The demons in our mind
loua
Ce matin-là il a fallu que t'inspires un grand coup devant la porte avant de réussir à la pousser.
Récapituler.
Ton job, c'était de remettre à niveau une bande de chômeurs de tous horizons pour qu'ils puissent s'orienter vers de nouvelles carrières professionnelles. Enfin, ça, c'était ce qui était écrit sur le papier. Dans les faits, il s'agissait surtout d'apprendre l'accord du participe passé à des gens qui pour moitié avaient aucune envie d'être là, et pour l'autre moitié étaient convaincus qu'ils en étaient incapables et que de toute façon ça servait à rien.
En même temps tu pouvais pas leur en vouloir, leur horaire était carrément pas sexy. Quatre matinées de grammaire par semaine pendant trois mois avec la même prof – toi, vingt-cinq ans, à peine sortie de la fac et carrément pas crédible avec ta gueule de marmot –, même toi t'aurais pas signé à leur place. Mais bon.
Tu regardais l'heure défiler en redoutant le moment de rentrer. Tu pariais tout sur ses trois jours de séchage intensif en début de semaine et sur le programme bien chiant que tu leur avais annoncé pour ce jour-là.
Aucune chance qu'il soit là.
Tu saluais tes collègues, tes apprenants qui stagnaient à la machine à café de l'étage, et tu traînais en faisant semblant d'envoyer un texto.
En vrai t'essayais surtout de tout oublier, de tout remiser, de te remplir la tête avec ce putain de pluriel des noms composés.
Peine perdue.
T'as poussé la porte. Et t'as serré les dents.
Bien sûr qu'il était là.
Assis bien à sa place au fond du local, près du radiateur, la place des cancres. T'avais déjà dû lui dire une dizaine de fois que rien que pour lui tu bricolerais un bonnet d'âne. Il rigolait. Toi pas tellement.
Le grand touriste, pas de stylo, pas de papier, pas deux heures de sommeil derrière lui, rien qui justifie sa présence. Venu juste pour foutre le bordel, comme d'habitude.
Tu l'as trouvé beau, et ça t'a fait putain de chier.
T'as serré les dents, et t'as pris ta place devant le tableau en disant bonjour à tout le monde.
L'ignorer. Question de survie.
Comme tous les jours t'as joué ton rôle en faisant la sourde oreille à ses remarques déplacées, à ses questions idiotes et à ses provocations à deux balles. Comme tous les jours tu l'as interrogé quand c'était son tour, tu l'as envoyé au tableau quand vraiment il faisait trop chier, et plus encore que les autres jours t'as arrêté de respirer quand tu t'es assise à côté de lui pour corriger ses exercices.
Quand il a débarqué la première fois, tout, de ses cheveux à son attitude, de son sourire à ses godasses, de son regard absent à son odeur de shit, tout t'a donné envie de l'empoigner, de le coller au mur et de lui hurler ses quatre vérités.
Il avait pas encore foutu un pied dans ta classe que t'avais déjà tout flairé de lui, ses combines, ses poches pleines de beuh, ses vingt ans à peine refroidis et son impression d'avoir tout compris à la vie. Il avait pas encore dit son prénom que t'avais déjà déjoué ses plans de conquête pour la jolie fille du premier rang et fait le compte des joints qu'il refourguerait au petit bad boy du fond. Il s'était même pas encore assis que t'avais déjà tout prédit de ses excuses à deux balles, de ses c'est pas ma faute et de ses scusez M'dame mais vous êtes trop belle pour que j'arrive à me concentrer.
Il avait pas encore ouvert la bouche qu'il t'avait déjà foutue en rogne pour le restant de ta vie.
Ce qu'il voulait c'était gruger le monde avec sa belle gueule, tester jusqu'où il pouvait aller en enculant le système, imaginer qu'il était un grand anarchiste et manger les bons petits plats de maman. Les gens il pensait tous les connaitre, il pensait avoir un mode d'emploi pour chacun, une recette facile à suivre avec un peu plus de sourires et un peu moins de gouaille parfois.
Il avait eu tes collègues avec ses discours repentis sur sa vie, sa coulpe soigneusement battue, ses yeux humides et ses cheveux qui cachaient tout de son sourire ravalé. Il avait eu les autres, il avait toujours eu tout ce qu'il voulait, et t'avais d'autant plus envie de lui en mettre une dans la tronche, une à la hauteur de ses possibilités et de son inconséquence, une à la hauteur de l'énergie qu'il mettait à saboter sa vie.
Il lui avait pas fallu deux jours pour faire dégringoler toute ta patience à tes pieds.
Un exploit.
Tous les matins tu pensais aux quelques semaines qui restaient à tirer, pas grand-chose, quatre ou cinq, et tu te répétais ça comme un mantra quand il invoquait l'humour pour justifier un mot blessant ou une insulte à peine déguisée. T'en étais arrivée à souhaiter qu'il soit pas là, qu'il sèche encore une fois, qu'il se casse une jambe ou qu'il se fasse démonter le portrait par le mec de la fille qu'il drague, qu'il ait la gueule de bois ou qu'il se fasse écraser sur la route. T'en étais arrivée à lui souhaiter tout le mal du monde et jamais tu aurais pu expliquer pourquoi il t'énervait tellement.
Ou plutôt si. Mais ça avait plus rien de professionnel.
De toute façon ça faisait longtemps qu'il y avait plus rien de professionnel entre lui et toi. T'essayais de le cacher mais aussi obtus qu'il soit il pouvait pas ignorer que tu lui parlais avec les tripes, il pouvait pas ignorer ta mâchoire contractée, tes dents serrées, ton sourire crispé si faux, si hypocrite, si violent.
Et pour se venger il faisait tout pour te faire sortir de tes gonds, et comme une bleue tu plongeais tête la première dans tous ses pièges. Il te manipulait comme il voulait, il savait exactement quoi dire pour te faire réagir, et t'avais beau jurer et pester le lendemain il recommençait et ça marchait toujours aussi bien.
Ce type était un ulcère, mais tu contenais à peu près la rage sourde qui te grignotait les entrailles en sa présence.
Sauf ce jour-là.
Ce jour-là, quand t'as tiré une chaise pour t'asseoir à côté de lui comme tous les autres jours, t'as su que ça allait pas le faire.
Tu t'es concentrée à t'en faire exploser les poumons et t'as réexpliqué ce qu'il avait pas écouté, t'as enfoui tout ce que son souffle t'inspirait et t'as pointé les fautes qui ponctuaient ses phrases, t'as joué ton rôle à merveille alors que dans ta tête résonnait sa voix chaude qui te susurrait des insanités, alors que dans ta tête ses mains mesuraient la largueur de ta peau. Tu sais pas ce qu'il a ressenti de ton trouble, s'il était assez réveillé pour te flairer d'une manière ou d'une autre, s'il était même conscient que t'étais à côté de lui, et t'as prié tout ce qu'il est possible de prier pour qu'il soit suffisamment anesthésié par son pétard du matin pour pas te calculer du tout.
T'as jamais autant souhaité être transparente. Inexistante.
Pourtant tu la connaissais bien cette attirance, c'était physique et rien d'autre, ça s'arrêtait au ventre sans remonter au cœur. Une lubie, une étincelle qui s'éteindrait d'elle-même parce qu'elle était due au rêve idiot de la nuit passée et aux non-sens qu'il propageait, aux impressions et aux malaises qu'il diffusait comme des maladies jusque loin après le réveil. Tu savais parfaitement que ça voulait rien dire et qu'il fallait juste mettre un grand couvercle par-dessus.
À la fin du cours il s'est levé et t'a embrochée avec ses grands yeux clairs. Il a souri comme il souriait toujours, et toi t'as flippé.
Ce gosse, c'était toi à peine cinq ans plus tôt, et c'était à ça qu'il te renvoyait avec son attitude no future. Sa révolte c'était la tienne tout juste déguisée, sa rébellion c'était tout pareil que ce que tu gueulais à tes parents quand t'avais encore les cheveux bleus et des piercings partout. C'était il y a une éternité. C'était hier.
Et toi tous les matins t'enfilais ton nouveau costume d'adulte bien repassé, lisse et poli, et tous les matins t'avais l'impression de jouer la plus grande imposture du siècle, et lui du fond de la classe il t'avait démasquée depuis le début et il t'appelait avec sa belle gueule à replonger dans une adolescence sans fin, sans limite et sans lendemains.
Les jours passaient et avalaient le quotidien sans un remous, et même avec le recul tu sais pas si c'était une torture ou un soulagement. Il se pointait à un cours sur trois et refusait de te regarder dans les yeux, il t'adressait pas la parole, son silence était un masque à oxygène. Ton Parkinson s'estompait quand tu t'asseyais à côté de lui, il avait arrêté de sourire et tu pourrais pas vraiment dire si c'était mieux ou pire qu'avant.
Plus jamais t'as rêvé de le plaquer violemment au mur et de lui mordre la langue.
Tu l'as enterré, ton estomac a cicatrisé.
Le dernier jour tu voulais lui sourire sincèrement, lui souhaiter bonne chance pour la suite et toutes ces banalités fades. Tu voulais lui prouver que t'avais gagné parce que t'étais adulte, et qu'il faudrait bien qu'il le devienne lui aussi.
Mais il est pas venu.
T'as souri quand même, t'as remercié tout le monde, t'as rangé tes papiers en les chiffonnant. T'as effacé le tableau en remâchant tout ce qui te moisissait sur le cœur et que tu pensais avoir occulté, t'as fermé la porte en serrant les dents.
T'as attendu d'être dans ta voiture pour réaliser que tu serais jamais rien d'autre qu'une imposture dans ton petit costume gris.
Et tout ça c'était sa faute.
Tes doigts se sont crispés sur le volant.
Ce serait tellement plus simple si tout était sa faute.