THURSDAY NIGHT FEVER

suemai

La fièvre du jeudi soir. Bien entendu Travolta manque à l'appel, puisqu'il tourne le cinquième volet des Bounty Hunters… Mais pourquoi jeudi ?

Vous n'avez jamais remarqué l'affluence dans les bars. La foire au rendez-vous, les beuveries et la musique qu'on dirait sortir directement de nos tympans. Ces jeudis, où il faut 30 minutes additionnelles pour doubler la ration d'olives de son martini.

Alors là, ça explose : Y'a le type BCBG. Le costaud bien musclé. Le brouteur de mots qu'on fuit, pour un danger évident d'asphyxie Le compulsif de la commande. Le connard rasoir et vantard. Le mec, tout coincé, qui se fait quelques pas pour se dégourdir le cerveau. Le tombeur, alors là faut le voir : jeans brossé, veste d'Armani, souliers vernis, la quintessence totale du «me, myself and I». Le rigolo aux blagues douteuses. Le motard qui te regarde d'un œil méchant. Le patron et ses pirouettes, Hey Roger par ci, Hey Roger par là. Le jeune qui tente le coup, mais se fait virer. Les gars aux yeux exorbités à reluquer les longues et magnifiques jambes de Tricky la serveuse. Le Balthazar, qu'on surnomme ainsi, parce qu'il se retrouve toujours enrubanné : accidents de voiture, à la maison, au boulot, chez le coiffeur… les mecs saouls, premier niveau : titubant, second niveau : tititubant et, finalement, celui qui vomit sur les chaussures du costaud, oups.... Il sera de corvée Balthazarienne. Finalement le DJ, un genre frisé électrifié qui se défonce à coups de lignes de coco, de musiques branchées et de groupies criardes. La fine flore des nos bars du «Thursday night fever.»

*** 

Ouf… dehors à inspirer, un air pu… un air pupu… un air pupu… pur, disons moins puant. Je retrouve ma moto. Je me noue les cheveux. Je passe mon casque. J'ignitionne et vlan, me voilà à cabrioler sur la 96.

J'entre à la maison. Comme toujours Bertrand, étendu au sol, écouteurs aux oreilles, en pleine crise mélomaniaque. C'est le bordel partout. Je m'ouvre une bière. Je branche la chaîne sur multi. Pas vrai, il délire de nouveau sur King Crimson. Cool tout de même. J'aime bien cette chanson : «The Court of the Crimson King» fameux chanteur ce «Greg Lake» enfin... de l'époque. J'aperçois une pochette près de sa main. Je m'en empare. Une compile… une nouvelle compile! Cette fois c'est décidé, je m'offre ma propre chaine hifi. «Night in white satin» débute. Les «Moody blues». Chouette aussi. Je me fais un auto-pari pour la suivante. Voyons voir… «A whiter shade of pale» «Procol Harum» Wouais! J'ai gagné, mais quoi ? Rien! Qu'un tout petit plaisir. Bof… c'est mieux que rien. Encore superbe. J'me doute de celle qui va suivre. Je ne me souviens plus du titre, si on peut appeler ça une chanson, «Jim Hendrix» je fais gaffe à mes oreilles, déjà salement amochées. Je me prépare à m'enfuir, lorsque qu'il coupe.

— Tiens fillette, t'es rentrée ?

— Sophie, je me nomme Sophie, Bertrand. Je ne suis plus vraiment une gamine à 26 ans

— Mais, me réplique-t-il les yeux en coin, tu habites toujours chez tes parents.

Ce qu'il a l'art de me rendre dingue. Il faut qu'il la ramène chaque semaine. Un père maso-mélo, je ne vous le conseille vraiment pas.

— À chaque fois que j'aborde le sujet, je te ferai remarquer, que tu me refais tout ton cirque : ne me laisse pas, je t'aime trop, je vais mourir sans toi, avec les gémissements et les larmes en primes.

— Tu as toujours aimé exagérer, n'est-ce pas Sophie.

— Ok, comme tu veux Bertrand ce sera pour demain, J'emballe tout.

Voilà la crise comme toujours. Il arrive même à se mettre à genoux devant moi. Sainte-Sophie! Me prie-t-il. Le temps de le calmer, il me demande les clés de ma moto.

— Pas vrai, encore tes potes. T'es pas fatigué de jouer au vieux hippie. Ah non, pas le jeans déchiré et la veste de cuir. T'as vu ton t-shirt, un véritable haillon. Tu me fais honte Bertrand. Je t'ai acheté une garde-robe complète : vestons, pantalons de bonne coupe, chemises. souliers, chaussettes. De plus ta Toyota roule à merveille! Et les voisins, que vont penser les voisins ?

— Je m'en tape des voisins, fillette. Et mes copains, t'as pensé aux copains. De plus, tu n'es pas ma mère. Nan.

Non mais, ce qu'il ne faut pas entendre. Il va finir par me rendre folle.

— D'accord… je te veux ici pour 0h00 h.

— Non… non… par pitié. Tous les autres parents ont le droit de veiller jusqu'à 2h00. Ils ont des enfants plus cool que toi. Please, please, please, ma gentille petite frimousse.

— Bon, bon, bon. Tu n'abuses pas sur le cola, sinon tu vas encore me faire un pipi au lit.

J'entends ma moto démarrer. Comme toujours, il loupe la s'conde et c'est parti pour une soirée de veille. À moi les écouteurs. Je me cale dans mon fauteuil et je laisse glisser ces magnifiques premières notes du Quatuor no 19 K 465 en do majeur op. 10 no 6 « Les dissonances.» L'œuvre de Mozart que je préfère, et, de loin, le plus achevée des six quatuors composés pour Haydn. Le velouté à l'état pur. J'enchainerai avec deux versions des préludes de Shostakovitch dont l'interprétation de Tatiana Nikolayeva, et celle de Keith Jarrett. Je me réserve les préludes de Messian, version Peter Asimov. Une petite tricherie jazz, on verra.

Je m'empare de la pochette. Je tatillonne sur le bureau, elles n'y sont plus. Mes lunettes, qu'a-t-il encore fait de mes lunettes, cet énergumène. Je crois savoir. Je me rends à sa chambre. Encore cette mortelle piste de formule 1. J'enjambe. Merde, les voilà toutes fichues. Comme elles étaient rondes, il désirait se faire un look John Lennon et voilà le résultat : mes verres n'y sont plus, que ces plastiques transparents. Il possède une excellente vue. On l'a opéré, très jeune, pour une double cataracte. Il devait avoir tout au plus 48 ou 49 ans. Je dois me rabattre sur mes anciennes montures. Je me recale et je débute ma lecture.

***  

Et puis, il va bien falloir qu'il vole de ses propres ailes un jour, me consolais-je. Oui. Mais quand...? 

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