TOUSSAINT

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TOUSSAINT

Jean Sisous s’éveilla quelques secondes avant que son réveil sonne. Il était six heures du matin. Depuis trente-cinq ans, il se réveillait à six heures. Il avait pris le pli pendant les quinze années qu’il avait passées à l’armée. Depuis, invariablement, il sortait du sommeil à cette heure-là.

Une telle régularité aurait pu lui éviter, chaque soir, de remonter consciencieusement son réveil et de soulever le petit taquet permettant la sonnerie du lendemain. Mais, l’armée avait inculqué à Jean Sisous, qu’ordre, méthode et action étaient, les bases d’un comportement humain sain et responsable. Il s’y conformait avec application et préparait son réveil parce que cela devait être fait.

Il dormait au milieu du lit, laissant la même distance de chaque côté. Il avait été marié douze ans. Pendant ces douze années, sa position dissymétrique par rapport au lit l’avait profondément dérangé. Resté seul, il ressentit un grand bien-être de son emplacement central.

Juste en face du lit, l’armoire était exactement au milieu du mur. De part et d’autre, une chaise de forme et couleur identique. Sur celle de gauche, son pantalon, sa chemise, son gilet de laine et les chaussures entre les pieds. Sur celle de droite, ses sous-vêtements, ses chaussettes et sa veste. Chaque élément plié, repassé et aligné avec soin. De chaque côté de l’armoire, à distance et hauteur équivalentes, deux photos étaient encadrées. Les deux représentaient Jean Sisous. À gauche, habiller en tenue de parade, à droite, revêtu de son plus beau treillis de combat. La photo de gauche avait beaucoup plus jauni que celle de droite. C’était irritant. Il pensa qu’il lui faudrait remédier à cela rapidement afin de rétablir l’harmonie.

Il enfila ses chaussons posés la veille l’un près de l’autre à l’endroit habituel, ouvrit la fenêtre et exécuta son exercice journalier rituel. Cinq inspirations, cinq expirations les bras tendus en avant, les bras tirés en arrière. Cinq flexions des genoux, cinq rotations du buste vers la gauche, cinq rotations du buste vers la droite.

Il referma la fenêtre.

Jean Sisous prit une douche chaude, se lava, se rinça à l’eau tiède et finit comme toujours par un rapide passage à l’eau froide. Il se rasa en respectant la fine moustache qui soulignait son gros nez, saisit sa brosse à dents en vérifiant la date de péremption qu’il avait lui-même marquée. En peignant les quelques cheveux épars qui lui restaient, il soupira de satisfaction en regardant la tablette ou ses objets de toilette bien alignés n’étaient plus mélangés aux nombreux tubes et pots de son ex-épouse. Il réalisa un lit « au carré » parfait, puis s’habilla. Il chaussa ses lunettes aux épaisses montures noires, accrocha son pantalon de pyjama dans le pli sur un cintre, la veste boutonnée, par-dessus, et alla déjeuner.

Sur la table de la cuisine, disposée en rang d’oignons, s’étalaient, bol, cuillère, confiture, sucrier, biscottes. Six pilules et cachets de couleurs diverses complétaient la préparation. Il appuya sur le bouton de la cafetière qu’il avait préparée la veille et déplia son journal sur la table en face de lui.

Très agréable habitude qu’il avait pu remettre au goût du jour depuis la disparition de sa femme. Un avantage qu’il appréciait beaucoup.

Comme ce matin était différent des autres matins, il décida de faire une folie. Jean Sisous s’octroya une biscotte supplémentaire. Son audace le mit de bonne humeur. À certains moments il savait être un rebelle.

En ce premier novembre, à l’égal de tous les jours de l’année, il était près à sept heures trente. Son rendez-vous était fixé pour dix heures. Comme toutes les fois où il devait se déplacer, il avait établi une feuille de route. Elle comportait tous les paramètres de son périple. Temps de déplacements, distance, durée d’attente dans les transports en commun, chez les commerçants, prix des billets, montant de ses achats.

Son estimation lui donnait une heure de battement avant de partir. Il choisit de s’occuper de ses collections en écoutant de la musique pendant cette courte période.

Jean Sisous avait une prédilection pour Beethoven. Il aimait particulièrement la rigueur de l’œuvre symphonique. C’était le seul compositeur qui avait clairement indiqué l’ordre chronologique d’écoute de ses créations. Respectueux, Jean Sisous commençait toujours par la 1re symphonie, puis la 2e et cetera. Quand le temps lui manquait, il arrêtait le lecteur et reprenait à son retour au même endroit. Il n’écoutait la 1re qu’après la fin de la 9e. Le quatrième mouvement de la 5e emplit donc la pièce.

Dans le salon, une grande partie de ses collections ornaient les murs. L’importance de chaque collection était déterminée dès le départ par la longueur de l’étagère qui lui était attribuée. Les soldats de plomb, représentant le troisième régiment de la garde impériale,

avaient eu la malchance d’être trop nombreux. Six grognards étaient passés à la trappe.

Les œuvres complètes de Victor Hugo avaient dû accepter la promiscuité de cinq tomes de la comédie humaine. L’étagère était trop longue. L’éditeur ne spécifiait pas une information pourtant indispensable ; l’épaisseur des volumes.

Suivant à la lettre son programme, Jean Sisous sortit de chez lui à huit heures trente-cinq.

La station de métro était à quinze minutes de marche. Il pouvait passer par le parc aux couleurs automnales magnifiques, mais il avait calculé que cet itinéraire l’obligeait à faire cent vingt-deux pas de plus. Il préféra traverser la cité HLM, la petite zone artisanale et longer une partie du nouveau lotissement en construction. Sur le quai presque désert du métro, il sortit son carnet et vérifia ses notes. Il était précisé l’emplacement idéal pour monter dans la rame afin de tomber, à l’arrivée, juste devant la sortie ou la correspondance désirée. Il descendit au terminus, à l’extrême limite de la banlieue.

En face de la gare, sur la place, le fleuriste alignait ses chrysanthèmes, par tailles et par couleurs. Jean Sisous approuvait la méthode. Depuis quatre ans il venait ici à chaque Toussaint achetée deux plantes. Il les choisissait de même couleur et de taille identique.

Il se décida pour deux chrysanthèmes violets à très grosses têtes. Il n’aimait pas ceux qui avaient une multitude de petites fleurs. Ils étaient beaucoup trop désordonnés. Une plante sur chaque bras, il se dirigea vers la campagne. Il négligea le panneau indiquant le cimetière et poursuivit sa route. La température était trop douce, cela le contrariait. Un vrai temps de Toussaint aurait mieux convenu. Au bout d’une demi-heure de marche, il était en sueur. Enfin au détour du chemin il aperçut son but ; la casse automobile.

Il eut un petit pincement au cœur. C’est là que, quatre ans plus tôt, il avait conduit la belle DS 19, hérité de son père, et l’avait confié à des mains assassines.

Il avait dix ans quand ses parents avaient acheté cette voiture. Immédiatement le petit Jean Sisous était tombé amoureux de cette merveilleuse machine. Il s’était occupé d’elle en permanence. Il la bichonnait, lustrait la carrosserie, lavait les vitres, dépoussiérait le tableau de bord, passait l’aspirateur. Hiver comme été c’était l’auto la plus étincelante du quartier.

S’apercevant qu’il avait quelques minutes d’avance, il ralentit le pas. Comme d’habitude il avait prévenu le propriétaire de la casse qu’il viendrait ce jour-là. Le gardien devait l’attendre, l’entreprise étant fermée les jours fériés. De toute façon, le surveillant lui aurait ouvert puisque c’était lui qui s’était occupé de la DS à l’époque. Mais Jean Sisous respectait la hiérarchie.

Les deux chiens de garde se mirent à grogner et aboyer à son approche. Un coup de sifflet les calma. La grille glissa lentement. Le gardien lui fit signe d’entrer et tendit la main. Jean Sisous posa ses chrysanthèmes et donna vingt euros pour le dérangement.

L’homme lui tourna le dos aussi sec et fila dans sa cabane avec les chiens.

Quatre ans en arrière, un dimanche, Jean Sisous était venu frappé à la porte de la casse. Il avait demandé au gardien s’il voulait compresser sa voiture. Après bien des palabres et trois cents euros de primes en liquide, ce dernier avait accepté.

Jean Sisoux avait amené le véhicule au plus près de l’énorme presse. L’homme avait vaguement inspecté l’intérieur de la voiture et avait mis la grue en route.

La monstrueuse pince avait saisi la DS à mi-hauteur, faisant exploser les vitres. L’auto s’était élevée dans les airs avant de retomber bruyamment dans la fosse.

Les vérins s’étaient mis en branle. Le bruit de la ferraille écrasée résonnait encore dans la tête de Jean Sisous.

Tout cela par la faute de sa femme. Elle ne supportait plus la DS. Elle avait mal au cœur dedans. Elle lui demandait sans cesse de changer de voiture. Elle prétendait mériter mieux que cette vieille guimbarde.

Les formidables mâchoires s’étaient desserrées, la grue avait sorti un cube de morceaux d’acier enchevêtrés et l’avait posé devant Jean Sisoux qui avait les larmes aux yeux.

Parvenu au même endroit, il déposa le premier chrysanthème à la mémoire de la DS.

Puis le deuxième à la mémoire de sa femme, qu’il avait ficelée et cachée sous la banquette arrière avant d’amener la voiture à la compression.

La perte de la DS 19 avait été, en partie, adoucie par la disparition de sa femme.

Malgré tout, avec le temps, il avait fini par pardonner à son épouse toutes les tracasseries qu’elle lui avait infligées. Il préférait agir avec mansuétude et lui apporter aussi un chrysanthème.

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