Tous ceux qui errent ne sont pas perdus - Chapitre 4

Emilie Levraut Debeaune

Chapitre 4 : Sursauts

ambiance musicale : Sinking Friendship, par Jonsi

L'hiver s'écoule lentement à Lyon. Il traîne sa grise et épaisse couverture de brouillard le long du Rhône et de la Saône et parvient à s'inviter jusqu'au mois d'avril sans plus de résistance que les soupirs incessants des habitants, las et résignés.

Enfin, les bourgeons donnent le signal du beau temps. Aussitôt, tous les jardins s'emplissent de fleurs et résonnent de pépiements d'oisillons. Les températures fraîches durent encore quelques semaines, mais les lyonnais, heureux de revoir enfin le soleil, optent immédiatement pour des vêtements d'été, et font fi du vent encore froid.

Les bras découverts s'ornent donc d'une perpétuelle chair de poule et les cous de foulards qui sont prétendument à la mode. Ce curieux phénomène ne dure guère plus d'un mois, car si l'hiver est long, le printemps laisse presque aussitôt sa place à l'été.

Johan ne fait pas exception à la règle et c'est vêtu d'un simple tee-shirt blanc et d'un jean sans âge qu'il se présente à l'atelier de la rue des Remparts d'Ainay.

C'est la première fois qu'il y retourne depuis sa rencontre avec Eressië.

Chaque fois qu'il avait émis le souhait de l'y raccompagner, elle avait eut l'air gêné et avait trouvé une excuse plus ou moins bancale aux yeux de Johan. Il avait alors cessé de demander et ils avaient continué de se voir, souvent lors de promenades dans des lieux riches en Histoire.

Toutefois, leur relation était étrange. Systématiquement, c'est Eressië qui venait le chercher, toujours au Mac Do, bien qu'il lui ait donné son adresse personnelle ainsi que son numéro de téléphone. Jamais elle ne s'était servie ni de l'un ni de l'autre. Elle ne lui avait jamais fourni aucun de ces renseignements à propos d'elle même.

Elle restait très secrète au sujet de tout ce qui la concernait. Par ailleurs, elle ne posait pas de questions non plus sur lui.

Mais depuis leur balade à Fourvière, où elle avait paru préoccupée, Johan n'avait pas eu de nouvelles.

Aujourd'hui, le cœur serré d'inquiétude, il vient donc frapper à la porte du seul endroit où il a une chance la trouver. Comme la première fois, la vitrine ne laisse filtrer aucune lumière et la boutique parait déserte.

Il hésite à entrer de suite. Il frappe, tend l'oreille mais n'obtient aucune réponse. Il met une de ses mains en visière contre la vitre et appuie son front.

Rien ne transparaît au début, puis une silhouette mouvante se détache indistinctement. Impossible pour Johan de savoir, si oui ou non il s'agit de son amie. Il essaye de se déplacer, pour trouver un trou où la crasse serait moins épaisse.

Sans prendre garde qu'un passant pouvait aisément le prendre pour un cambrioleur, le voilà qui se déplace le long de la vitre, pliant les genoux ou se haussant sur la pointe des pieds suivant son inspiration.

Tout à coup, il perçoit un petit choc, venu de l'autre côté. Son champ de vision, dominé par la couleur grise, devient noir.

Il sursaute, puis se reprend et observe ce qui a pu se placer ainsi. Il colle son œil là où l'impact s'est produit. Il recule immédiatement. Son cœur bat à cents à l'heure. De l'autre côté, c'est un autre œil, énorme, jaune vif, tout rond, qui l'observe.

Il se raisonne.

Étant donnée la petitesse du trou dans la poussière, cela ne peut être si gros. Il calme sa frayeur et se met à la recherche de ce qui lui a fait si peur. Stupéfait, il constate que l'iris est toujours là, bien qu'effectivement minuscule.

Et aucun doute, il le regarde, lui, Johan. Le jeune homme fait quelques pas à gauche, puis à droite, sans quitter du regard la tâche jaune. Regard mutuel. L’œil ne cille pas et c'est finalement lui, l'humain, qui détourne le sien face à ce qui est, de toute évidence, dépourvu de ladite humanité.

Il hésite maintenant franchement à entrer. Lui qui n'était déjà pas convaincu du bien fondé de sa visite...

Il prend une grande inspiration, se motive intérieurement et pose précautionneusement la main sur la poignée de porte. Il approche ses doigts comme s'il allait se brûler. Mais rien ne se passe, et le loquet de métal n'est que légèrement froid, comme doit l'être tout métal en cette saison. Le plus dur n'est pas encore fait. Avec appréhension, il appuie très lentement. Il serre les dents au moment où le pêne force et émet un grincement qui, à son oreille, serait digne de réveiller tout un cimetière.

La porte est maintenant entre-ouverte. Il lâche la poignée et avance la main pour pousser le bois lourd. Il entre, sans même s'apercevoir qu'il retient sa respiration.

Il met un pied dans la pièce, puis le second. Rien ne se passe. Il souffle de soulagement et s'apprête à rire en refermant la porte derrière lui.

Il se retourne face à la pièce sombre, Aucun signe de vie. Toujours les meubles défoncés, les fauteuils éventrés, et surtout, la poussière, de partout. Déposée en tapis, volant dans l'air, omniprésente, étouffante. Elle donne au lieu l'air d'avoir traversé les âges sans que le temps l'atteigne. Johan se demande comment ce chaos, paradoxalement bien sage, peut attirer des clients.

Il avance et appelle à la ronde : "Il y a quelqu'un ?"

Aucune réponse. Il avance encore et s'apprête à réitérer son appel mais un bruit de verre brisé l'interrompt. Il se retourne mais n'a pas le temps d'apercevoir quoi que ce soit qu'il sent qu'une... quoi qu'une chose lui griffe l'épaule et lui renifle le cou. Il repense à l’œil jaune et pousse un hurlement.

Il se débat, se tortille et sans plus de contrôle de lui-même, il fait des bonds désordonnés, court, se cogne aux meubles et tombe. Il se relève et recommence, tel un malade atteint de la danse de la danse de Saint Guy.

Enfin, il se reprend et, la main tremblante, il cherche à atteindre son épaule en tâchant de ne pas écouter ce que lui dicte son corps :" Fuis !"

Il pense à Eressië, dont il est venu prendre des nouvelles et seule cette pensée l'empêche de prendre ses jambes à son cou. Pourtant, son faible sang-froid est de nouveau mis à mal quand il sent sous ses doigts, alors au niveau des omoplates, un léger souffle.

La "chose" est bel et bien vivante. Il déglutit péniblement et continue à avancer la main. Il touche alors ce qui n'est pas son épaule, La "chose" a un bref mouvement de recul et ne bouge plus. Johan continue son exploration tactile, en prenant soin de ne surtout pas tourner la tête pour voir ce qu'il en est. La ''chose'' pourrait mal le prendre.

Ses doigts effleurent à nouveau ce qui semble être un genre de carapace. Si lui-même ne se sent guère rassuré, la ''chose'' lutte également pour ne pas s'enfuir; du moins, c'est l'impression que « ça » donne.

Johan s'enhardit donc et il prend une grande respiration avant de tourner les yeux, sans bouger la tête. Il distingue bien un mouvement, une couleur vaguement grisâtre, mais il reste impossible de déterminer de quoi il s'agit.

Deux choix se présentent donc : virer la ''chose'', quoi que ce soit, d'un grand geste et se précipiter dehors ou, au moins une fois dans sa vie, affronter la réalité face à face. Il n'est pas certain que commencer par cette réalité là, potentiellement dangereuse, soit la meilleure décision mais au diable la prudence ! Sans s'accorder trop de temps pour réfléchir, il s'exécute.

Il lance sa main à toute vitesse et obtient le résultat voulu : dans un piaillement de douleur, la ''chose'' est jetée à terre, derrière Johan. Le jeune homme prend une grande respiration et sans s'accorder de temps de réflexion, il se retourne.

I1 en perd le souffle de surprise. C'est un lézard, tout simplement. Il commence à rire, d'un rire pour le moins hystérique. Car aussitôt après qu'il ait réalisé que ce n'est qu'un lézard, il se rend compte qu'en fait, non.

Il n'est certes pas spécialiste en reptiles mais il est quasi-certain qu'il n'existe aucune variété de lézard qui ait des ailes, ou des cornes.

En fait, ce qu'il a sous les yeux ressemble plutôt à un... dragon.

Le dragon, puisque c'est ce à quoi ça ressemble, se retourne, en gémissant d'un ton aigu. Il a le corps jaunâtre, sauf le ventre, le cou et l'arrête du museau, qui sont blancs, d'un blanc vif et éclatant. Deux petites cornes ornent sa bête, et deux ailes à la membrane très fine partent de son dos. Une longue queue pointue termine cette étrange bestiole.

Ladite bestiole se tourne vers Johan et le regarde méchamment de ses yeux jaunes. Elle fait quelques pas dans sa direction et le jeune homme ne peut empêcher le remords de l'envahir en constatant un léger boitement. Le dragon mesure en tout et pour tout une vingtaine de centimètres.

Johan est surpris mais pas effrayé.

Pourtant, au moment où le dragon se met à trottiner vers lui tout en criant d'une voix rauque et agressive, Johan recule vers la porte, sans regarder où il met les pieds. Et, pour la énième fois en une heure, il sursaute violemment quand une main s'abat lourdement sur son épaule.

Dans un hoquet, il fait volte-face et se retrouve face à un homme blond, très grand, massif même, et à l'air extrêmement contrarié de le trouver ici.

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