Théorie (et pratique) de l'à-peu-près

vaclav

Récit de voyage - Maroc

Samedi, midi, Sidi Bouzmou, Imilchil, Maroc. Le moussem des fiançailles a recouvert l'endroit d'un amoncellement de tentes et abris bariolés. Bien utiles compte tenu des fortes averses de la matinée, qui se poursuivent sporadiquement.

C'est le retour vers Casablanca, 380 km de routes diverses et variées, de la montagnarde sinueuse et trouée à l'autoroute moderne. Le Renault Trafic emprunté est un année-modèle...années 70, à-peu-près. Des gouttes de pluie s'égrènent dans l'habitacle, depuis le plafond. « C'est le boulon ! » indique Zaïd, le chauffeur et propriétaire du véhicule, avec un large sourire. Le tout est de bien se positionner pour ne pas finir trempé.

Midi cinq. Nous avons parcouru bien 300 mètres dans la joyeuse et klaxonnante cohue embouteillée de la rue principale quand, dans une montée, le moteur cale. Tour de clé après tour de clé, en dehors d'un léger chuintement, rien : impossible de redémarrer, c'est la batterie. Pas d'affolement, Zaïd a la solution : un démarrage en enclenchant une vitesse, en prenant un peu d'élan. Et la montée n'est même pas un problème : la présence opportune d'un policier permet de dégager de l'espace sur une dizaine de mètres, et le redémarrage s'effectue... en marche arrière ! Sans heurter personne, un exploit avec l'encombrement alentour.

Les policiers, Zaïd les connaît tous dans la région. Comme je tente de mettre ma ceinture de sécurité, il m'indique donc que ce n'est pas la peine. Et parfaite illustration de ses propos, quelques kilomètres plus loin, au barrage policier du carrefour, il donne un fromage « vieux de 30 ans » au capitaine.

Aux environs d'Imilchil, la pluie cesse. Heureusement, d'ailleurs : faute de batterie autorisant le fonctionnement du système de dégivrage/désembuage, nous roulons vitres baissées... ce qui me laisse froid. Le plein d'essence s'effectue moteur allumé, pour éviter tout problème de redémarrage...

Entre Imilchil et Tizi N'isly, la route R 317, « construite par les Français », frôle quelques précipices abrupts et dévoile de superbes panoramas de l'Atlas (le moyen). Les arbres restent clairsemés dans ce milieu aride, un bosquet tous les dix-quinze mètres. Et puis des pommiers, plantés dans le cadre du programme « Maroc vert ». « Il y a quelque temps, une voiture est tombée dans le ravin, et on a eu toutes les peines du monde à la retirer ! Son propriétaire avait oublié le frein à main... ». Zaïd commence à être plus en verve. Moins stressé : depuis le départ, il actionne fébrilement le levier du clignotant, sans résultat. Pas assez d'énergie. Au bout de 40 kms, les feux de détresse ont repris. Il tente la radio, mais par prudence l'éteint rapidement. Puis, à force de montées et descentes, le bon vieux moteur diesel a fini par recharger la batterie: tic tac tic tac, ça remarche ! Le visage de Zaïd s'illumine. Non pas tant pour la sécurité que pour éviter une amende de policiers inconnus.

Au règne de l'à-peu-près triomphe le respect du code de la route. Un arbitrage tranché entre intérêts personnel et général : la préservation du Trafic, en particulier de ses pneus, passe avant tout. Comme la bande de bitume n'est pas assez large pour autoriser le croisement de deux véhicules, l'un doit nécessairement freiner et passer par le bas-côté. Une option à laquelle notre chauffeur ne se résout qu'en dernière extrémité... au sens propre. L'idée est donc de foncer sur le véhicule d'en face en espérant qu'il s'écartera. Cela fonctionne bien sûr assez bien, tant que le conducteur d'en face n'a pas la même idée... frissons garantis. En redescendant d'un col, l'inévitable se produit : chtonk ! Heurts des rétroviseurs. Sans casse heureusement. Nous nous arrêtons au pied d'un tas de sable. Le véhicule d'en face, en stoppant, s'est fait emboutir par un autre. Une femme au volant (citadine, de surcroît)... Les jeux sont faits : de toute façon, elle aura tort. L'altercation en arabe se conclut par un « tout est bien qui finit bien » (enfin, j'imagine), et chacun repart de son côté.

L'autre principe de conduite est d'utiliser généreusement le klaxon, afin d'écarter tous les non-motorisés : passants, dromadaires, ânes et mulets.

La conversation tourne autour de l'art (Zaïd joue du lothar, la veille au soir nous avons eu droit à une fête en présence de la Consule du Canada), des gouvernants, de la singularité des Berbères parmi les autres Arabes.

Arrivée à El Ksiba (l'occident ?). Cette fois, il faut mettre la ceinture… on est en terre (policière) inconnue. Le plus dur, côté petites routes, est fait. Le plus compliqué, niveau rond-points et règles de priorité, commence. Nous sommes tout d'abord surpris par un nouveau giratoire, et la voiture s'engage résolument sur la voie de gauche. Le temps de s'en apercevoir (eh ! c'est nouveau, ça !) et nous repartons en marche arrière, histoire de bien faire. Pour notre chauffeur montagnard, les rond-points restent un casse-tête : priorité à gauche, ou à droite ? et quelle priorité, d'abord ? ça passe ou ça casse… et ça passe !

Béni Mellal, terme du premier tronçon. Nous tâtonnons, à coup de demi-tours audacieux, pour trouver les grands taxis blancs puis la gare routière. Négociations tarifaires avec Zaïd, qui repart vers ses montagnes.

La gare routière : le melting-pot des gens en partance, des âmes en errance, des prédateurs en vigilance. Prêts à bondir sur la manne (supposée) qu'est l'étranger et, au-delà, le voyageur plus riche que soi. Pourquoi hésiter à donner 5 dirhams (50 centimes d'euro) au porteur à chariot, passant par la porte de sortie (2 dirhams), au rangeur des bagages dans le car (10 dirhams) ? Sur ce tronçon Béni Mellal – Casablanca, en partie autoroutier, l'à-peu-près se retrouve dès l'entrée du car : la porte, à moitié cassée, ne ferme pas. La pluie se mettant de la partie, les passagers du premier rang se trouvent arrosés… hop, un arrêt rapide et la porte est fermée manuellement. Fin partielle des inondations : de mon côté, sur la vitre, l'eau dégouline à l'intérieur, venue d'un lointain interstice…

Niveau code de la route, ce sont maintenant des dépassements à la hussarde, le car roulant à vive allure. La raison du plus fort est celle du plus gros, sur la route.

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Épilogue aéroportuaire. Vol Air Maroc surbooké pour Bordeaux, redirection possible 7 h plus tard vers Toulouse. Octroi royal d'un café/croissant (mais aussi d'un bon d'achat de 1 500 dirhams). La porte d'embarquement n'est pas celle de la carte. L'écran affiche : Ouagadougou (en gros) et Toulouse (en petit). Je souris intérieurement : Toulouse via Ouaga, c'est à peu près ça…

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