TERRAIN, PULL UP
Vincent Vigneron
Derrière les containers, il observe la scène à loisir. En ce jour de fête protestante, doublement fériée car les enfants ont de haute lutte réussi à sécher les cours de la veille, le parking du Hornbach est désert. Habituellement berlines et utilitaires garnissent les flancs et le cœur de ce temple du bricolage. Andreas observe la scène lui brûler par anticipation la rétine. Les mains moites fébrilement occupées à palper les clés de son cadenas à vélo dans la poche de velours côtelé. Guère plus jeune que ses aînés à découvert là-bas. Les trois garçons, inspirés par un quatrième, avantageusement plus grand, foncièrement plus maigre et plus vif, roux, en salopette rayé, versent de l'essence dans le creux central choisi parmi les multiples nids-de-poule qui émaillent cette aire de stationnement. Une odeur si caractéristique dont les effluves lui parviennent, mensongères et irréelles, similaires au bouquet final d'une rosace de barbe à papa. Andreas sent la nausée toute proche si jamais il s'abandonne trop longtemps à son enveloppement. Le leader balance une allumette et un crunch irrépressible saisit l'atmosphère, un son amplifié de gazinière ouverte pour chauffer le repas du soir. Il les voit rire, il les entend danser, apaches, saltimbanques, et rehausser leurs visages et leurs mains de mille miroitements. C'est bon, on se casse. Qui a dit ça ? Délogé de la couverture où il s'embossait et semblait la tenue de rechange pour le sport, un chat miaulant, désœuvré et désarmé pour ce genre de massacre, bascule dans la fournaise. Un garçon recule, trébuche et tombe. Tous s'éloignent sans mot dire, arrachés à leur hilarité. Seul le coach de 14 ans à peine, ahuri par sa force, s'attarde devant le spectacle en se frottant les mains, il grimace, lance des jurons puis rejoint en l'invectivant le reste de sa troupe déjà migrant au-delà de la haie de gardénias. Tout le monde est parti. Andreas, le jeune témoin, derrière les containers, pleins du matos ébréché des chantiers, des planches et des briques contrefaites ou disqualifiées par l'usure, demeure encore caché quand la nuit tombe. Il observe la scène plus longtemps que prévu. Une cascade d'émotions l'a saisi et le cheville, le force à sortir de l'ombrage. Avisant que nul voyeur ne peut le surprendre, il quitte sa cachette et avance vers le feu.
Ce souvenir d'enfance, comme tant d'autres, danse dans le formol, désincarné, tranché dans la langue vivante, meurtri dans la mémoire impartageable, il n'est plus mais il danse quelque part, dans un espace sombre et inquiet, il n'est jamais convoqué mais au détour d'une fatigue, d'un effort physique, d'une longue attente au guichet, il se manifeste. Il serait étonnant d'en trouver trace écrite. Malgré tout, Andreas tient un journal intime depuis l'âge de huit ans. Il y confie ses faits d'arme, l'encorbelle de paninis (joueurs glorieux), le couronne par la photo du grand-oncle chasseur de renard (ancêtre glorieux) qui un jour a bouclé l'ascension du Mont Siegfried en moins de seize heures, l'incruste de tickets de karting (parcours glorieux) et étale une litanie d'heures glorieuses, de climax rendus possibles par son énergie, sa détermination, sa créativité ou celles de son entourage, de sa garde rapprochée, une suite minuscule d'événements qui fait courant, qui fait débit, qui bouscule la monotonie et l'ordinaire, une liste manuscrite mutante, au fil des pages et donc des années, à la calligraphie changeante, enfant, adolescent, adulte, de plus en plus ramassée et compacte, préparée pour l'urgence.
Sur toutes les pages de l'année 1997 sont collées des cartes postales. À cette époque il les achetait en double exemplaires et en envoyait une chaque mois à l'émission ZDF Hit-Parade pour soutenir son artiste préféré et ainsi contribuer à son succès. Il s'ingéniait à produire la plus belle carte possible, à l'orner de dessins solaires, riants et bucoliques avec parfois tout en bas, dans le coin réservé à la signature, une guitare électrique, branchée on ne sait où, sans doute dans une meule de foin. Sa supplique se voulait argumentée mais forcément limitée à quelques lignes. Beaucoup d'enfants s'en tenaient à « cet artiste doit gagner, c'est le meilleur » mais Andreas voulait convaincre le jury d'un dessein plus grand, il souhaitait que l'on sente en creux une portée métaphysique et que l'on entérine ce qui ne pouvait qu'être dans l'ordre des choses.
Il répétait l'opération une deuxième fois afin de conserver une archive. Il collait le timbre et à cet instant goûtait à quelque chose d'irréversible. Souvent son poulain gagnait. C'était jour de liesse. Il se sentait influent. Mieux, il en était convaincu. Maître des cieux et des océans. Il préférait toutefois les cieux, quand les océans sont bornés de terres et de glaces. Dès qu'il est entré en apprentissage chez Lufthansa, cette vie de fan s'est close sur elle-même. Il ne voulait plus exister à travers un autre. Dans les chambres d'hôtels, entre deux vols, il lui arrive parfois de regarder distraitement des télé-crochets. Il pourrait soutenir cette fille pop avec des cothurnes (totalement barrée) en envoyant un sms mais il n'en fait rien. De toute façon son portable est systématiquement éteint depuis le réveillon 2014. Quant à son téléphone professionnel, bien que fonctionnant, il est recouvert de signes kabbalistiques dessinés au marqueur, comme tagué.
Chaque nuit il rêve d'une foudre, charpentée comme le tronc d'un arbre aux branches innombrables, qui vient frapper le nez de son avion. Au lieu d'abattre l'appareil, elle lui insuffle une énergie propulsante capable de le maintenir indéfiniment en vol. De quoi enchaîner des milliers de révolutions autour de la Terre. Cette foudre pénètre toujours le cockpit par la droite, de son côté, et une aura vibrionnante le saisit et le happe vers le ciel. Sur l'aplomb d'une tangente faite de vocifération et de vitesse, il se voit survoler les étendues immenses. Il se voit comme on voit son avatar dans un jeu vidéo. Il se voit comme on voit son corps, toujours allongé sur le lit d'hôpital, dans une expérience de mort imminente. Il se laisse griser par les puissants éclairs, ses alliés. À ce moment du rêve il ne sait où se situe l'avion et il s'en moque. Il a depuis longtemps dépassé toutes les contingences. Porté toujours plus haut par le roulis, le vent fatal du marteau de Thor ou d'une quelconque mythologie qui fut un instant au carrefour de sa vie. Peut-être a-t-il lu un manga dans lequel le héros est enlevé par la foudre ou commande aux éléments ? Il l'a ensuite recomposé. Ce qui ne suffit pas à expliquer une telle prégnance et la raison d'un songe si récurrent. En réalité il ne fait pas ce rêve toutes les nuits. Cela semble plus romanesque alors c'est ce qu'il dit à sa compagne, les jours où il se sent d'humeur à parler. Il y a un côté romantique, ténébreux et wagnérien à habiter ce genre de scénario. Mais le contexte, pour un copilote, n'en demeure pas moins banal. Combien de gens rêvent de leurs boulots ? C'est très fréquent. Mais combien de gens travaillent à 9000 mètres d'altitude ? À 800 km/h ?
Du coup, le lyrisme d'une telle vision le regonfle un peu. Rien ne pourra le vêtir d'un costume anodin. Pour le moment il ne raconte le rêve de la foudre qu'à sa compagne car elle est, au réveil, la seule auditrice disponible. De plus, elle le cajole, le rassure tu risques rien, mon chou mais voyant qu'il ne s'agit pas d'une problématique de peur mais d'ego, le rassure à nouveau et dans la direction idoine tu es le dieu du tonnerre.
Andreas prend des médicaments depuis 2008. D'abord par intervalles puis en continu puis en cocktail quotidien. Son rêve pourrait avoir une origine chimique. Une étiologie comme disent les médecins. Juguler la tristesse ou le désespoir s'accompagne chez lui d'un effet rebond sur la confusion mentale voire les états oniriques. « Vous devez vous en accommoder car la molécule idéale n'existe pas ». Sa colère contre le corps médical n'entrave en rien la boulimie du soin, la quête de la pilule. Tout au long de son parcours professionnel, il multiplie les visites, prend des rendez-vous et en annule certains au dernier moment, se fait porter pâle, essaie de contrefaire tampon et signature pour prolonger un arrêt ou obtenir du Temesta, pénètre dans le cabinet sans y être annoncé en prétextant toujours l'urgence, harcèle des secrétaires au téléphone, monte dans les tours et dégoupille complètement, renverse le soliflore où veille une orchidée, inonde le bureau de la jeune assistante et lui apprend qu'elle n'a rien de mieux à faire que s'immoler vu son incompétence.
Bien souvent, en rentrant chez lui en claudiquant, il regrette son comportement. La gestion de ses nerfs et de son état mental le préoccupe. Il voudrait être zen et respirer calmement, quelle que soit la tempête. Respirer d'une ample mesure. Le ciel est l'endroit idéal pour changer de perspective. Pourquoi n'arrive-t-il pas à s'y ressourcer durablement ? Que lui manque-t-il ou qu'a-t-il en trop ?
Il monte les escaliers fiévreusement, les néons lui font mal aux yeux, la minuterie s'arrange pour céder au palier le plus traître, le laissant dans l'obscurité et le virage du colimaçon au détour duquel sont entassés les obstacles invisibles des sacs poubelles. Il attend le prochain vol avec angoisse. Ou alors il piaffe d'impatience, se voudrait à Kuala Lumpur, casquette, costume et ailes platines sur le revers, irradiant le style et le panache. Comment peut-il accepter de rester copilote alors que le monde l'appelle ? Il se souvient de cette scène dans Scarface où un zeppelin aimante la nuit de Miami avec son message électif « the world is yours ». Dans sa chambre d'enfant une affiche d'Al Pacino protégeait sa tête de lit comme une image votive. Mais quand il se promène dans les rues de Düsseldorf ou de Munich il ne ressent que mépris pour ces gamins, à peine plus jeunes que lui, l'arcade sourcilière rasée en diagonale, l'attribut de Tony Montana. Les stars sont inimitables et vouloir les imiter est au mieux médiocrité au pire blasphème.
Il monte les escaliers et ouvre la porte sur laquelle sa copine a décalqué le sourire du chat du Cheshire. Le judas au-dessus, un œil de cyclope. L'étagère du salon est consacrée aux maquettes d'avion, du planeur à l'Airbus. Une réplique du MIG mortel de Youri Gagarine trône sur la table basse. L'armoire à pharmacie est consacrée aux piluliers, de la vitamine à l'anxiolytique, maquettes à l'échelle infinitésimale des constellations tournant sans axe ni boussole au-dessus de sa tête. Un abus et un mélange qui le mènent à sa perte. Avec le peu de discernement réchappé au fond du verre, quand il a tout bu des amères potions, il se convainc un court instant qu'il ne peut pas continuer sur cette pente. Sa vie doit s'amender. Aucun projet ne peut aboutir dans cette addiction.
Par bribes lui revient le traumatisme du mois dernier, aux premiers jours de 2015, dans un froid de gueux, suspendu au balcon du dix-huitième étage, prêt à basculer dans le vide. La migraine l'avait ruiné et moulu, perçant les arcanes les plus profondes de son être. Ne sachant que faire, il était descendu à l'angle du café libanais et du taxiphone chercher de quoi fumer. Il ne s'adonne pas à la petite défonce, ne boit que rarement et court le marathon mais devant la coalition des douleurs constrictrices et lancinantes, le parpaing sur ses tempes, il a voulu essayer le traitement local. De retour sur le sofa, avant même d'avoir chauffé le bloc de résine, une sueur le saisit. Des spasmes couraient le long de sa nuque et de son dos. Dans un accès de paranoïa il imagina la police fracturer sa porte avec un bélier, le plaquer au sol et l'enchaîner à jamais dans un lieu sans altitude. Résolu à leur échapper, il enjamba le garde-fou. Les courants d'air s'engouffraient sous son pull. Il vit au sol une mosaïque de miraculeuses petites entités vertes et blanches, résistant encore et toujours à la dislocation ambiante. Il risquait de s'écraser dans le jardin japonais au pied de la résidence. Ses mains étaient moites et gelées, il glissait. Il dérapa et s'accrocha à la première chose qui passait : le drapeau jamaïquain du voisin du dessous, fixé comme une profession de foi sur le balcon de fer forgé. Fin de l'histoire en ce qui le concerne. Néanmoins s'infiltrent dans sa peau, depuis ce jour, des séquelles inédites.
Si les migraines lui accordent du répit, il sent un voile sur ses yeux, sa vue se trouble à la façon du curseur optique d'une paire de jumelles, calé sur les réglages du précédent usager. En montant les escaliers, sous la douche, en laçant ses chaussures. Cela apparaît dans les moments de transition entre le jour et la nuit, l'extérieur et l'intérieur. Une grande peur se soulève et mène son armée. Il ne peut laisser un problème de santé compromettre sa passion. Il est fait pour voler.
Son adolescence s'est pour ainsi dire passée dans les airs. Dès qu'il avait un moment volé à l'étude et à la discipline, pendant le week-end et les vacances, il rejoignait le Lufsportclub Westerwald, tout au fond d'une longue allée de graviers, crissant sous les pneus, menant à un graal dérobé à la vue du tout-venant. Andreas et son planeur.
L'avion le remorquait. Un rémora, un poisson giclant loin des fonds sableux, seul, obscurément seul, le seul habitant de cette contrée, forcément roi unique et unique sujet. Son émerveillement devant la vitesse et la légèreté emplissait ses poumons qui avaient peine à suivre. Dérivant au-dessus de la Rhénanie-Palatinat pour un cours de géographie hors du commun. Le « paysage de l'énergie », ses éoliennes aussi réduites que des roses des vents, langues de terre et chimères, à sa portée et inaccessibles, s'inscrivaient dans un maelstrom de sensations vertigineuses, d'odeur de crayon de couleur taillé jusqu'à plus soif, jusqu'à épuisement de la mine, d'un vert tonitruant à bras-le-corps sur les forêts de hêtres, plus mat et assourdi sur les vignobles, cuvée très spéciale en dormance avant retour de sève, volonté d'assimiler la nature à présent qu'elle n'est que drapés, puis volonté de virer pour le retour au sol, comme un bouquet final, une gerbe d'adieu à l'enfant aviateur, les coulées d'or décisives du colza, sorties de terre dans le seul but de cette apparition.
Toute cette beauté rendue possible et opérante par la grâce de la vue, un regard sans faille, un esprit sans tourment. C'est ainsi qu'il faudrait vivre, dans cette innocence. Les nuits où il ne fait pas de cauchemars ou de rêves de foudre, c'est ici qu'il repose, atteint une verticalité parfaite, délivré de tout et de tous. Il se revoit à l'aube de son premier enchantement.
Quelque part claquemuré dans un boudoir, cerné de recoins et de labyrinthes, le petit Andreas éprouve sa patience alors que des bruits de bottes se rapprochent, il ne désespère pas de venir à bout de l'adulte névrosé, accablé de doutes, qui le retient en otage.
Toutes lumières éteintes, son salon est un sarcophage. Derrière les rideaux, le ballet des scooters livrant des pizzas, va-et-vient des phares diffractés au plafond. Seuls demeurent le bruit des souffles et de la literie bavaroise d'époque. Il fait l'amour à sa femme, à la femme qu'il aime. Mais jamais les veilles de vol. Leur vie intime s'est dégradée et s'il n'en est pas responsable, qui l'est ? Beaucoup de sportifs choisissent ou subissent l'abstinence avant une compétition. Les plus grandes responsabilités, requérant elles-mêmes les plus grandes habiletés, s'accompagnent d'autodiscipline. Il s'imagine ainsi, homme de sacerdoce, à l'aura décuplée, embarquant pour une traversée transatlantique, sabre au clair comme un guerrier, esprit et corps affûtés. Un ninja, un moine Shaolin, un numéro 10, la crème de la crème. Il mélange leurs attributs et leurs fonctions et en tire une quintessence à même de le définir. Austérité avant l'action. On sait que les pilotes kamikazes du World Trade Center occupaient différemment leur dernière nuit.
Malgré les caresses et les baisers, le crescendo sur le bord de deux âmes, il ne peut se concentrer durablement sur le plaisir, inévitable moment présent qui s'impose universellement à nous dans l'extase et la souffrance, loin du drap il divague, comme toujours, comme souvent, le fermoir d'argent de son bracelet tinte contre le montant du lit et déjà il est parti.
Ce bracelet qu'il a acheté à Phoenix, Arizona, dans une échoppe d'artisanat indien. Des brins de licol torsadés censés conférer l'impétuosité du cheval et garantir à celui qui le portera autoréalisation et grand destin.
Au début de 2011 il avait intégré le centre de formation de l'aéroport Goodyear pour perfectionner les process en approche de piste et les liaisons avec la tour. Dès le premier soir un bizutage bienveillant l'avait mis dans le bain. Il était le seul Allemand mais il pouvait communiquer aisément avec la délégation suisse présente sur les lieux depuis quatre mois. Terminant un grand banquet dans une féérie de cotillons, les aînés l'aspergèrent, lui et les autres rookies, de crème fouettée et un éclat de rire général les vit rejoindre leurs chambres.
L'ambiance potache plaisait bien à Andreas et il rassurait sa copine par sms et par Skype. Celle-ci le voyait épanoui, la mine légère et souriante, il apprenait beaucoup et s'amusait dans un même élan. Mais le plus gratifiant pour lui était d'avoir été nommé tuteur de son groupe, en charge d'évaluation. Ce faisant il était reconnu comme un leader-né, à l'esprit d'initiative et de synthèse, à l'humeur égale, au sang-froid olympien. À l'issue de chaque semaine de formation, il s'envolait pour une reconnaissance à bord d'un bimoteur qu'il partageait souvent avec Helmut, le plus jeune et le plus malléable de l'équipe, un Tyrolien débonnaire, charmé de profiter du week-end avec un camarade si agréable. Ils longeaient le circuit des Apaches, une piste sauvage qu'il fallait une éternité avant d'atteindre tant l'étalement urbain de Phoenix monopolisait le territoire, ils bifurquaient ensuite vers le désert de Sonora, se chamaillaient à chaque fois au sujet des rares bicoques encore debout, l'un jurant qu'il s'agissait du Bates Motel de Psychose quand l'autre n'y voyait qu'un ancien relais postal désormais dans les limbes.
À la fin de son cursus, Andreas sécha les cours un matin de canicule et partit en randonnée. Il n'avait rien en tête, ni projet ni faisabilité. Il s'était mordu la lèvre au cours du petit-déjeuner et elle saignait encore quand il déboucha sur l'escarpement d'Impact Junction. Une tension dépourvue de centre de gravité raidissait son corps et son regard. Il s'assit devant ce champ sphérique creusé par les météorites. La gorgée de jus de cactus saguaro le fit s'étouffer. L'acidité rouvrit sa plaie. Sur ses chaussures de dockers le sang s'égouttait et laissait des impacts, rappelant les projectiles venus du ciel des millions d'années auparavant. Le sang ne restait pas frais et séchait aussitôt. Il se leva, se positionna au-dessus de la falaise, regarda le liquide topaze clapoter dans la bouteille d'un air mauvais puis tendit le bras à la rencontre du vide. Il resta très longtemps comme cela et quand il sentit la tétanie il changea de bras. Dans sa main la bouteille maintenait un vol stationnaire mais déjà menacé d'inquiétude. Il répéta plusieurs fois ce jeu de force, de contrôle et de volonté puis relâcha ses doigts. Avec un bruit de succion la flasque fila à toute vitesse vers le sol. Il commenta sa course en secouant les bras, ankylosés : CRASH !
Nous sommes le 24 mars 2015, le vol 9525 de la compagnie Germanwings, reliant Barcelone à Düsseldorf est parti depuis trente minutes.
Andreas semble enfermé dans un nuage d'osmose. Il répond à peine à son pilote et le regarde encore moins. Des pansements entourent ses ongles. Ce matin un arrêt de travail a été émis à son nom. Cet homme n'est pas en état de voler. Tout ce qui a été sa vie ces dernières années s'est contracté aux dimensions d'une tête d'épingle et il n'en reste rien de visible, pas même un sédiment ou une lueur rémanente. Il a passé la nuit à chercher sur internet la répartition du nom de famille LUBITZ dans le monde. Il a été déçu d'en trouver autant. Il y en a beaucoup en Argentine, Dieu seul sait pourquoi. Le verre teinté de ses lunettes dissimule sa peur. Pourtant il est déterminé. Et il est étrange de croiser autant de détermination avec si peu de motifs rationnels pour l'étayer. Il est disposé à l'action sidérante mais au fond il ne sait pas vraiment pourquoi cette action s'impose à lui. Quelques minutes avant d'embarquer, il a voulu tout annuler. Il est allé plusieurs fois aux toilettes se soulager. Un enfant pourrait feindre le plongeon tête la première du haut du toboggan puis au dernier moment se raviser, se frotter les cheveux un peu gêné puis partir vers une autre prouesse moins impressionnante. Mais lui ne le peut. Il a déjà parcouru trop de chemin et faire marche arrière, retourner à la normalité, serait un effort plus grand encore. Surdimensionné. À cet instant la pensée des 149 passagers installés derrière son siège trouve-t-elle une brèche pour lui murmure nos vies coalisées ? A-t-elle encore une présence un tant soit peu concrète ? Songe-t-il qu'il va définitivement s'éteindre en laissant l'image, forcément partielle, d'un jeune homme souriant devant le Golden Gate ? Beaucoup de ses amis Facebook l'ont complimenté sur cette photo : « elle te met en valeur ». Oui, la valeur, le respect, la reconnaissance. Toute l'affaire est ramassée dans cette zone grise de l'amour propre. De l'amour de soi blessé.
Au loin s'annoncent les crêtes efflanquées des Préalpes. Le commandant de bord vient de s'absenter et jamais il ne regagnera son poste de pilotage. Le scénario avorté la veille peut être réactivé.
Andreas verrouille la porte. Depuis les attentats du 11 Septembre, les portes sont blindées et leur commande n'est possible que de l'intérieur. Il est ainsi seul maître à bord. À quelques dizaines de milles s'étend la vallée de l'Ubaye et au-delà les aires privilégiées qu'autrefois il pratiquait aux manettes de son planeur. Sa main agit seule, sans assistance cérébrale, elle coupe le pilotage automatique, initie une descente de 3000 pieds par minute. La nef panoramique devant lui s'ouvre sur un paysage majestueux, de cours d'eau, d'alpages, de villégiatures oubliées et fragilement discernables, entourées de potagers et de terriers de marmottes, d'uniforme évaporation des liquides terrestres en brume, légèreté et candeur démenties depuis plusieurs minutes par les coups de butoir et les cris de fureur du pilote. Le jeune homme ne bouge plus, il a pris soin d'arracher la machine au cycle du contrôle pour la forcer à rejoindre la pente de l'entropie. S'il avait livré le courrier dans la campagne allemande, aurait-il précipité la voiture contre un érable ? Ou bien son suicide n'est-il envisageable qu'en emportant avec lui d'autres vies humaines ? Trois cents ans avant notre ère, Erostrate avait incendié un temple pour entrer dans l'histoire. L'action des désespérés, des forcenés, est indexée sur les moyens technologiques de leur époque. Andreas aime l'aviation. Entre ses mains elle devient un camée à deux visages, une source d'exaltation et une arme de destruction.
À mesure que le sol se rapproche le silence élague toutes incursions du réel autour de son horizon artificiel. La folle cohue côté fenêtre côté couloir n'entre pas. Le message d'alerte terrain imminent, devenu frénétique, n'entre pas. N'entrent pas les hurlements du centre de contrôle régional. Des figures lacérées de tableau contemporain fusent dans la périphérie de son champ de vision, des coulures de Pollock, des flashs de lumière noire, un tonnerre de photons sur le carénage et dans la conscience affolée que chaque être entretien avec sa fin immédiate. Mais lui n'en a cure. Plus rien ne tient à un fil. Jusqu'au bout sa respiration demeure calme et régulière. Un paramètre de vie qu'il chercha à appliquer en vain durant son parcours sur Terre. Respirer d'une ample mesure.