Tous ceux qui errent ne sont pas perdus - Chapitre 3
Emilie Levraut Debeaune
ambiance musicale : Harmonics, par Efterklang (version par Peter Boderick)
Un lundi en début d'après-midi, Johan a enfin droit à une pause après une longue matinée. Derrière son comptoir, le jeune homme ôte sa casquette réglementaire et se passe la main dans les cheveux. Des cheveux qu'il a préféré faire couper. C'était soit ça, soit porter un ridicule petit filet de protection.
Mais rendre son apparence plus conforme aux normes sociales ne fait pas de lui un employé parfait. Michael, le « manager », le regarde avec agacement soupirer avec ostentation en comptant sa caisse. Pourtant, il ne dit rien, car il sait qu'une remarque ne lui rapportera qu'un regard étonné.
Une fois cette futile besogne finie, Johan peut se changer, non sans ruminer à propos de la banalité de sa vie. Deux mois déjà qu'il travaille ici. Le seul réel plaisir qu'il y prend, c'est pouvoir payer son loyer en temps et en heure. Et manger autre chose que du riz et des pâtes. Le beurre dans les épinards comme on dit. Il ricane. Il fourre son uniforme dans son casier et en claque la porte. Cela ne le soulage même pas. Il consulte sa montre. Il est encore tôt dans l'après-midi et il ne reprend qu'à sept heures ce soir. Il n'a pas envie de rentrer chez lui, c'est trop déprimant. Mais il n'a pas non plus envie de rester ici, comme il le fait parfois. Aujourd'hui, cette odeur de friture et sueur mêlées lui donne la nausée.
Il sort donc, indécis. Il constate une fois dehors, un peu surpris, qu'il neige à gros flocons. Un doux tapis blanc recouvre déjà le sol. Les voitures roulent au ralenti. Les passants marchent précautionneusement, tout en essayant de se presser pour aller se mettre au chaud et à l'abri.
Au contraire, lui aime le froid. C'est vivifiant. Et il aime la neige. Il n'a jamais vécu qu'en ville et donc, il sait que ce joli blanc va se transformer en gadoue glissante et répugnante. Mais il apprécie toujours ce moment où la ville commence à ralentir son rythme, où le silence devient la norme plutôt que le bruit. Cette atmosphère presque magique... Il lui semble que tout est beau, plus doux, plus lent. En un mot, sa vie est plus acceptable.
Alors qu'il s'est arrêté, il entend une petite voix l'appeler :
« Johan ? »
Il se retourne et observe avec étonnement la jeune fille qui vient de l'interpeler. Un énorme bonnet de laine bleu clair lui couvre le crâne, et quelques longues mèches folles brunes s'en échappent. De grands yeux le regarde. Elle a les joues rougies par le froid, et cela contraste joliment avec son teint pâle et ses cheveux foncés. Il s'est figé dans son observation, si bien que, gênée, elle se dandine d'un pied sur l'autre. Finalement, elle demande encore :
« Johan ? C'est bien Johan ? Je suis désolée si...
Il la coupe avec un sourire :
- Oui, c'est bien Johan. Pardon. J'ai été étonné de te trouver là. Et je le suis encore ! ajoute-t-il en riant.
Eressië rit à son tour.
- Je suis contente de t'avoir trouvé, Je n'ai pas osé entrer alors que tu travaillais.
- Tu n'aurais pas dérangé.
Ils gardent le silence une minute. Johan détaille la silhouette qui lui fait face. Eressië est vêtue d'un épais manteau gris, d'un jean et de jolies bottes en cuir. Rien ne choque, tout est assorti et pourtant, il y a comme un problème. Il n'arrive pas à mettre le doigt dessus. Il secoue la tête. C'est impoli de fixer les gens ainsi. Et il demande à son tour :
- Est ce que je peux t'aider ? Tu as besoin de quelque chose ?
- Non, j'avais juste envie de passer un peu de temps hors de chez moi. J'habite avec mon frère et heu... Elle semble hésiter, puis se reprend :
- Un autre ami, et parfois. ils sont si invasifs ! J'avais besoin de voir quelqu'un qui ne se sente pas investi d' une mission protectrice à mon égard.
Johan espère qu'il n'a rien laissé transparaitre mais il a ressenti un pincement au cœur à la mention dudit "ami". Surtout après tant d'hésitations. Serait-ce un fiancé ? Il soupire intérieurement et sourit à Eressië. Après tous, cela ne le regarde pas.
- Très bien ! Et que veux-tu faire ? On peut aller au cinéma ou..
- En fait, j'adore la neige et, à moins que tu n'aimes pas ça, j'aurais voulu aller au Parc de la Tête d'Or.
Décidément, cette étrange demoiselle n'a pas fini de le surprendre.
-C'est une excellente idée ! Je n'y suis jamais allé par ce temps.
Une lueur de tristesse passe sur le visage d'Eressië, et son sourire s'estompe une seconde. Il revient aussitôt, mais Johan l'a bien vu. Il pose la main sur son épaule :
- Ça va ?
- Oui. C'est juste... ça fait très longtemps que je n'y suis pas allée, quel que soit le temps !
Ils rient encore et chacun pense au fond de lui-même qu'il est bien agréable de retrouver un ami pour passer un bon moment, et oublier l'espace d'un instant les ennuis du quotidien. Sans même s'en rendre compte, ils se donnent la main. À travers leurs épais gants, ils entrelacent leurs doigts.
Et, heureux, ils se dirigent vers le bus qui les mène au parc.
Ils ne parlent pas beaucoup. Ils arrivent devant la grande grille dorée, envahis par un rare sentiment de quiétude. Ils se consultent du regard et se dirigent d'un commun accord vers la roseraie.
Le parc est désert. Tout naturellement, ils continuent leur promenade par le tour du lac.
Johan désigne à Eressië. la voix pleine de peine, les quelques canards qui se sont laissés surprendre par le gel de l'eau et sont maintenant prisonniers, les pattes prises dans la glace.
Eressië le rassure :
« Ça arrive souvent, là d'où je viens. L'eau gèle si vite que la plupart des oiseaux n'ont pas le temps de s'envoler, si bien qu'ils restent coincés. Mais à peine la glace suffisamment fondue, ils savent s'en dégager. Ici, le gel ne durera pas, ils pourront bientôt reprendre leurs activités.
De fait, les animaux ne semblent pas le moins du monde paniqués. Ils les regardent un moment. Pour tous les deux, ces oiseaux sont une étrange métaphore de leurs vies. Immobilisés malgré eux, attendant la liberté avec espoir mais aussi avec fatalité. Impossible de rien y faire, seulement attendre que le mauvais temps laisse place au soleil.
Ils reprennent leur marche, sous une neige de plus en plus dense.
Johan se risque enfin à poser la question qui lui brûle les lèvres :
- Comment as-tu fini ici ?
Eressië lui jette un étrange regard, si bien qu'il explique, un peu honteux de se montrer si indiscret :
- Je veux dire... Tu m'as déjà dit être islandaise, et avoir vécu dans plusieurs autres pays. Pourtant, tu es jeune. Qu'est-ce qui a fait que tu te retrouves en France aujourd'hui ?
Seul le silence lui répond. Eressië s'est arrêtée et observe Johan attentivement, comme elle l'a déjà fait dans son atelier. Lui a de nouveau le sentiment qu'elle mesure à quel point elle peut lui faire confiance.
Finalement, elle le rejoint, quelques pas devant elle et lui répond:
- Ma vie a été mouvementée. J'ai perdu mon père quand j'étais très jeune et je n'ai jamais pu retrouver un lieu où je me sente à la fois chez moi mais aussi en sécurité. Elle se tait avant d'ajouter, après réflexion :
- Excepté ici. Cela fait un certain temps que je vis là.
- Tu veux dire que la France ressemble à l'Islande ?
- La France non. Mais Lyon en particulier, oui.
Et elle ajoute, devant l'air surpris de Johan :
- Cette ville à un caractère, une saveur particulière. Elle possède à la fois l'attrait d'une discrète ville de province et tous les atouts d'une capitale. Elle réunit le rythme tranquille de la campagne grâce à la présence de tant d'eau et de jardins mais garde une sévérité chargée d'Histoire. Ça ressemble vraiment à l'ambiance de la cité d'où je viens.
- Tu viens de Reykjavik ?
- Oh non ! Elle rit de bon cœur, bien que Johan n'arrive pas à comprendre ce qu'il y a de si drôle.
Eressië s'en aperçoit et explique..
- Je viens d une minuscule cité très bien cachée, non seulement des touristes mais des Islandais eux-mêmes. Toutefois, nous avons eu notre lot de catastrophes et je crains qu'il n'en reste que des ruines...
Johan fait signe qu'il a compris. C'est un sujet sensible et il ne veut pas rendre sa nouvelle amie nostalgique. Il pose toutefois une dernière question :
- À moins que je ne sois vraiment pas doué, l'Islande est sous la neige une bonne partie de l'année ?
- Toute l'année même, bien que nous ayons des mois plus chauds.
- Mais est-ce que vous en profitez à sa juste valeur ?
- Que veux-tu dire ? »
Il lui sourit énigmatiquement et se met à courir à travers ce qui était sans doute une pelouse "interdite". Un peu perdue, Eressië le suit. Une boule de neige manque alors de l'atteindre.
La jeune fille ne perd pas une seconde. Aussitôt, elle en confectionne une et se précipite sur Johan. Mais au lieu de la lui jeter, elle lui écrase sa munition sur le crâne. Bien que protégé par son bonnet, il ne peut retenir une exclamation : « C'est froid ! ». Il ne se décourage toutefois pas. Il prend son élan et s'empare de la jeune fille à bras-le-corps. Il craint un instant de briser la fragile silhouette.
Mais, sous son apparence frêle se cache une véritable anguille. Eressië s'échappe habilement et pousse Johan dans la neige. Il se retrouve face contre terre, et sa grosse veste de laine polaire reste constellée de points blancs alors qu'il se relève.
Eressië éclate de rire. Et Johan, d'un faux air penaud, commence à se frotter énergiquement. Son amie le rejoint et, mine de rien, lui en étale encore plus sur les épaules
« C'est bon, tu as gagné, je me rends ! »
Et il ajoute :
- Brr ! Je suis gelé !
- Pardon ! J'ai oublié que tu pouvais avoir froid ! Elle a l'air si confuse que Johan se sent obligé de minimiser sa gêne :
- Ne l'en fais pas, ça va aller, surtout si nous allons boire quelque chose de chaud maintenant. Tu dois avoir un peu froid toi-même.
- Non. je vais bien. Mais tu as raison, allons nous réchauffer. »
Ils quittent donc le parc, pour entrer dans le premier café venu. Johan commande un chocolat chaud tandis qu'Eressië préfère un thé au citron.
Ils sirotent leur boisson avec plaisir.
Ils savent qu'ils ont trouvé, chacun chez l'autre, un ami précieux, malgré qu'ils ne se connaissent que depuis peu. Car un ami, c'est quelqu'un avec qui on peut passer du temps, même sans rien se dire. Mais la plupart des gens ont peur du silence, et il est difficile de trouver quelqu'un avec qui l'on peut se taire. Aussi, chacun d'eux mesure à quel point l'autre est précieux.
L'heure arrive toutefois où Johan doit retourner travailler. Eressië le raccompagne jusque devant la porte. Elle se hisse sur la pointe des pieds pour déposer un bisou sur sa joue.
« A bientôt ! J'ai passé un très bon moment ! ».
Et elle s'enfuit à grands pas, sans crainte de glisser, légère comme un flocon de neige.
Un gros CDC pour ces deux petits oiseaux !
· Il y a environ 11 ans ·diane_writes