neuf générations, que l’aîné de la famille soit baptisé Gérard, que je triche parfois en me prénommant Johnny ou Blake à toutes les jeunes femmes que je rencontre.

Au lieu de ça, j’ai pris mon café tranquillement et, le temps de te contempler de la tête aux pieds, de ton chignon à tes bottes de cuir, en passant par tes yeux pairs, ton cou sans bijou et la peau de tes cuisses, agréablement dégagée grâce à cette mini-jupe qui me faisait... oui, qui me faisait... pffff... j’ose pas le dire, de peur que maman me surveille, j’ai eu comme une idée... Oui, quelque chose de fou, à hurler de délire, quoi. Oui, je me suis vu dans ma voiture, une rutilante japonaise, mais très usagée tout de même. Tu prenais place dans le siège passager et je t’ai dit «attends, j’en ai pour quelques minutes». Tu as voulu m’accompagner et j’ai «non». Parce que je ne voulais pas que ma mère meure d’un coup en te voyant. Elle aurait entrevu l’abandon prochain qui la guette et... elle m’aurait passé un de ses savons! Quoique l’idée qu’elle crève me semble plutôt bonne. J’aurais l’appartement pour moi tout seul et après m’être débarrassé du cadavre de ma mère, on pourrait faire ce que... ce que... deux amants auraient fait en temps normal. Savais-tu que j’étais un as, moi, au Scrabble? 

Ce petit projet, je le garde pour moi, je ne voudrais surtout pas t’effrayer avec. De toute façon, je connais très bien la suite de l’histoire... Mon portable va sonner, je vais répondre, c’est logique, j’entendrai la voix de ma mère me demander quand je rentre parce que c’est bientôt l’heure de son médicament, une voix intérieure dira «tu sais où tu peux te le foutre, ton médicament?», une voix intérieure, plus sage celle-là, me murmurera «dans le cul et c’est bien normal puisque c’est un suppositoire», je serai forcé alors d’annoncer mon retour à l’appartement le plus rapidement possible et ma formidable histoire d’amour mourra de sa belle mort dans ton verre à cocktail ou de façon plus romantique, dans tes yeux ou sur tes lèvres.

Alors, je te laisse dans ma mémoire, au cas où ma mère m’appellerait pour venir la rejoindre dans le salon. «Mon fils, tu te souviens d’Aurore Dupré, la fille de mon amie Aline? Elle a vu une photo de toi et te trouve bien joli». En moins de deux, je serai marié avec cette tarte et lorsque je me présenterai flambant nu au-dessus d’elle pour le devoir conjugal, ton image reviendra. Tes beaux yeux rieurs, ton sourire ceinturé de ce rouge à lèvres magnifique, rouge comme ton ardente personnalité et ton corps de déesse agiront divinement sur ma tige... 

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