the only living boy in N.Y

Gabriel Desarth

Décalage horaire ; l’avion se pose. Je suis enfin sur la piste d’un nouveau monde. On s’envole pour battre des ailes. Plus haut il fait plus beau. Quand elle, s’endort déjà.

Je relis son dernier texto : «  C’est peut-être bête mais ta distance et ta froideur me font peur ; tu sembles ne plus avoir confiance »

L’avion se pose ; le ciel s’ouvre sous d’autres fuseaux horaires.

« Je voudrais bien aussi, rester celui-là; mais celui-là n’aime pas perdre. Un peu de vent sous l’orage ; il faut que l’on se batte. Rien n’a changé. »

         Dans la foule pressée, la houle me porte, sur Kennedy Airport ; je monte dans un taxi, un peu grisé, comme emporté par un élan que rien ne peut plus retenir.

Un homme m’attend dans les bureaux de Mansfield’s Cosmetics au 19ème étage du 4513 Melkiam Avenue. Je découvre cette ville géante cet autre univers ; une galaxie urbaine, sacrée. Un monstre divin agité de tous ces corps qui courent, se croisent, et se jettent dans cette frénésie ardente. Comme un courroux humain. Je mange ces images, goulûment, de mes yeux encore affamés. Je ne veux rien perdre de cette planète nouvelle où les corps ressemblent au mien mais sont déjà d’ailleurs. Tours immenses fières et hautaines maîtresses absolues du monde qui l’entoure.

Tours splendeurs, d’écrasante pâleur. Nébuleuse qui me prend et m’embrasse tout de go. Vestale souveraine, ton pouvoir et ton règne ne me laissent aucun recours ; je te cède, je t’appartiens.

La porte s’ouvre sur les bureaux de Mansfield’s Cosmetics, Chris Dargott m’accueille d’un large sourire, implacable et indiscutable.

Rien n’est dit à personne. Ce n’est pas encore le moment.

 Je traverse le long couloir bordé par de petits boxes où quelques personnes travaillent sans trop faire attention à moi. Et puis nous tapons à la porte du dernier bureau dans le fond ; celui où est inscrit sur la plaque :

« Frances Parés »

Tours qui s’ agitent en moi, comme ces musiques, ces furies qui bousculent le ciel ; je marche… on the dark side of the street not the light side of the street. Cette ville a de la trempe à revendre et sa force se mélange dans mes veines. Comme un tambour qui se déchaîne.

L’appartement où je vis est assez modeste et plutôt petit mais j’ai vue sur la rue ; vue sur la vie.

         Frances Parés arrive toujours un peu plus tard que tout le monde. Elle n’est pas tout le monde. Avant son arrivée chacun parle dans son coin, les uns entre les autres, discrètement. Moi, personne ne me parle je n’existe pas. Laurie Marney me concède un vague « Hi » très forcé. Darlene Locksweed m’offre un « Hi » détaché et très impersonnel mais plutôt moins amer que les autres. Samanta Bowles quant à elle m’ordonne son  « Hi » de façon à me faire comprendre que c’est d’elle que viendraient les ordres car bien évidemment les fois où Frances Pares me parlerait, seraient exceptionnelles et rarissimes.

Très vite j’apprends que je ne dois pas me mélanger aux autres, ni rien demander, ni même penser ; je suis ici pour exécuter et obéir. Je dois rester consigné dans la salle d’archive, ce pourquoi j’étais embauché ; Samanta Bowles sait être très claire et très autoritaire. Assez pour dissuader toute espérance d’oser un jour faire autre chose.

Je l’avais voulu, je l’avais eu. Mon rêve était réalisé. 

Marcher dans cette métropole, audace ou folie. Tout devient possible ici. La nuit, le jour, ça n’existe pas. Des hommes dorment sur les trottoirs pendant que d’autres hissent leur gloire au coin de la rue.

Marcher dans ses veines qui gonflent mes ambitions.

Il fallait rester à sa place, ne parler à personne sans que l’on m’adresse avant la parole.

Samanta Bowles ne m’aimait guère ; de taches peu valorisantes en menus travaux dégradants j’avais droit à toutes sortes de missions émanant de ses méninges.

Frances Parés quant à elle me jetait parfois des regards débordants de mépris et si je lui posais une quelconque question jamais la réponse ne tombait ; elle tirait une large bouffée de sa cigarette et montrait alors toute son exaspération avec un regard des plus explicites.

Je n’étais pas grand-chose de bien ; un petit déchet, un parasite.

Frances Parés tenait à son pouvoir ; lorsqu’elle jetait la serviette de l’évier, au sol il me fallait comprendre : « Vous devez changer la serviette ».

Marcher au milieu de cette foule qui ondule, ce mouvement d’où naît tant de musiques, de modes et de tendances, d’images et de nouvelles énergies.

Ces couleurs qui se mélangent aux uns et aux autres, ces différences qui se côtoient avec autant de poésie et de beauté; mais le piège doucement se refermait comme le font les plantes carnivores.

Si loin de chez moi pourtant, je respire encore, malgré les difficultés, la solitude, le mépris ; malgré Frances Parés et son sbire Samanta Bowles.

Je respire et je m’accroche à ce rêve de musique ; ces bars où je peux jouer quelques heures, certains soirs.

Je respire encore pour ça. Si loin de chez moi.

Plus les jours passaient plus Frances Parés et Samanta Bowles m’ordonnaient ou m’accusaient. J’avais tous les torts et tous les défauts.

Pas assez ou trop ; leur mépris s’écrasait sur moi comme la chaleur accablante d’un été de canicule. Mes horaires variaient constamment sans que je puisse émettre un avis. Je devais ranger des dossiers, rentrer des données, faire du ménage aussi. Je me retrouvais considéré presque comme défaillant intellectuellement; aucune question ne m’était autorisée. Alors parfois après les heures de bureau, je restais et j’apprenais, je lisais les rapports sur les produits que nous distribuions, les composants et les actions.

         J’oubliais toujours un peu, ces soirs-là lorsque je jouais dans un petit bar, « Holidays », que j’étais loin. Comme cet avion qui m’emmène au-dessus des villes.

A présent j’étais prisonnier de cette géante impitoyable ; mon salaire ne suffisait pas à régler mes factures et un billet retour. Prisonnier de Mansfield’s Cosmetics .

« Est-ce la vie ou la mort qui nous séparera? »

Elle me parle encore, d’aussi loin que les avions emportent les êtres, d’aussi haut dans le ciel ; je l’ entends encore. Une ville passe.

L’étau se resserrait, les relations entre mes supérieurs et moi tendaient à se désagréger progressivement, mais comme je n’étais pas l’unique victime des effroyables Frances Parés et Samanta Bowles, je commençais à échanger quelques mots avec d’autres membres de l’équipe comme Cristie Whitley ou Angie Delatelo, deux stagiaires qui elles osaient m’adresser la parole puisque nous étions presque un peu au même niveau. Le sous sols des moins que rien. Nous partagions ensemble ce mépris qui finalement nous unissait.

         Le mois de Décembre arriva, nous étions tous en ébullition, le grand magasin de Main Street recrutait, pour la période, du personnel supplémentaire. Samanta Bowles distillait ses ordres et contre ordres  comme elle pouvait sans vraiment comprendre ce qu’elle faisait, et Francés Parés, un cendrier dans la bouche, inspectait de son œil bleu acier trempé chaque recoin du magasin.

La neige déposait dehors, sur les trottoirs, les réverbères, les autos ses doux flocons, délicats et précieux ; une nouvelle vendeuse venait d’arriver sans que personne ne s’en aperçoive vraiment. Callie Barton.

La ville comme sous le verre d’un presse-papiers, quelque chose dans l’air qui ressemble à de la magie.

Callie Barton ne me regardait pas comme les autres ; elle me parlait, me souriait, pour la première fois quelqu’un d’humain apparaissait dans cette jungle de prédateurs féroces.

Elle s’exprimait toujours avec beaucoup de passion, de vie. De la passion pour son métier, pour les autres aussi. Chaque cliente était un défi pour elle. Loin de ces femelles arrogantes et prétentieuses qui arpentaient les rayons de Beauty Art comme de stupides mannequins sans reflet.

C’était en décembre, les choses changeaient.

Elle s’intéressait à moi, aux mots, aux musiques qui me touchaient. Ces petites choses qui font que l’on brille un peu quelque part dans la nuit de quelqu’un. Callie avait un secret derrière ses sourires qu’elle imaginait pour détourner l’attention.

 Très vite la tyrannie de Frances Parés et ses harcèlements devinrent insupportables pour tout le monde, et le jour où Mansfield’s Cosmetics fusionna avec une multinationale, nous eurent sa peau tous ensemble ligués contre un même despote. Nous avions d’autres interlocuteurs qui n’apprécièrent pas ce que nous avions à raconter sur son compte. Nous n’avons jamais plus entendu parler de ce dragon inhumain aigri à la peau plissée et toute fumante de nicotine.

C’est amusant comme les rues de cette immense ville devinrent alors encore plus belles, comme si sous la neige, d’autres espoirs voyaient le jour. Les avions sont encore loin, il fait bon d’être ensemble et de se dire que le destin n’abandonne pas ceux qui doivent se rencontrer.

Chris Dargott remplaçait à présent Frances Parés, et il décida de me donner une place beaucoup plus intéressante au sein de Mansfield’s Cosmetics ; je devins très vite son bras droit. Tandis que la pauvre Samanta Bowles s’engluait dans de vagues réminiscences de ses pouvoirs défaits.

Les années tissaient entre Callie et moi des liens précieux et sages.

Nous avions des idées, des envies, et nos vies s’engouffraient dans la vie des parfumeries Beauty Art .

Callie avait frappé à ma porte comme la chance se pose un jour au bord d’une fenêtre. Nos pudeurs, nos sentiments voilés, à peine supposés, à peines réveillés, nous abritaient des torrents et des averses. Il n’y a pas de mystère dans le silence, pas de sous-entendus ni d’automne ; la pudeur aussi murmure ses grands secrets. Rien ne ment, dans ce qui nous lie.

Dors, quand l’avion se pose, solitaire et étranger, dans ces bruits que les rumeurs entraînent. On ne meurt jamais quand on s’aime.

« All of those words unspoken ».

 Mansfield’s Cosmetics devint un immense groupe installé partout dans le monde qui demandait de plus en plus de résultats . Les dirigeants nous imposaient une pression parfois insoutenable mais tous, forts de notre expérience en commun nous faisions front.

Et puis un jour Chris Dargott en eut assez et se retira.

En pleine restructuration et du groupe, et du magasin de Main Street, il fallut faire face ; j’y passais des jours et des nuits en tentant de gérer tout ce qu’il fallait au mieux pour rester offensif face aux aléas, et de la concurrence, et de la vie interne de notre groupe.

A contrecœur, Dorothy Callaway, cette ancienne petite vendeuse texane devenue chef départemental parce qu’elle savait se rapprocher des personnes les plus influentes et les duper sur ses compétences, me proposa le poste de directeur, un après-midi lors d’une réunion devant une assemblée de vingt personnes, sans en avoir discuté auparavant. Je ne pouvais pas refuser. Dorothy Callaway ne me souhaitait pas sur ce poste mais elle ne put faire autrement, elle aiguisait donc ses lames et commençait à tendre la toile dans laquelle je devais me prendre. Elle m’imposait une progression de chiffre d’affaire absolument irréalisable et, prétextant de lourdes charges trop imposantes, me retira plusieurs vendeuses.

         Tout autour de moi, soudain, la ville, les murs de ces bureaux où j’avais passé des nuits à apprendre, à souffrir aussi du mépris de petits chefs amers, les rues de cette géante, tout rétrécissait, comme un piège qui à nouveau me guettait ; la plante carnivore demandait son dû.

Dorothy Callaway me surchargeait de travail, de tableaux à remplir dans des délais ahurissants, m’accablait si l’un d’entre eux ne lui convenait pas et pire que tout, au vu des chiffres peu satisfaisants, elle n’hésitait pas à venir nous rendre visite pour me démolir devant l’équipe que je dirigeais. Elle s’interrogeait alors à haute voix avec une ironie aussi grossière qu’elle, sur mes qualités de manager. Elle me laminait en place publique, et je m’accrochais, refusant de perdre, j’oubliais le reste, les amis, les sorties, la musique.

L’équipe entière me soutenait, Laurie Marney, Cristie Whitley, Callie bien sûr et même Samanta Bowles.

J’ai travaillé dur, construit de mes mains avec cette équipe ce qui a fait la force de Beauty Art’s Main Street, et voilà que tout brûle sous mes yeux. Tant de chemin parcouru, de batailles menées pour finir jugé et désigné comme coupable. Jeté aux lions au milieu de ces arènes nouvelles.

         L’avion se pose, nouveau décalage horaire ; je relis ce message qu’elle m’avait envoyé «  J’ai hâte de retrouver celui que j’ai connu, quand son esprit parlait pour son coeur …Où es-tu ? Tu me manques ».

De tout ce qui nous éloigne, de tout ce qui nous blesse, rien ne suffit.

Elle se replie quand je souffre ; elle tremble. Je m’enfuis, je me retire quand la tempête gronde ; dans ces moments-là, où elle imagine le pire, l’ombre se fêle. Elle se fait mal et me déteste dans ces tortures.

«  C’est peut-être bête mais ta distance et ta froideur me font peur ; tu sembles ne plus avoir confiance ».

Tout nouveau monde, je reviens de loin avant de ne plus être nulle part. Elle s’endort, elle garde le secret. Est-ce au ciel ou en enfer qu’on se retrouvera?

Je reviens ou je pars avant de perdre tout ce qui vaut la peine. Avant que je devienne un autre. Avant de trahir ce qu’elle aimait.

Je monte dans un taxi. Je lui réponds enfin, de toutes petites choses de derrière la porte…

Toutes les rues sont les mêmes, je suis dans son ventre la géante divine. Je danse où je dors ; je vis.  Autrefois je passais devant, je montais dans des trains, les rues me guidaient. Je ne savais pas que j’y serai un jour chez moi, sans toit ni mur ; à la belle étoile, sur un tapis de carton à tendre la main. Attendre demain mieux qu’aujourd’hui pour n’être plus invisible. Toutes les rues sont les mêmes, je suis dans ces artères à compter ses passants sans y penser. Et si je compte bien moi je ne compte pour personne.

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