Tombé amoureux un dimanche (3/3)

pascaldinot

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« Pascal ? » me demanda Caroline

« OUI ! HEIN ? »

Je redressais vivement la tête juste avant de percuter la table. Ouvrant des yeux ronds comme des trous de lavabo et affichant l’air totalement ahuri, d’une miss France qui vient de gagner le titre de plus « belle gourdasse nationale ». Un filet de bave reliait ma bouche à la paume de ma main tandis que ma lèvre supérieure restait collée à ma narine. Mon brusque réveil avait ébranlé la table et j’étais conscient, cette fois-ci, d’avoir rompu des équilibres. En particulier celui de mon verre cartonné contenant cinquante centilitres de soda citronné qui basculait inexorablement pour se renverser sur mon pantalon. Je donnai un vif coup de rein pour reculer mon siège et j’attrapais au vol, mon verre en chute libre.

Lui aussi.

Entre les gros emballages éventrés des hamburgers qui gisaient sur mon plateau gras. Hamburgers qui faisaient la fierté de ce fast-food et je nommerai en particulier le « cholestérol with cheese » ainsi que « l’infarctus au bacon » je trouvais un dépliant sur la conquête spatiale soviétique. C’est con les rêves. Je reposais mon verre en secouant la tête et puis soudain un frisson me traversa.

J’étais normalement accoudé à la table d’une terrasse d’un café parisien…

Pas dans un fast-food.

Je redressais la tête doucement. Caroline était toujours en face de moi, toujours aussi belle. Son visage respirait le calme, la plénitude et la sérénité et elle ne parlait pas. Elle esquissait un petit sourire et s’inquiéta de ma santé. Son visage n’était pas le même d’avant ma chute libre. Elle avait les traits un peu plus marqués. Elle réitéra sa demande.

« Pascal ? Ça va ? »

Je répondis un timide

« Oui.. »

Sa voix était douce et réconfortante, la même voix qui rassure les enfants de leurs terreurs nocturnes.

Des enfants ?

J’ai eu du mal à déglutir sur l’instant. Je crois même que ma respiration s’est arrêtée. Nous n’étions pas deux à la table de ce fast-food, mais quatre. Sur ma gauche, un préadolescent, les cheveux en pétard, arborant son t-shirt effrayant de son groupe de black-speed-indus-métal-hardcore favori du moment, tenait entre ses doigts gras une console de jeu portative. La dextérité avec laquelle il appuyait sur les boutons laissait présager un long entrainement et une maîtrise acquise par des heures de pratique. Par contre le regard vide et dépourvu de la moindre étincelle d’intelligence avec lequel il regardait l’écran de sa console n’était pas rassurant ni pour son avenir ni pour son équilibre mental. C’est quand il tenta d’attraper la paille de son verre de soda avec la bouche sans quitter ni des mains ni du regard sa console de jeu, qu’une vive inquiétude monta en moi. Puis soudain, un large sourire satisfait accompagna ses paroles tandis qu’il me montrait le résultat de son acharnement sur l’écran.

« Papa ! Papa ! Regarde j’ai réussi à découper le KRAZAR rouge en deux, au niveau du ventre avec le taille-haie électrique»

Deux choses m’ont aussitôt fait réagir. Dans ce jeu, pour être sûr que le KRAZAR rouge ne survive pas à une attaque, il faut le découper, non pas horizontalement, mais verticalement. Ceci pour la bonne raison qu’il peut encore se déplacer sur ses bras et t’attaquer avec sa mâchoire. Tandis que verticalement, il va laisser ses entrailles et sa cervelle par terre. Mais pour se faire, il faut la tronçonneuse, que normalement il aurait dû avoir chez ALBAR le terrible.

Mais le plus important de tout : pourquoi m’a-t-il appelé papa ?

Sur ma droite, une petite fille brune avec des couettes, balançait ses pieds dans le vide en fredonnant une chanson. Elle ne devait pas avoir plus de 5 ans et la chanson qu’elle fredonnait était une des plus difficiles que j’ai eu à apprendre :

« Deux fois deux quatre, deux fois trois six, deux fois quatre huit, deux fois cinq dix… »

Simultanément, elle s’évertuait à démonter méthodiquement le jouet inutile « made in China », accompagnant son menu pour enfant, avec le coupe-ongle de sa mère. La petite dégageait quelque chose d’absolument effrayant. Tout sur son plateau était « rangé » Le papier gras enveloppant son hamburger était plié, les frites restantes étaient alignées les unes à côté des autres, parfaitement parallèles, et de la plus grandes à la plus petite. Il dégageait de son plateau une atmosphère géométrique maîtrisée, une froideur mathématique et une logique sans faille. L’exact opposé de son frère, dont le plateau avait des airs de champ de bataille. Ce dernier venait de poser son coude dans un reste de mayonnaise, qu’il tenta, par un reflexe absurde, de lécher tout en continuant de jouer. S’apercevant qu’il n’était pas assez souple pour faire venir son coude à sa bouche et qu’inversement sa langue n’était pas assez longue, il abandonna rapidement la manœuvre car il ne lui restait plus que 17 points de vie. La mayonnaise n’étant plus sa priorité et encore moins son ennemi, il reposa son coude dedans.

 « Ne serait-il pas plus facile de mettre ton jeu sur pause et de t’essuyer le coude ? » Demanda Caroline très détendue.

Le préadolescent répondit par un borborygme guttural s’approchant plus du rôt, que d’un son émit volontairement avec ses cordes vocales. Ce dernier avait quelques difficultés pour garder son coude stable dans la mayonnaise au moment même où le KRAZAR rouge se redressait sur ses bras, la bave aux lèvres et d’une humeur massacrante car pas du tout content d’avoir été découpé en deux. J’admirais la patience de Caroline. Elle prenait le chemin le plus long et le plus difficile pour l’éducation de ses enfants en faisant abstraction de la situation présente en attendant la prise de conscience de sa progéniture. Me concernant, j’étais plutôt dans la situation à prendre des raccourcis éducatifs, et, en particulier, ceux dont la distance séparaient la paume de ma main de la joue du préadolescent metalleux. Cependant j’allais me délecter des minutes à venir quand le KRAZAR rouge, désormais vert de rage, se jetterai sur son guerrier niveau 32 pour lui becqueter les mollets et lui déboiter les rotules.

J’étais devenu un père de famille avec tout ce que ça incombe.

Mais que s’était-il donc passé ?

Quinze ans…

Il s’était passé quinze ans.

Comme un claquement de doigt.

Tout me revenait d’un coup en mémoire. Entre le moment de notre première rencontre et maintenant.

Caroline.

Sa voix était captivante et douce. Il ne faisait nul doute que les deux enfants étaient les siens. Cependant, j’avais un mal fou à concevoir que ces deux rejetons étaient aussi les miens. Surtout la petite !

Caroline me regardait avec les yeux d’une femme totalement amoureuse et conquise. Je pouvais sentir qu’elle profitait des moindres secondes en ma compagnie. Des soupirs langoureux, des regards complices ponctuaient les minutes qui suivaient. Minutes rythmées par les exclamations de stupéfaction du préado, voyant la moitié supérieure du KRAZAR rouge lui raboter inexorablement les points de vie de son guerrier niveau 32, à grand coup de canine aiguisées. Tandis que la petite continuait de réciter ses chansons sans la moindre erreur :

« Douze fois douze cent quarante quatre, douze fois treize cent cinquante six, … » En dodelinant de la tête et en continuant à balancer ses pieds dans le vide, tout inspectant du bout des doigts et avec circonspection le jouet inutile totalement désossé.

Caroline.

Nous buvions à l’ivresse, ce bonheur liquoreux. Comme ces cocktails sucrés et doucement alcoolisés, que l’on vous sert sur des plages confidentielles, recouvertes d’un sable unique et rare, de quelques îles perdues des caraïbes ou du pacifique. Ces îles perdues, seulement accessibles par la mère, où ses enfants habillés de pagne, collectionnent des coquillages, taquinent les crabes, et font des châteaux de sable en Espagne.

Flottant au gré des vagues, d’une mère turquoise, aux yeux noisette, je souriais béatement à la vie, baignant dans la mollesse bienheureuse, et finalement, d’un mari aimant et d’un père comblé. La vie ne vaut d’être vécue que si l’on s’abandonne vraiment à elle.

Je suis tombé…

Amoureux de Caroline.

Un dimanche… c’était un dimanche.

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