TER 8442

molly

Atelier d'écriture : écrire un incipit à la façon de Carson McCullers dans Le coeur est un chasseur solitaire. Autrement dit, décrire un couple au sens large du terme, un duo, par le biais de ses habitudes, sa routine, ses manies.


Il y avait dans le TER 8442 entre Barbechat et Nantes deux voyageurs qui s'asseyaient toujours l'un en face de l'autre. Du lundi au vendredi, le matin et le soir, ils montaient dans le même compartiment et prenaient les mêmes sièges, commençaient et achevaient ensemble leur journée. Elle lui réservait la place lorsqu'il arrivait un peu en retard, posant simplement son sac ou son écharpe. Au fil du temps cette précaution était devenue inutile : les autres passagers savaient et, même lorsqu'il ne restait plus d'autre endroit où s'asseoir, restaient sans broncher dans l'allée centrale. Pourtant elle perpétuait cette délicate attention qui s'était muée en une formule de politesse, chaque fois répétée et saluée d'un sourire.

Elle, c'était une jeune fille encore, oscillant entre deux âges, pas tout à fait femme mais plus vraiment enfant. Elle s'habillait court même en hiver et prenait un malin plaisir à dévoiler ses jambes, mais un regard insistant faisait rapidement monter le rouge à ses joues. Elle détournait les yeux et tirait sur sa jupe dans l'espoir de gagner quelques centimètres. Son visage était joli mais en chantier. Elle avait assurément les traits fins, une certaine intensité dans le regard et les différents éléments – nez, bouche, menton, front – s'assemblaient harmonieusement. Seulement, elle n'était pas encore en pleine possession de la multitude de possibilités que lui offrait sa beauté naissante. Elle était un être hybride car inachevé et la candeur de son sourire contrastait de façon troublante avec ce corps dont elle s'appliquait à faire un objet de convoitise.

Lui, c'était presque un vieux déjà. En dépit de son allure relativement bien conservée – il avait de larges épaules qui surplombaient un torse pas trop empâté – ses genoux le trahissaient lorsqu'il restait longtemps debout. C'était un vieux beau. Il prenait un soin tout particulier à s'apprêter. Il coiffait en arrière ses cheveux grisonnants et de moins en moins fournis. Il n'oubliait jamais de se parfumer et elle devinait, rien qu'en respirant, quand il entrait dans le train. C'était un parfum pour femme, Loulou de Cacharel, dont il s'était aspergé un jour sans le faire exprès et n'avait jamais réussi à se défaire tant l'odeur l'avait séduit. Il détestait se sentir décliner et faisait tout pour camoufler les dégradations du temps. Il appréciait le sac ou l'écharpe que la jeune fille posait à sa place car la délicate attention justifiait aux yeux de tous qu'il s'asseye pendant le trajet. Dans toute autre situation sa fierté lui aurait interdit de se reposer, et ce rituel amical économisait ses rotules capricieuses. Il était de ces vieux contradictoires qui pestent en silence quand les jeunes ne cèdent pas leur siège mais leur aboie littéralement dessus lorsqu'ils ont la malheureuse gentillesse de le lui proposer.

Ce tête-à-tête silencieux était une chorégraphie invariable. Des mois plus tôt, le jour de leur rencontre en quelque sorte, il avait remarqué avec amusement qu'elle buvait la même chose que lui : un cappuccino dans un gobelet en carton, acheté dans un café miteux. Il s'était aussi rendu compte qu'elle arrivait à la dernière minute, rouge et essoufflée, le mardi et le jeudi matin, sans cappuccino : la semaine suivante, il avait commandé deux gobelets ramollis et lui en avait tendu un. Le lendemain elle avait hésité à passer à la cafétéria et s'était ravisée : il l'attendait à leur place, une tasse fumante dans chaque main. Ils sirotaient leur breuvage et se partageaient le journal : elle se penchait sur l'horoscope et il se heurtait aux mots-croisés. C'était d'ailleurs là les seules paroles qu'ils échangeaient : elle lui lisait à voix haute les quelques lignes concernant son signe astrologique (ils étaient Lion tous les deux) et proposait parfois (lorsqu'elle le sentait vraiment agacé) une solution à l'introuvable mot en trois lettres. Elle ne croyait pas à l'horoscope et il était terriblement mauvais aux mots-croisés.

Un jour, un voyageur se pencha vers lui et dit : « On vous a déjà fait remarquer que votre petite fille ressemble à Lady Diana ? ». Il secoua la tête pour répondre non : « Jamais, mais je prends ça pour un compliment. » Il ne prit pas la peine de corriger cet inconnu qui les croyait de la même famille. D'autres les prenaient manifestement pour un couple. Après tout c'était assez fréquent, de nos jours, ces hommes trop vieux qui s'entichent de filles trop jeunes. Les amateurs de scandale se reconnaissaient à leur moue moralisatrice : trapèzes tendus, mâchoires serrées, ils se cramponnaient aux barres en métal, aussi raides qu'elles, se tenant le plus loin possible de cette aberration mais incapable de détourner le regard, avides de saisir le geste déplacé qui viendraient confirmer leur soupçon et nourrir l'anecdote croustillante qu'ils ne manqueraient pas de raconter ce soir à table.

De gestes déplacés, il n'y en avait jamais. Il lui était reconnaissant de lui éviter les discussions laborieuses sur le temps qu'il faisait avec les gens de son âge mais dont la compagnie lui donnait envie d'aller nourrir les pissenlits par la racine. D'autant plus qu'il détestait cordialement les roquets, accessoire incontournable de beaucoup de vieilles dames, et les roquets le lui rendaient bien : l'ourlet de son pantalon portait les séquelles d'une attaque de caniche hargneux. Elle savourait leur complicité muette qui tenait à distance les indésirables. Elle s'immergeait dans ses livres et le Monsieur veillait à sa tranquillité. Elle avait toujours dans son sac un paquet de cochonneries quelconques qu'elle posait sur la tablette entre eux. Ils piochaient dedans à tour de rôle et les craquements de leurs dents sur les friandises étaient un code connu d'eux seuls. Quand elle était de bonne humeur elle picorait. Au contraire, lorsqu'elle avait passé une mauvaise journée elle mastiquait furieusement et ne laissait aucun répit aux bonbons : quand le train entrait en gare, le sachet était presque vide.

C'était une petite gare perdue dans la campagne. Sur les deux guichets, il n'y en avait la plupart du temps qu'un seul d'ouvert, et encore fallait-il être chanceux car les horaires étaient aussi illogiques que restreints. Il y avait quelqu'un tout au plus deux heures par jour et de façon discontinue.  Le déficit d'assiduité chronique du personnel contraignait les voyageurs à prendre le train en toute illégalité puisqu'il n'y avait pas de distributeur automatique de titres de transport. Certains, plus malins que d'autres (ou trop honnêtes), faisaient un détour par le café du coin pour acheter leur billet : les employés de la gare étaient, presque immanquablement, assis au comptoir à laper une boisson trop chaude en regardant tourner l'horloge. La gare, quoique petite, était la seule à des kilomètres à la ronde. Matin et soir, ses quais s'emplissaient aussi vite qu'ils se vidaient et un calme lugubre succédait  à l'agitation momentanée.

Pauline Bonvalet

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