Rhapsodie mexicaine - chapt 1 / TGIF - Dieu merci c'est vendredi !

sanka

Ma vie file. Direction poubelle, décharge, oubli. Je suis en haut d'une côte, grimpée avec une insouciance relative, dont je ne me suis pas rendu compte qu'elle menait au trépas de ma jeunesse.

Ma vie file. Vous connaissez cette impression, vous ? Celle d'être embarquée dans un camion fou qui s'emballe ? Direction poubelle, décharge, oubli ?

A 35 ans, j'y suis. Pas de véhicule motorisé, dans mon cas. C'est à la force de mes petites gambettes que j'ai pris cette direction peu amène. Et maintenant, avec mes 35 balais, la moitié des 70 ans déjà atteinte, fêtée, bougies soufflées, j'ai la sensation d'être en haut d'une côte, que j'ai grimpée avec une insouciance relative. Un état d'innocence tranquillou-bilou qui m'a quitté, hélas, depuis que j'ai réalisé que la traitre descente était sur le point de commencer. La pente qu'il me reste à parcourir pour aller jusqu'aux 70, je la vois comme un dénivelé aux allures de précipice. Je subodore la dégringolade, celle qui fait mal aux genoux et aux articulations. Celle où les potentialités non advenues se transforment en vastes regrets. Où les faisables, concevables et autres envisageables font inexorablement place à une chute rapide vers le vieil âge et la fin de non-recevoir.

L'angoisse monte.

Faudrait me remettre au travail, finir la proposition publicitaire, mais rien ne vient. Zero impulsion vers l'action. Faut dire que je n'en peux plus. Rien ne va dans le sens prévu.

Niveau boulot : Je voulais être journaliste. Je voulais parcourir le monde. Je voulais une carte de presse. J'ai la carte de presse, je parcours le monde (présentement le Mexique) mais je suis vendeuse de soupe, pas reporter aux milles scoops. 

Niveau perso : Je voulais être aimée, aimer en retour, avoir une relation riche et complice (en gros). Mon mec ne m'a pas touché depuis près de 2 mois (41 jours, j'ai compté), j'ai du mal à le voir en peinture (il est peintre), il ne gagne pas un rond (on n'est donc ni complices, ni riches). 

Faut que je me calme. 

Les yeux clos, je psalmodie intérieurement : Ôm, Hari Ôm. ÔÔÔMMMMMMÔm, Hari Ôm. ÔÔÔMMMMMMÔm, Hari Ôm. ÔÔÔMMMMMM, jusqu'à ce qu'un vibrant ÔÔÔMMMMMM jaillisse du tréfonds de mon ventre, dans une voix apaisante et chaude. L'Italien sursaute avant de me scruter, le sourire torve. Je lui lance un regard noir. Il baisse les yeux. Ah ah !, je me dis, triomphante, car il m'en faut peu, ces temps-ci.

Je remarque qu'il n'a pas commencé les coupures de presse. Quelques semaines auparavant, il m'a avoué abhorrer cette tâche. C'était au tout début de la mission mexicaine. Alessandro était arrivé en vainqueur, heureux de commencer et galvanisé par le discours patronal sur les fastes de l'industrie. De mon coté, ça faisait déjà un moment que j'avais déchanté, alors je m'étais contenté de lui expliquer les grandes lignes du boulot, parmi lesquelles la revue de presse. Il n'avait pas dissimulé son outrage quand il avait découvert que son rôle de coordinateur éditorial impliquait de manipuler un outil aussi archaïque que le ciseau. Je lui avais recommandé l'instrument pour préparer des dossiers de recherche sur divers thèmes : biotechnologies, moeurs alimentaires, médecine esthétique, téléphonie mobile... Nous devions tout quadriller pour savoir qui investissait dans quoi, qui avait des projets d'expansion, etc... « Je ne suis pas passé par Oxford pour ça ! », il avait glapit, en mimant le mouvement saccadé d'un coiffeur qui s'emballe, index et majeur pointés vers le ciel. Je lui avais doctement répondu que l'irruption du silex dans sa vie après de si brillantes études n'était pas mon problème. En secret, je m'étais félicité de cet échange, qui avait permis de mettre les choses au point sans que j'ai besoin de les dire : il établissait que oui, j'étais sa supérieure hiérarchique, toute femelle que je fus, et qu'il (n')était (qu')un membre de mon équipe, invité à la fermer assez vite après avoir exprimé son mécontentement, ce dernier pouvant être entendu mais pas forcément écoutéCapito, Alessandro ? 

A vrai dire, je sais bien que la presse économique sur le net suffit pour préparer les rendez-vous, mais je tiens à ce qu'il manie le papier et le ciseau. Question de principe.

Je tourne la tête vers l'assistante espagnole, dont les doigts cliquètent sans trêve sur le clavier. Elle se mordille les lèvres, ses sourcils se froncent rythmiquement comme si elle dansait une sorte de flamenco andalou. Je devine skype. Echange persoEn gros, Carmen ne bosse pas. Comme l'Italien. Comme moi.

Putain de vendredi.

Il nous faut un rendez-vous. Je hennis : « Come on, guys ! Let's get a meeting before the week ends ![1] » Après un moment de stupeur relative, un mouvement s'enclenche. Carmen reprend son téléphone. Alessandro saisit le Reforma et les ciseaux d'un geste las, en marmonnant un truc en italien. J'ai l'impression d'être une propriétaire de haras qui encourage des bêtes sans goût pour la course hippique. Néanmoins, une sorte d'affection bienveillante m'envahit. On fait ce qu'on peut, quoi, je me dis, en m'offrant mentalement quelques tapes réconfortantes sur l'épaule.

Voilà un trimestre que nous sommes ici, à hanter le Mexique pour le magazine d'affaire FORTUS. Notre but officiel ? Réaliser un reportage sur les opportunités d'investissement dans le pays. Notre but réel ? Fourguer de la pub. Mais pour l'instant, niveau pub, on n'a rien. Or l'équation est simple : pas d'annonceur, pas de moteur. 

C'est la faute à pas de bol, je m'insurge. La crise a frappé le pays de plein fouet, moins d'un mois après notre arrivée, avec l'effondrement des Lehman Brothers. L'onde de choc s'est répandue dans tout le secteur privé et a aussitôt provoqué le verrouillage des dépenses publicitaires non budgétées. Pour moi, qui tablais sur la croissance relativement dynamique des boites mexicaines plutôt que sur le secteur public, l'échec est cuisant.

Alpha Media m'a donc pressé de revenir aux bonnes vieilles recettes de « l'industrie » et d'attaquer derechef les 31 Etats qui composent le pays. Les rapports produits par l'agence disposent en effet de nombreux atouts pour séduire les Gouverneurs. Surtout les fusionnels, qui mélangent jovialement promotion étatique et personnelle. Avec eux, il faut rêver pleine page, avec gros plan sur leur sourire, du blanc immaculé qu'offre le recours massif aux techniques de blanchiment. Ça aide à les ferrer. Autre conseil de l'agence ? Y aller à l'esbroufe, ne pas laisser le temps de la réflexion et obtenir une signature on the spot[2], l'OTS étant l'apogée dans la profession. Pour atteindre cet Everest, mes boss soulignent les vertus de l'audace. Qu'ils confondent avec forcing, à mon avis, mais l'heure n'est pas aux états d'âme. Car mes petits sous fondent comme neige au soleil. Et ce n'est pas mon peintre d'homme qui va sécuriser quoi que ce soit.

Je me sens amère. Cette amertume, c'est le début de la fin, pas vrai ?

De loin, pourtant, ma situation parait sympa. My title? International communication consultant. Voyages à foison, expérience à l'étranger, femme de ménage, chauffeur, voiture de fonction, appart de 300 mètres carrés… Mais de près, c'est moins glam. Salaire gagné à la commission, appart/bureau partagé avec l'équipe, horaires sont extensibles à l'infini... Bonjour l'ambiance quand il n'y a pas l'ombre d'une victoire à fêter ! Et évidemment, tout cela affecte ma relation avec Dom et joue un rôle croissant dans les tensions qui s'établissent entre nous. Pas au niveau du calbut, hélas.

Je me souviens de la sensation de triomphe qui m'a envahie quand j'ai été embauchée, il y a deux ans. Je croyais avoir décroché le jackpot. Je me sentais très "Save water, drink champagne !" Etre payée pour découvrir de nouveaux horizons, d'autres milieux, vivre une vie de nomade de haut vol, changer de pays tous les 6 mois... Le rêve ! Ce boulot, c'était la révolution après d'austères années dans une ONG où chaque décision était prise après de multiples débats, où chaque centime était compté (oui, la Cour des Comptes peut débarquer à n'importe quel moment, ce n'est pas un mythe), où on ne parlait que de ce qui n'allait pas, n'allait plus, empirait, devait être sauvé et était toujours mal barré. 

Ce nouveau poste, lui, m'entrainait dans la galaxie de l'optimisme paillette, de la promotion étoilée... Tout ce que j'avais rejeté mais avais désormais besoin de connaitre, pour m'alléger, me surprendre enfin, laisser l'inattendu pénétrer tel un soleil resplendissant dans la grande pièce sombre qu'était devenue ma vie. 

Bon. Plus prosaïquement, mon travail consiste à réaliser des rapports promotionnels, généralement des « Investment guides », bien que certains développent l'angle « Culture & Heritage ». Pour les produire, il faut déployer une stratégie en deux volets :

Premièrement, on repère dans le pays les zones d'activités à fort potentiel, les succès et les perspectives de succès, afin d'attirer l'attention de lecteurs attentifs à leurs investissements et à leur diversification. Soit le profil type du lectorat de FORTUS, essentiellement composé de professionnels de la finance.

Deuxièmement, on démontre aux entreprises phares de ce pays, à ses ministères porteurs d'espoir, ou à tout autre acteur doté d'un budget à la hauteur de ses projets, que le magazine et à fortiori le rapport constituent le support publicitaire idéal.

Ce type de démarche fonctionne essentiellement dans les pays décriés, voire vilipendés ou encore dans ceux dont on ne sait pas grand-chose et que le grand public ignore joyeusement. Le rapport devient ainsi, pour les entités sollicitées, un enjeu d'envergure nationale. Il faut faire rêver, quoi. Pour que les gens s'impliquent, il faut qu'il sache qu'ils ne se contentent pas de faire la promotion de leur boite ou de leur ministère. En participant, on défend sa patrie, on rétablit des vérités, on remet enfin des pendules à l'heure. Avant, ça faisait presque frémir mon coeur d'ancienne humanitaire.  

Bref. Ces superbes outils de country branding se vendent donc surtout dans des lieux à fort potentiel, autrement dit, les pays à double vitesse. Une sur la première et l'autre sur la cinquième, avec au milieu de fragiles échelons économiques auxquels la classe moyenne s'accroche tant bien que mal.

A la fin du siècle dernier, ce genre de rapports a connu un essor formidable. Le business model était parfaitement adapté à la période. Après la glasnost, les équipes avaient bénéficié de la nouvelle ouverture de nombreux marchés et leurs propositions avaient remporté un vif succès. Les premières équipes, envoyées en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique Latine, en Europe de l'Est ou en Asie, avaient été reçues comme des messies (sauf dans l'impénétrable Chine qui restait une forteresse imprenable aujourd'hui encore, tel un graal des temps modernes). Il faut dire que le style des gens de l'industrie était assez remarquable en soi. Leurs membres étaient polyglottes, jeunes, bien habillés, instruits et insolents. Hommes et femmes avaient chacun leurs zones d'expertise. Dans ce genre d'agences, la structure était stricte et assumée. Les filles étaient glamours et aux commandes des propositions marketing, les garçons étaient de jeunes premiers irritants à l'esprit vif. On avait observé sans avoir besoin de faire d'études statistiques que les hommes, dans le monde entier, occupaient les positions de pouvoir. C'étaient donc à eux, les capitaines d'industries, les entrepreneurs, les ministres et autres aspirants à la place de Calife, que l'on posait la question de la participation financière. Et c'était une femme, intelligente, bien payée et généralement belle, qui la posait. Y compris dans les destinations les plus machistes.

Le coup de force résidait dans le fait que cette question intervenait toujours après une bataille d'idées, un combat de coqs nourrissant pour le narcissisme du leader. Il venait d'être défié sur son terrain et avait eu l'occasion de briller, d'exposer ses idées, de démolir les oppositions, d'affirmer les qualités de ses produits, de ses services ou de son itinéraire personnel. Il était donc content, à la fin de l'interview, détendu comme après l'amour. Il avait affronté avec virtuosité un autre homme et le tout devant une femme admirative de son esprit agile. La donzelle, également dotée d'un cerveau, mettait alors le puissant au pied du mur. S'il était réellement convaincu que sa région/son secteur/son produit méritait davantage de louanges, s'il était vraiment persuadé que cette information était celle que les puissances financières attendaient, il était temps d'agir. Pourquoi ne pas dissiper tous les malentendus avec le lectorat en affichant sa conviction dans ce rapport ? Il fallait prendre un espace publicitaire. D'autres hommes, de son acabit, des décideurs, des grands de ce monde, ne manqueraient pas d'ainsi remarquer sa détermination et de soutenir ses ambitions.

Les refus offusqués étaient légions. Ceux qui se sentaient pris en embuscade enrageaient car on ne pouvait pas leur assurer que l'interview serait reprise dans le papier. « Les décisions éditoriales n'appartiennent pas à l'équipe », expliquait celle qui laissait entendre qu'un intérêt réel et motivé pour le rapport convaincrait cependant probablement le siège de retenir la contribution qui venait d'être faite. Le moment était inconfortable pour la négociatrice mais un contrat valait son pesant d'or. Pour le dire simplement, les tarifs étaient effroyablement élevés.

Hélas, le temps de la splendeur a disparu. Les jeunes jet-setters aventuriers, mercenaires d'un âge d'or, ont vu le terrain s'accidenter graduellement, au rythme de la perte d'influence du monde industrialisé. Et puis la formule a été reproduite tant de fois, au fil des ans, que l'on se méfie désormais de ces drôles de « journalistes », mis en quête d'info, mis en quête de fric. D'ailleurs, le fait qu'on m'ait embauché moi, une trentenaire à l'allure séduisante certes, mais pas une bimbo dans sa vingtaine, montre que dans l'industrie, on change de stratégie. On veut donner davantage de solidité aux équipes, avec des membres plus seniors, plus coriaces, et suscitant moins de méfiance. Car il y a eu de drôles d'aventures dans le milieu. Des arrestations, des problèmes de "caisses noires", voire des meurtres pour s'être frotté à trop de drogue, d'argent ou d'excès.

De belles choses en sont ressorties, aussi. De l'ordre matrimonial surtout. Une « journaliste » hexagonale a épousé le maire de Mexico City, par exemple, au début des années 2000. Elle vient d'en divorcer, brisant ainsi un parcours politique qui aurait pu mener à la Présidence de la République. Car on ne badine pas avec le mariage dans un pays catholique comme le Mexique. Grâce à cette sympathique consœur, dont l'image inonde régulièrement les sections potins des magazines nationaux, on me demande souvent - avec un regard pénétrant, comme pour savoir si je cherche moi aussi un mari : « Connaissez-vous cette Française, qui a épousé l'ancien maire de D.F. ? » Je réponds sobrement par la négative mais je ne parviens pas à chasser la désagréable impression que je suis une poule en mal de basse-cour tentant de s'incruster chez un nouveau coq. Oui, la période n'est plus aussi porteuse et la crise est venue saccager le paysage. Si bien que la joie que  j'ai éprouvée en étant recrutée a fait long feu. Aujourd'hui, je me sens pieds et poings liés, dans un projet torpillé par une économie qui s'effondre, dans un couple qui s'étiole, dans un corps qui vieillit, avec un compte en banque qui se vide. 

La sonnerie du téléphone me tire de mes réflexions.

C'est le bureau du Gouverneur de l'Etat de Chihuahua. Un créneau se libère le lendemain à 11 heures. Je confirme aussitôt notre disponibilité et calcule fébrilement nos chances. L'homme a la réputation d'être direct, charmeur et passionné. Il a pris, un an auparavant, une page entière dans un supplément du Political News. 115 000 dollars. 10% de com. Je précise que je serai accompagnée d'Alessandro Piagi, coordinateur éditorial. Je le vois qui tire ostensiblement la tronche. Certainement à l'idée de bosser un samedi. Je le toise et je pense : TGIF, Alessandro. Thank God it's friday.  

On me demande mon titre. International communication consultant, j'ai testé, ça ne le fait pas, alors je déclare : « Directrice du rapport Mexico Faces the Future, qui sera publié aux alentours d'Avril et lu par 5,2 millions de lecteurs, selon les dernières estimations. »

Paulina Gonzalez pose alors la question redoutée, celle qui fait barrage aux journalistes supposés qui affluent au Mexique sous prétexte de produire des reportages qui ne seront publiés qu'à la condition d'un support financier : « Il ne s'agit pas de vendre de la publicité, n'est ce pas ? » Je mens d'une voie claire : « Pas du tout. Les fonctions éditoriales et marketing sont parfaitement indépendantes. ». La Dir Com est rassurée par cette réponse directe, émise sans délai. « Parfait », dit-elle, « nous sommes enchantés de rencontrer des journalistes de FORTUS ». Je suis censée préciser que nous sommes envoyés par l'agence qui représente le magazine. Tant pis. Je ne corrige pas la méprise. 

Nous nous mettons d'accord sur les derniers détails. Une voiture nous attendra à l'aéroport et nous conduira (le Licenciado Alessandro Piagi et moi-même, la Licenciada Mathilde Deloze) au Palais du Gouvernement. Je raccroche, enfin satisfaite par la tournure que prend la journée. El Señor José Reyes Baeza Terrazas, Gouverneur de Chihuahua ! 

Il faut que je partage la nouvelle avec ma directrice commerciale. Hélène réside à Madrid, ville dans laquelle se trouve le siège d'Alpha Media. Là-bas, la soirée est déjà bien avancée mais je tape quand même un message rapide. Quelle que soit l'heure ou le jour, dès qu'un rendez-vous est pris avec un ponte, on doit skyper l'info. Hélène, que je surnomme secrètement Sue-Ellen - du nom de la malheureuse épouse de JR dans Dallas, peut ainsi exhorter ses troupes à conquérir et occire le client potentiel. Le client mort étant un client qui a acheté. A tous les coups, Sue-Ellen picole, je parie, avec l'aplomb de celle qui sait d'avance qu'elle va gagner.

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