Tonie - 3

enaelle


Il parle et parle, et tandis qu'il parle, ses yeux sont fixes, quelque part entre ma gorge et mon nez. Il ne se confronte pas pleinement, peut-être qu'il a peur de l'indifférence...C'est ce que je me dis. Voilà. S'il évite mon regard, c'est qu'encore il espère. Que dit-il? J'entends, je n'écoute pas vraiment...Mais si j'écoute, je bois ses mots... Et puis non, je m'enfuis, je cours à contre-sens, laisse-moi traître, laisse-moi, j'étais presque neuve à nouveau, j'étais presque réparée.

- Tu comprends, cette angoisse, elle ne me quittait plus. J'avais la gorge nouée du matin au soir, et tu ne t'es aperçue de rien parce que tu as le sommeil lourd, mais il m'arrivait de me réveiller la nuit et de suffoquer. Je n'étais pas effrayé de passer le reste de ma vie avec toi, du moins de t'en faire la promesse devant tous nos proches, non...Je t'aimais, bien sûr. C'était juste comme la certitude d'une fin très proche, un basculement dont notre mariage serait le sceau.

Je ris. Un basculement dont notre mariage serait le sceau? Un beau rire franc, un rire propulsé par mes tripes.

- Un basculement...T'es sérieux? Qu'est-ce que ça veut dire cette connerie?

Je me lève, parce qu'il le faut, je vais m'étrangler de rire et de stupeur. C'est pitoyable, comme un mauvais roman, comme une histoire qui ne mérite pas d'être racontée. J'ai envie de l'insulter, lui tirer les cheveux, le rouer de coups et puis de le foutre dehors, mais je le laisse assis là, et qu'est-ce que je fais? Je repose mes fesses sur le canapé. Il y a une seconde où tout est suspendu, si ça m'était arrivé pendant une méditation, j'aurais certainement rencontré ma vérité ultime, cette seconde où je réalise que la vie n'est qu'un immense terrain de jeu et que c'est ailleurs que se trouvent les fondamentaux. Oui, mais où? Il n'a pas réagi à mon rire, j'ai le visage tourné vers cet ailleurs, je ne veux plus savoir qui il est, il n'est peut-être qu'un fantôme surgi du passé pour pourrir ma soirée série et me punir de bouffer autant de graisses et de sucres. Sans lui accorder un seul coup d'œil, je me penche vers la table basse, attrape la télécommande et rallume la télévision. Je mets le son très fort, ça me fait vriller l'oreille gauche, faudra vraiment que je consulte, ça m'arrive trop souvent pour être anodin, comme un petit papillon qui voudrait prendre son envol, mais c'est sûrement moins poétique... J'ai lu sur un forum que ça pouvait être un kyste du cervelet, je me mets à espérer que c'est pas ça, que je n'ai pas un kyste au cervelet ou un cancer de l'oreille, pendant que Maxime reste là sans bouger sur le fauteuil et que Rachel Bloom s'égosille à l'écran sur le poids insupportable de ses gros seins, tout en brandissant des sacs remplis de graisse pour étayer son propos. Et elle est tellement drôle, c'est vrai, Max et moi on se marre en même temps.

Et puis il toussote et demande très sérieusement s'il peut passer la nuit ici.

- Je dormirais sur le canapé, évidemment...C'est juste que...J'étais pas revenu depuis un moment, tu es la première que je vois depuis que je suis rentré de Goa.

Rentré de Goa hein? 'Tain, il m'énerve encore plus. Je fais celle qui n'est pas intéressée par sa retraite spirituelle ou son stage de yoga sur une plage paradisiaque du Sud de l'Inde. M'en fous...Je hausse les épaules.

- Mouais, si tu veux. Mais je te préviens, c'est juste cette nuit.

Il me remercie et puis me demande si je pourrai lui pardonner. Il sait qu'il m'a fait du mal, il est tellement désolé, il n'attend rien bien sûr, il est passé parce qu'il aimerait être en paix avec ça et je méritais une explication. Et il me regarde droit dans les yeux. Je peux lire dans les siens une certaine vérité. J'ai soudain envie de baisser les armes, d'oublier la rancœur et à cet instant, je me rends compte à quel point j'ai navigué ces deux dernières années dans un brouillard d'amertume, d'incompréhension, de ressentiment. Ca fait du bien de le voir, qu'il explique, qu'il s'excuse. Qu'il me délivre.

C'est instantané. Tout se réduit à si peu, un tas de cendres qu'il me reste juste à balayer. Je pourrais souffler dessus et c'est comme si je renaissais. Je me trompais. Je n'étais pas presque neuve à nouveau. Je n'étais pas presque réparée. J'avais mis du vernis sur la merde pour ne plus la sentir et je vivotais avec ça. Et c'est instantané. Alors je souris. Je lui souris. Il n'a pas l'air d'être étonné par ce sourire. On se sourit mutuellement. On n'est pas obligés de s'en vouloir toute notre vie, juste parce qu'on avait prévu de la passer ensemble et que ça ne s'est pas fait. Il est venu soulager sa conscience. Je comprends qu'il a dû souffrir lui aussi. C'est instantané.

- Je te pardonne.

J'ai murmuré. Mais c'était un cri en moi. Le cri silencieux de la liberté.


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