TOMMY BOY

giuglietta

TOMMY BOY

 

 

         Ils sont tous venus. Ça fait du monde, Tommy, tu verrais ça. Je ne sais pas trop quoi leur dire, alors je me tais. Je suis un peu mal à l'aise, tu sais. 

           

            Je ne ressens pas grand chose. Sauf un léger mal d'estomac, ça ne va pas tarder à empirer, je le sens bien et j'ai laissé les cachets à la ferme. Ta sœur est partie les chercher, discrètement. Elle n'aime pas que je souffre, ta sœur, Tommy.

            Je ne me sens pas bien à ma place. Je n'ai sans doute pas, comme tu dirais, la « légitimité » d'être ici, avec tous ces braves gens. Mary Ann Anderson a mouillé ma joue en m'embrassant, c'était dégoûtant, et je ne pouvais pas m'essuyer. Déjà à l'école, je ne l'aimais pas celle-ci, ricaneuse, et un vrai laideron avec ça. Elle pleure, pouah.

            Comme vont les nuages, c'est du vent d'Est qu'on a, et de la pluie avant ce soir, pour sûr. Desfois, je me demande quel temps tu as, là bas où tu te tiens, Tommy. Pas souvent, faut dire. Surtout ces derniers jours. Tom Mac Hinley me serre la main, puis c'est au tour de Bing, d'Horace, du gros Jeff. Ceux-là m'écrasent contre eux si fort que je crois bien finir étouffé, comme dans l'étreinte d'un ours, nom de... Un de ces ours que tu prenais en photo dans le temps Tommy. En photo...

            Forcément, Fox Gallagher me broie les phalanges à m'en faire hurler. Pis, il me jette un mauvais regard, avec ses saletés d'yeux noirs qu'essaient de me transpercer. Mais ça ne me fait rien parce que j'en ai vu d'autres... J'ai mal à l'estomac, je me sens déplacé, je ne ressens rien du tout, et ça pourrait bien se voir, faire jaser aussi... alors je prends cet air de rien, tu sais Tommy, cet air de rien qu'on attrape en faisant le guet dans le froid, à l'aube, à attendre le gibier. Toi, tu n'aimais pas ça la chasse, hein ?

           

            Bon, faut avouer, sans doute ta mère, j'aurais pu la sauver. Peut-être bien. Au moment où son poids a fait craquer la glace, je n'étais pas si loin d'elle. Pas tout près non plus, mais le temps d'entendre son cri, puis cette sorte de plouf, en me dépêchant un peu, j'aurais peut-être pu attraper sa main et la tirer hors de l'eau glacée.

            Seulement y'a des pensées qui pèsent, qui vous freinent comme qui dirait. J'avançais comme au ralenti, avec dans la tête cette image de la vieille Cherokee de Gallagher garée devant la ferme, plus souvent qu'à son tour.

            Ta mère et Gallagher, non mais t'imagines ça Tommy, à leurs âges !Bon sang !

           

            Y'a une autre chose que je dois te dire, Tommy Boy, au cas où tu lirais cette lettre un jour : p'tet bien que si je n'avais pas pêché la veille dans ce trou sur la glace, la surface aurait été plus solide. P'tet bien qu'une glace vieille de quinze jours aurait supporté le poids de ta mère, puisque d'habitude les gosses patinent à cet endroit là... et je n'aurais pas du, faut croire, la faire traverser là, précisément... bah... tout ça tient à peu de choses. Je m'en rends bien compte, je réfléchis plus que tu ne le crois.

           

            Toujours est-il que j'ai gardé mes réflexions pour moi, je n'en ai rien dit au Sheriff. C'est Bing le Sheriff à présent, il a remplacé le vieux Doc qu'est mort chargé par un élan. Doc était un peu moins stupide, lui. Il additionnait deux et deux. Et plus encore, ouais : ta mère qui trop souvent se cognait dans les portes, moi qui me retrouve un soir ouvert de la gorge au nombril, et toi disparu aussi sec...

            On a eu beau lui dire que je m'étais coupé en nettoyant le coutelas et que tu avais choisi de faire des études loin du village... il se grattait la tête sous son vieux chapeau, l'air pas bien sûr de devoir nous croire. T'aurais vu ça Tommy...Ce vieux salaud de Doc Hammett. Mais qu'est-ce qu'il pouvait faire à part ruminer dans son coin...

            Toi, tu m'avais cru mort hein ? Hé, j'avais la peau dur, mon fils. J'parie que depuis ce temps, tu te caches au Canada, au pays des sauvages... Même si elles ont toujours filé doux après cette bon dieu d'histoire qu'a sali le nom de notre famille, ta mère et ta sœur t'écrivaient dans mon dos, je m'en doute.

           

            Tout ça n'a plus beaucoup d'importance... Je vis mes dernières heures, je voulais que tu le saches. Cette fois-ci c'est pour de bon.

            Dans mon ventre, ça me ronge, et y'a une ombre qui rôde autour de la maison. Je ne sais pas qui m'aura, Fox Gallagher ou le cancer de l'estomac, mais d'ici la messe de dimanche, j'aurais quitté cette bonne vieille terre.

 

            Voilà, Tommy. Tu es orphelin pour de bon. Deux fois.

Tommy Boy est extrait de mon dernier recueil de nouvelles (le 4e) : BLACKY'S BACK.

C'est un recueilde nouvelles noires. En vente par correspondance 6 euros à SELFISH 271 rue Aristide Briand 76600 LE HAVRE (joindre une neveloppe A5  avec votre nom et votre adresse)

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