Top chrono
padam
Tout est prêt.
Il enclenche le chronomètre et s’assied : il pose une main sur la table – la droite – et de l’autre frotte son genou, comme pour se donner du courage. Puis il frotte ses mains l’une contre l’autre et rote. L’opération commence : il prend une tranche de pain, saisit un couteau à tartiner et étale le beurre, consciencieusement. Ses yeux balaient la surface de la table et se posent sur le pâté. Plus vite, il en coupe de grosses portions et les étale sur la première couche de beurre de la tranche de pain. Il mange. Il engloutit. Il ne prend même pas la peine d’avaler. La première tartine est à peine terminée qu’il en confectionne une deuxième : plus grosse. Les tranches de pain sont classées par ordre de grandeur : de la plus mince à la plus épaisse. C’est important : il doit d’ abord tapisser son estomac s’il veut que le pain entier y trouve place. Il s’agite, de petites perles de sueur naissent à la lisière de son front, qu’il n’essuiera que plus tard – pas le temps. D’un geste brusque, il cogne la carafe et se verse de grosses goulées d’un liquide carmin, presque coagulé. Il engouffre dans sa bouche avide ce breuvage qui se glisse dans les espaces qui ne sont pas encore remplis de nourriture. Il plaque de la moutarde, pose de grosses tranches de gouda vieux et secoue le poivrier pour saupoudrer le tout de grains noirs. Entre temps, il réussit à écailler un œuf dur qu’il trempe dans de la mayonnaise. Cette fois il alterne : de l’œuf, du vin, du pain.
Il s’arrête, se racle la gorge. Le temps se fige et puis il replonge.
La tranche est plus épaisse encore. Elle accueille, cette fois, de la viande crue : haché et œil de bœuf frais. Il croque : le sang gicle de l’œil. Une longue trace de sang macule son menton, glisse, s’infiltre dans la toison qui dépasse de sa chemise. D’un rapide revers de main, il essuie la souillure et repart de plus belle. Plus que deux tranches. Le chronomètre égrène ses millièmes de seconde, imperturbable. Un morceau de poulet lustré de gras dans une main, des chicons au gratin de l’autre, il continue. Et dans un geste magistral de chef d’orchestre qui exécute une partition particulièrement complexe, il fourre les deux dernières tranches de pain de gélatine rouge et de tête pressée saisie dans son saindoux. Il éructe de plaisir, trempant cet amas de nourriture dans un bouillon de poule où surnagent des taches d’huile. La lippe grasse, les doigts enduits de sauce, les cheveux plaqués sur le front et le souffle court, il appuie sur le chronomètre.
5’ 46’’ et 23’’’. Il a battu son record. Il se lève, rote une dernière fois et passe une main sur son ventre qu’il masse, satisfait.