Thermostat 6

roof

19h50 : Mickaël devrait arriver d'une minute à l'autre. Heureusement qu'il m'a offert une robe, car je n'avais aucune idée sur la façon dont il fallait s'habiller pour visiter une galerie d'art. C'est une longue robe noire fendue sur le coté, sublime. Mais qui vaut bien 200€, mon salaire hebdomadaire. Le stress monte en moi comme un jaser, je ne peux m'empêcher de me gratter les avants-bras.

20h12 : Nous entrons enfin dans cette salle de réception tant convoitée, où règne le doux parfum de la haute bourgeoisie, après avoir passé la sécurité gérée par deux malabars en costumes-cravates. Mickaël me tient par le bras et me glisse à l'oreille « Laisse-moi parler », il craint sans doute que je dise une bêtise. La surprise est immense lorsque nous découvrons les lieux. Une salle blanche, immaculée, avec pour seule œuvre un buffet central mis en valeur par des projecteurs de cinéma. Incohérence ? Le but d'une exposition d’œuvres d'art n'est-il pas, justement, de montrer ces œuvres en les accrochant au mur ?
Michaël me présente à la Duchesse de « je-ne-sais-où », au Député de « je-ne-sais-quoi », au Ministre de « je-ne-comprends-pas-quoi »... Tous semblent subjugués par l'ingéniosité de leur hôte, la singularité de la présentation. Laisser les murs vierges et ne proposer à admirer qu'un délicieux festin les séduit totalement. C'est d'un ridicule, j'aurais pu faire la même chose dans mon salon, en achetant deux pots de peinture chez Leroy Merlin !
20h35 : Un homme vêtu d'un costume blanc immaculé, faisant ressortir son teint halé, discute avec un autre qui semble être son avocat : « Le Septième Ciel, un nom divin ! J'ai souhaité laisser le libre-arbitre agir tel qu'il le désire, je ne contrôle aucunement la suite des événements... »
« Abbygaël, je te présente Mr Vandridge, l'organisateur de cette charmante cérémonie...
- Abbygaël, enchanté... » Susurre ce Van...Bridge en me faisant un baise-main. Je suis étonnée de voir que les coutumes que je pensais « d'antan » existent encore...
Et pendant que Mickaël parle boulot avec l'organisateur, qui me fait davantage penser à un tueur en série en cavale qu'à un peintre de renommée mondiale, je fais mine d'être passionnée par leur discussion. Vanbridge explique la raison pour laquelle il n'a exposé aucune œuvre. Les murs blancs étant le fruit de la liberté d'expression d'une imagination naissante, du commencement de l'harmonie de la vie... De ces phrases à rallonge qui, pour moi, ne signifient rien d'autre qu'une obstination à se faire passer pour quelqu'un de cultivé en faisant des tirades au lieu de dire trois mots. J'observe la foule qui m'entoure, ahurie, époustouflée, fascinée par ces murs purifiés, bouche bée comme si on venait de lui citer un passage de La Bible...
On nous propose une coupe de champagne accompagnée d'un toast au caviar. Je déteste ça, je refuse. Mon Dieu, quel sacrilège ai-je commis là ! Un blanc inonde la salle. Tous me regardent, choqués par ce que je viens de dire. Même Micky me dénigre, comme si je l'avais trahi. Je simule une indifférence quant à sa déception, quant à sa honte de moi... Je crois que je viens de commettre l'impardonnable.
20h57 : Le buffet fait fureur, ces tons rouges flamboyants attirent tous les regards et toutes les convoitises. Tant de rouge me met mal à l'aise et me fait penser à un abdomen ouvert sur une table d'autopsie... Là encore, l'élite est charmée par le jeu de lumière et la mise en avant de ce banquet. « C'est splendide », « C'est drôlement fantaisiste », « C'est osé... » résonne dans toute la pièce. Quelques uns se félicitent même d'être « les pionniers d'un art cristallin... »...
23h45 : Je m'ennuie ferme. Certains hommes ont des bouffées de chaleur et desserrent frénétiquement leur cravate. J'esquisse un petit sourire en coin face à un tel écart de conduite. Certains toussent bruyamment, rugissent quasiment, tandis que leurs acolytes les fusillent du regard.
D'un coup, tout tourne au désastre ! Le Ministre de la Culture se jette sur sa femme, et la mord à la gorge. Elle hurle ! À l'autre bout de la pièce, le Directeur de Mystic Corporation se rue sur la Duchesse. Plus près de nous encore, plusieurs hommes se précipitent sur une serveuse et l'attrapent à pleines mâchoires... Mon Dieu, ils sont en train de la dévorer vivante ! Les malabars de la sécurité interviennent mais on les attrape également et les mordille déjà.
Je tire Micky par le poignet et nous quittons la réception à toutes vitesses, j'en perds mes chaussures à 50€ chacune, pendant que, derrière nous, l'anarchie prend le dessus sur la foule conformiste... Un dernier coup d’œil me permet de voir deux couples se disputer, tels des animaux, pour une jambe de la serveuse. Et pendant qu'ils l'écartèlent, un autre invité, type afro-américain, mange son épaule droite. Elle est encore en vie, et je croise son regard plein de terreur, ce regard qui me supplie de venir à son secours. Alors je m'enfuie dans les ruelles sombres de la ville aussi vite que je le peux, tandis qu'une asperge en robe rouge, armée de ses plus belles canines, déchire la chair de son visage...

23h48 : Micky et moi nous arrêtons quelques rues plus loin pour reprendre notre souffle, et vérifier qu'aucun cannibale ne nous a suivi. Non, nous sommes seuls dans cette rue noire, sale. Que s'est-il passé ? Était-ce cette suite des événements que ne contrôlait pas Vanbridge ? Ce fameux Septième Ciel ? Ce spectacle monstrueux qui allait m'empêcher de dormir pendant des années ? J'en ai la nausée, c'est un véritable cauchemar ! Je sers Micky dans mes bras, fort.
« À quel thermostat sont tes cuisses ? » Me chuchote t-il tout en les caressant chaleureusement. Une proposition obscène, j'adore ça. Je décolle ma tête de son épaule pour l'embrasser. Mais lorsque je vois ses yeux injectés de sang et ses lèvres qui moussent comme celles d'un chien enragé, je comprends que ce n'est pas contre le mur qu'il veut me faire sauter, mais à la poêle....

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