Tout sur l'affaire Dreyfus

saurimonde

Lazare de Gérin Ricard, Louis Truc, Histoire de l'Action Française, 1949.

L'affaire Dreyfus, par Lazare de Gérin-Ricard et Louis Truc, journalistes à l'Action Française, extrait dans Histoire de l'Action Française, ouvrage classique de 1949.

 

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En 1896, un article du journal L'Eclair, daté du 15 juillet, affirme que deux ans plus tôt le capitaine Dreyfus a été irrégulièrement condamné, certaines pièces du dossier ayant été soustraites à la défense, et la demande en révision présentée par la femme du condamné ne causèrent aucune émotion.

 

Il faut attendre encore un an pour qu'éclate, déchirant la France, une affaire d'Etat dont on a peine aujourd'hui à comprendre l'ampleur. Même en admettant la thèse dreyfusarde en ses plus extrêmes conclusions, même en considérant comme atroce qu'un innocent ait vu sa carrière brisée et sa liberté ravie pour quelque obscure raison d'Etat, l'on s 'étonne que nos pères aient réagi avec tant de violence. L'on a vu depuis, non pas un, mais cent, mais mille individus évidemment, limpidement, manifestement innocents d'avoir commis le crime imputé à Dreyfus, et condamnés, non pas à la prison, mais à mort, et bel et bien exécutés, pour une autre et non moins obscure raison d'Etat, sans que l'opinion publique, en sa grande majorité, s'en émût. 

 

Analysons les effets du développement de l'affaire par une sorte de tableau chronologique, et donnons une vue d'ensemble.

 

Né à Mulhouse le 9 octobre 1859, Alfred Dreyfus avait douze ans lorsque, après la défaite, son père opta pour la France. Il fit de brillantes études, passa par Polytechnique, et, capitaine d'artillerie, sortit en 1892 de l'Ecole de Guerre, avec la mention ''Très bien''. Affecté au 14e régiment d'artillerie, il fut détaché comme stagiaire au Deuxième Bureau.

 

A la fin du mois de septembre 1894, le Service des Renseignements reçut la pièce qu'on a nommée depuis '' le Bordereau ''. Elle annonçait l'envoi de quelques documents militaires d'un intérêt variable, mais confidentiels. Le ministre, qui était le général Mercier, estima que ce bordereau '' ne pouvait émaner que d'un officier d'artillerie et, par surcroît, appartenant au Deuxième Bureau ". 

C'était limiter les champs de recherches. Cinq experts graphologues furent nommés : MM. Bertillon, Etienne Charavay, Teissonnières, Gobert et Pelletier. Les deux derniers conclurent que le " Bordereau " n'était pas de la main de Dreyfus. Les trois premiers conclurent le contraire.

 

Dreyfus est arrêté le 15 octobre, le capitaine d'Ormescheville (Armand du Paty de Clam), en qualité de magistrat instructeur, eut la charge de l'enquête préliminaire à la comparution de l'accusé devant le Conseil de Guerre. Il prit en compte la décision de la majorité des experts. Il tint en compte également d'un rapport de police établi par l'inspecteur Guenée. Ce rapport mentionne une perte de jeu faite au Mans par Dreyfus et réglée par son frère Mathieu, et aussi que l'accusé avait eu plusieurs maîtresses. Faisans étant de tout cela, le capitaine instructeur conclut à la "possibilité" de la culpabilité de Dreyfus. 

 

Ce dernier compare le 19 décembre devant le conseil de guerre de paris. Il y eut quatre audiences. Le colonel Maurel présidait. Le commandant Brisset occupait le siège du ministère public. Maître Demande présentait la défende de l'accusé. Vingt-sept témoins à charge et douze à décharge furent entendus. La déposition décisive fut celle du commandant Henry, qui affirma : " Je sais par une personne honorable qu'un officier trahissait, et cet officier le voici. " Détail qui ne fut connu qu'ultérieurement, diverses pièce secrètes, et par conséquent ignorées de la défense, furent communiqués aux conseils de guerre, siégeant en chambre de conseil.  

Le 22 décembre, Dreyfus fut condamné, à l'unanimité des juges, à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire.

Jugement exécuté en sa partie la plus symbolique le 5 janvier 1895, à neuf heures du matin, dans la cour de l'Ecole Militaire. Dreyfus y subit devant le front des troupes l'infamante parade. Ensuite est transféré au pénitencier Saint-Martin-de-Ré, qu'il quitte fin février pour la Guyane française, où il fut incarcéré dans l'Ile du Diable. 

 

 

Après plus d'un an de sommeil, dans son numéro du 15 septembre, le journal L'Eclair faisait connaître que les juges que les juges du conseil de guerre s'étaient prononcés sur le vu d'un dossier " secret " dont la défense n'avait pas pris connaissance, en violation de toutes les règles du droit. Là fut l'origine d'un scandale qui devait aller crescendo. Mme Alfred Dreyfus, introduisit une demande en révision.

Le 18 novembre le député nationaliste Castelin dénonça à la tribune les attaques dont était l'objet le haut commandement de l'armée, ce qui permit à la Chambre de voter à une forte majorité un ordre du jour de confiance.

Ce vote ne suffit pas à calmer les esprits. D'autant que la personne de l'accusé était déjà dépassée et que, le capitaine Dreyfus étant juif, '' l'Affaire " était déjà entachée d'idéologie. ''L'antisémitisme, son histoire, ses causes ", œuvre de Bernard Lazare, parut à point nommé pour jeter de l'huile sur le feu.

 

Le lieutenant-colonel Picquart fit part à un avocat, Maître Leblois, de sa conviction de l'innocence de Dreyfus. Maître Leblois épouse cette conviction et la fit partager au président du Sénat, M. Sheurer-Kestner. Ce dernier eut, le 30 octobre, un entretien avec le ministre de la guerre, qui ne s'appelait plus Mercier mais Billot. Il l'avisa que, convaincu désormais de l'innocence de Dreyfus, il appuierait la révision de son procès. Quelques jours plus tard, le frère du condamné dénonce comme auteur du Bordereau un autre officier, à la vérité assez décrié du point de vue mœurs et perdu de dettes, le commandant comte de Walsin-Esterhazy.

Cette accusation détermina l'ouverture d'une instruction qui fut menée par le général de Pellieux. La correspondance d'Esterhazy fut saisie. A la Chambre, le général-ministre répondit aux interpellateurs : " Il n'y a pas d'affaire Dreyfus. " C'est à dire : 1 - Ce dernier a été bien jugé ; 2 - Le cas d'Esterhazy n'a rien à voir avec le sien. Par 490 voix contre 18, la Chambre entérine en ce qui concernait Dreyfus, l'autorité de la " chose jugée ".  Au sénat, le général Billot affirme derechef la culpabilité de Dreyfus et obtient au ministère un vote de confiance à l'unanimité des 234 votants.

 

Le 10 janvier 1898, Esterhazy comparut devant le conseil de guerre de paris, qui y consacra 3 audiences. L'officier rapporteur, le commandant Ravary, dans son rapport, concluait au non-lieu. Trois experts graphologues, MM. Belhomme, Varinard et Couard avaient été commis. On leur avait même adjoint un expert chimiste. Le rapport de ces praticiens était formel : ils déclarent à l'unanimité qu'Esterhazy n'est pas l'auteur du Bordereau. Le lieutenant-colonel Picquart fut aussitôt placé aux arrêts de forteresse " jusqu'à décision à intervenir pour son renvoi devant un conseil de guerre." 

 

Le 13 janvier, l'Aurore, publie une "Lettre à M. Félix Faure, président de la République." "J'accuse". Emile Zola publie un long article "accusant le ministre de la guerre d'avoir eu en mains les preuves de l'innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées". 

Ce jour même, le comte de Mun interpellait le gouvernement. Par 312 voix contre 122, la Chambre vota l'ordre du jour proposé par Marty et Guérin et demandant au gouvernement " de prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à la campagne entreprise contre l'honneur de l'armée". 

Le 18 janvier, le parquet poursuit en diffamation Zola et le gérant de l'Aurore, Perrenx. Ils sont condamnés le 23 février à 1 an de prison pour Zola et 4 mois pour Perrenx, et chacun d'eux à trois mille francs d'amende. 

 

Avant la fin de ces débats judiciaires, les débats parlementaires avaient repris au Palais-Bourbon. Godefroy Cavaignac y avait fait connaître ce que l'on a nommé " l'incident des aveux ". Dreyfus, emmené à la parade de dégradation par le capitaine Lebrun-Renaud, aurait confié à ce dernier : " Dans trois ans, on reconnaîtra mon innocence. Le ministre sait bien que si j'ai livré quelques documents sans importance, c'était pour en obtenir, en échange, d'autres d'un intérêt capital.  "Il aurait reçu l'ordre d'aller mettre au courant de ces aveux le président de la République de l'époque, Casimir Périer. Ce dernier fit connaître qu'il ne se souvenait pas avoir jamais reçu confidence semblable. Les esprits furent excités au plus haut point.

Zola et Perrenx s'étaient aussitôt pourvus en Cassation. Le 2 avril, la juridiction cassa l'arrêt du 23 février, motif pris de ce que l'instance en diffamation aurait dû être introduite non par le ministre de la Guerre, mais par les membres du conseil de guerre. 

Celui-ci se réunit le 8 avril. Il décida de poursuivre l'instance et, par surcroît, émit le vœu que Zola fût rayé de l'ordre national de la Légion d'Honneur. 

L'affaire vint le 23 mai devant la Cour d'Assises de Seine-et-Oise. Trois juges du conseil de guerre s'étaient portés partie civile. Maître Labori déposa des conclusions d'incompétences. La Cour rejeta ces conclusions. Maître Labori déclara qu'il se pourvoyait en Cassation contre l'arrêt de rejet. Le 16 juin, la Cour de Cassation rejeta le pourvoi formé par la défense. 

D'autant qu'une affaire correctionnelle venait de s'ajouter à l'affaire d'assises : les experts Belhomme, Varinard et Couard réclamaient, par devant la IXe Chambre, des dommages-intérêts, ayant été également malmenés dans le texte de Zola. Ils obtinrent chacun 5000 francs, Zola étant condamné à quinze jours de prison avec sursis et 2000 francs d'amende, Perrenx à 500 francs d'amende seulement. 

Cette sentence fut aussitôt l'objet d'un triple appel : des condamnés, des parties civiles et du ministère public. La Cour d'Appel força la dose : Zola eut un moins de prison et 2000 francs d'amende. Perrenx 500. Les experts virent leurs dommages-intérêts portés à 10.000 francs. 

Zola ayant refusé les 30.000 francs que lui offrait Octave Mirbeau, non pour régler l'amende, ce qui aurait été illégal, mais pour acquitter les dommages-intérêts, une vente aux enchères eut lieu le 11 octobre chez l'écrivain. Une table Louis-XII fut mise à prix 120 francs et adjugée, sur la seule enchère de 32.000 francs, à l'éditeur Eugène Fasquelle. 

Mais auparavant, des arrestations retentissantes avaient encore accru le trouble de l'opinion. C'était celle d'Esterhazy et de son amie la demoiselle Pays, le 11 juillet, inculpés de faux et usage de faux. Peu après, une nouvelle plainte atteignit Esterhazy pour escroquerie, de par son cousin Charles Esterhazy. Le 13 juillet le lieutenant-colonel Picquart était incarcéré à la Santé à son tour, pour " divulgation de documents intéressant la sûreté extérieure de l'Etat ". 

Le 18 juillet, le procès de Zola devait revenir devant les Assises de Seine-et-Oise. A l'ouverture des débats, Maître Labori déclara que ses clients faisaient défaut. Zola et Perrenx furent alors condamnés chacun à un an de prison et 3.000 francs d'amende, maximum de la peine. Le lendemain, ils quittaient la France.

Le 25 juillet, parut un décret rayant Zola de l'ordre de la Légion d'honneur. Un publiciste, parlementaire et ancien de la Carrière, Francis de Pressensé, renvoya aussitôt avec éclat sa propre décoration. Le geste, imité depuis, fut alors passionnément commenté.

 

Maître Labori qui était également avocat de Picquart, ayant déposé une plainte en faux et complicité contre du Paty de Clam, il s'ensuivit, pour ou contre la compétence du juge d'instruction Bertulus, une procédure complexe dont le détail serait fastidieux. Retenons seulement le résultat : mise hors de cause de du Paty de Clam, tandis qu'Esterhazy et Mlle Pays bénéficiaient d'un non-lieu. Esterhazy, mis en congé de réforme, se retira à Londres. 

Le 4 août, la Cour de Cassation rejeta le pourvoi formé avant leur départ de France par Zola et Perrenx contre l'arrêt de la Cour d'Assises de Versailles.

Mais, le 15 août, le capitaine Cuignet, tout persuadé qu'il fût de la culpabilité de Dreyfus, avertissait Godefroy Cavaignac, lequel partageait cette conviction qu'une pièce lue par lui le 17 février à la tribune de la Chambre, bien qu'étayant leur conviction commune, n'était pas authentique. Pour ne pas " brûler " un obscur indicateur du Deuxième Bureau, Mme Bastien (qui, dans la meilleure tradition des romans et des films d'espionnage, explorait les corbeilles à papier de l'Ambassade d'Allemagne), le colonel Henry, successeur du colonel Standherr à la tête du Service des Renseignements, n'avait pas hésité à rédiger lui-même ce document. Fabriqué en 1896, le " faux Henry " n'avait pu influer sur la condamnation de décembre 1894. Mais le colonel Henry dut, le 30 août, l'avouer au ministre. Il fut aussitôt placé aux arrêts au Mont Valérien. Une main inconnue lui fit opportunément passer le numéro du journal L'Eclair du lendemain. Il put voir que les antidreyfusards le lâchaient. On le trouva, quelques heures après, dans sa cellule, la gorge ouverte par deux coups de son rasoir. Aussitôt, Mme Alfred Dreyfus introduisit une nouvelle demande en révision. 

 

Une commission consultative de révision, comprenant six membres, fut formée. Elle émit l'avis qu'il n'y avait pas lieu à révision. Malgré cela, le ministère, réuni en conseil de cabinet, décida de transmettre le dossier de révision à la Cour de Cassation. 

 

Le 23 novembre fut donné l'ordre de faire comparaître le lieutenant-colonel Picquart devant le conseil de guerre. L'agitation fut à son comble. Une grande partie de l'opinion et du Parlement demanda qu'il fût sursis à cette comparution jusqu'à ce que la Cour de Cassation eût terminé son enquête et pris parti pour ou contre la révision. Il en fut ainsi décidé, sans autre résultat pour Picquart que d'être transféré du Cherche-Midi à la Santé. 

 

L'accord était loin de régner à la Cour de Cassation même. Quesnay de Beaurepaire, président de la Chambre civile, accusa Loew, président de la Chambre criminelle, de partialité en faveur de Dreyfus. Il demanda une enquête, puis une deuxième. A chaque fois, le président Mazeau lui donna tort. Il en demanda une troisième puis démissionna. Sa carrière était brisée ; il devait mourir, des années plus tard, dans un état voisin de la misère.

 

Cependant, une loi ordonna que ce ne serait plus la Chambre criminelle seule, mais la Cour de Cassation, toutes chambres réunies, qui aurait à statuer sur la révision.

 

On était en 1899. Le 13 janvier, la veuve du colonel Henry assigna en diffamation Joseph Reinach et le gérant du journal Le Siècle. Elle plaça son fils " sous la protection du Bâtonnier de l'Ordre des avocats ". Une souscription fut aussitôt ouverte par le journal La Libre Parole pour couvrir les frais du procès : en peu de temps, elle dépassa 130.000 francs. L'habituel chassé-croisé des conclusions et des pourvois aboutit à attendre, comme dans l'affaire Picquart, la décision de la Cour.

 

Le 12 mai, Ernest Judet, dans le Petit Journal, publiait une dépêche par laquelle l'attaché militaire italien Pannizardi avisait, dès le 2 novembre 1894, son gouvernement de l'arrestation du capitaine Dreyfus. Le journaliste tenait ce document de M.G. Grosjean, magistrat à Versailles. Celui-ci le tenait du capitaine Cuignet, qui, " se jugeant personnellement mis en cause ", saisissait l'occasion de montrer que le capitaine Dreyfus, bien avant de passionner la France, passionnait infiniment les chancelleries étrangères, ce qui n'eut pas été le cas du premier officier venu.

 

Le 3 juin, la Cour de Cassation rendit enfin son arrêt, toutes chambres réunies : la sentence du conseil de guerre de Paris était cassée et Dreyfus renvoyé devant le conseil de guerre de Rennes. Ballot-Beaupré, successeur de Quesnay de Beaurepaire, avait affirmé que " le Bordereau " était bien l'œuvre d'Esterhazy. 

 

Le 7 août, s'ouvrirent, dans une salle du lycée de Rennes, les débats du second conseil de guerre. Ils devaient durer jusqu'au 9 septembre. Le général Mercier soutint que Dreyfus avait livré le secret de l'obus Robin, dont le schrapnell allemand n'était que la copie. Le capitaine - devenu commandant - Cuignet ajouta que l'accusé avait livré à l'étranger la partie de ses cours de l'Ecole de Guerre dont, précisément, on avait constaté le manque en perquisitionnant. Finalement, par cinq voix contre deux, Dreyfus fut condamné à dix ans de détention et à la dégradation militaire.

 

Dix jours plus tard, le 19 septembre, un décret de grâce faisait remise à Dreyfus de la peine corporelle qui lui restait à subir. Grâcié, mais non absous, le condamné continua à passionner la France entière. L'Affaire, cependant, restait au point mort. En 1903, le 26 novembre, Dreyfus introduisit une nouvelle requête en révision, cette fois contre la sentence de Rennes. La Cour de Cassation prit son temps et rendit seulement le 12 juillet 1906 un arrêt annulant la sentence de Rennes, mais sans renvoyer le dossier devant un autre conseil de guerre. Dreyfus se trouvait donc juridiquement n'avoir jamais été condamné. Le 14 juillet, il était réintégré, ainsi que Picquart, dans les cadres. Par le jeu normal de l'avancement, le 21 juillet, et toujours dans la cour de l'Ecole Militaire, le commandant Dreyfus, sur le front des troupes qui, comme naguère, présentaient les armes, reçut la Légion d'honneur.

 

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