Train in Vain

Jean Louis Michel

     Maya est une jeune femme élancée à la peau cuivrée qui sent le soleil. Son père Kabyle et sa mère antillaise ont conçu un pur produit du monde, une jolie plante métissée qui sent le jasmin et respire la joie de vivre et l’insouciance. À vingt-sept ans, elle a choisi un jour de débarquer à Paris pour se faire un nom dans le milieu de la mode. Après avoir étudié dans le prestigieux « Central St Matins College of Art & Design », le CSM, elle a trouvé un coin de canapé chez une cousine, Havraise comme elle, dans un petit appartement de la rue du temple dans le troisième arrondissement. Depuis, elle démarche sans succès les grandes maisons et les plus petites, ses dessins et ses projets sous le bras dans une grande pochette cartonnée.

    

Du Havre, elle préfère tout oublier. La grisaille de ses murs, la petite maison familiale dans une des rues du quartier de Sainte Adresse, les plans de rue à l’Américaine du centre-ville autour de ses bassins, les plages de galets.

     Maya, très tôt, s’est mise à rêver de l’Angleterre, de Londres, de Camden, King’s road ou Carnaby Street. Son imaginaire s’est construit autour de Stella McCartney et Vivienne Westwood avec le « london Calling » des Clash pour bande son originale. Elle dessinait des vestes punks quand la mode avait pris d’autres chemins et elle imaginait des chapeaux extravagants et des robes de princesses trash dès treize ans.

     Quand elle était en panne d’inspiration, il lui arrivait d’aller se promener sur le front de mer et de regarder en face, au-delà de la ligne d’horizon juste pour voir si en plissant les yeux elle ne pourrait pas entrevoir les lumières de Portsmouth ou si avec un peu de chance elle ne pourrait pas humer un peu d’air chargé de cette inspiration dont elle manquait, poussé par un vent du nord compatissant.

    

Ses dessins, elle les avait déjà traînés très tôt d’écoles d’arts en écoles d’arts jusqu’à ce qu’un héritage miraculeux lui donne les moyens de s’expatrier vers ce qu’elle considérait comme la Mecque de la mode, le saint des saints de la création à l’état pur.

     Elle s’était plongé dans ce nouvel univers dans les meilleures conditions, entourée d’une faune cosmopolite d’étudiants venu toucher du doigt les vieilles tables de dessins et les machines à coudre qu’avaient connus de grands stylistes avant eux, comme Alexander McQueen, Sarah Burton ou John Galliano.

     Elle savait bien que le marché du travail dans ce segment particulier se contentait parfaitement bien d’une poignée de créateurs, que se faire une place au soleil était un parcours plus dur encore que celui du combattant, mais elle tenait à vivre son rêve de petite fille et son lecteur mp3 passait inlassablement en boucle la complainte de Jimmy Jazz.

     Joe Strummer avait fini par passer l’arme à gauche et Vivienne ne cessait de se répéter à l’infini sur les mêmes thèmes, King’s Road sentait le moisi, Maya était donc revenue en France, son diplôme en poche et encore pleine d’espoir.

     Paris reste une valeur sûre dans le top quatre des grandes capitales de la mode. Maya aurait aimé faire un tour du monde à la manière des compagnons du tour de France, étudier encore et encore à New-York, Milan ou Tokyo, se poser quelques temps à Berlin ou Barcelone, mais son héritage, pour miraculeux qu’il fût, avait fondu comme neige au soleil en seulement trois ans. Elle n’avait donc pas eu le choix, ses dernières économies lui avaient permises de traverser le Channel en sens inverse et de prendre un billet de train pour rejoindre sa cousine Isa, rue du Temple.

     L’appartement est petit, vingt-cinq mètres carrés à partager avec sa cousine et son mec. Elle a sa propre clé, tâche de se faire la plus petite possible pour ne pas se faire éjecter, rentre tard, part tôt et participe au pot commun pour les charges de l’appartement et la nourriture. Isa et Marc sont souvent absents. Sa cousine travaille dans une agence de voyage de la place de l’Opéra, elle est accompagnatrice de groupes, des retraités le plus souvent qui lui pourrissent la vie dans les coins les plus improbables de la planète, de Bangkok à Saint Louis dans le Missouri, de Rio De Janeiro à Coruscant, des emmerdeurs du quotidien avec leurs chaussettes dans leurs sandales et leurs faux Lacoste achetés dans les souks d’Agadir ou les marchés de Vintimille. Isa est moins typée que Maya, Sa mère, nord-africaine, s’est mariée avec un normand pure souche qui a troqué sans rechigner son plat de tripes à la mode de Caen pour des tajines parfumés à la mode de Bejaïa, mais quelque part elles se ressemblent. Marc fait quelques piges pour le Parisien, des critiques de théâtre qui ne lui rapportent pas grand-chose, un maigre salaire, quelques invitations à des premières, des places gratuites pour des concerts, des soirées promo ou Isa et lui en profitent pour manger gratuitement en côtoyant quelques têtes du showbiz. Il rentre chez ses parents quand Isa est en voyage. Il pense que c’est plus correct quand sa copine s’absente et puis au fond, si ça peut rendre service, il en est plutôt content, Marc aime rendre service. Maya lui a annoncé qu’elle allait déménager d’ici peu,  elle a rencontré quelqu’un, le squat du canapé aura finalement duré peu de temps.

    Depuis son retour en France et son installation Parisienne, Maya ne chôme pas. Elle a créé un blog qui lui sert à présenter ses créations et à exposer son CV, elle a quelques visites et un petit fan club. Elle pense que son diplôme de CSM peut impressionner, qu’il est un véritable atout pour sa carrière, un sésame comme une clé magique. Elle surfe également sur les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook, collectionne des amis qu’elle n’a jamais rencontrés dans la vraie vie mais qu’elle choisit avec attention en fonction de leurs réseaux et de leurs profils. Elle est « amie » avec des icônes de la mode ou de la pop et fréquente les bonnes adresses du Marais jusqu’à Beaubourg. Se faire un nom à vingt-sept ans n’est pas facile, elle n’a pas encore décroché le moindre stage dans les grandes maisons et songe à se lancer, par le biais d’une pépinière de jeunes créateurs, dans l’aventure en solo.

     Dans son carton, aujourd’hui, il y a son projet, son business plan, peaufiné pendant des semaines en pensant à Londres, à Vivienne Westwood et aux Clash. Sur le revers de sa veste légère, qu’elle a dessinée elle-même, est clipsé un Ipod blanc qui lui lance la sombre ligne de basse des flingues de Brixton.

The money feels good

And your life you like it well

But surely your time will come

as in heaven as in hell…”

     Le conseiller qu’elle a rencontré quelques mois auparavant lui a donné le mode d’emploi, appris à démarcher les banques et parlé du micro crédit. Il y a un ancien garage de mobylettes du côté de Belleville qui est libre et pas trop cher, calé entre un bistrot et une épicerie chinoise dans une rue sombre où ne se pose jamais aucun rayon de soleil. En réalité, c’est un taudis, juste quatre murs, un réseau électrique qui n’est plus aux normes et pas de téléphone. L’endroit a servi de squat pour des marginaux pendant des années, les murs sont endommagés, quelques vieux matelas moisis y traînent encore et le tout sent la vieille urine parsemée de crottes de rats.  Le propriétaire en veut un prix exorbitant, mais Maya a trouvé une associée pour partager les frais. Ça parait fou, mais le business plan est solide, frais de rénovation, analyse de marché, stratégie commerciale, plan de financement, projections, tout y a été étudié. Son associée s’appelle Claire, elle est graphiste et styliste, un peu plus jeune, elle aime concevoir et démarcher quand Maya préfère la création et le façonnage. D’une certaine manière, elles sont complémentaires et se sont rencontrée grâce à Internet sur un site communautaire gay. Claire a fait ses études à Paris, ça lui a permis de faire quelques stages chez Gaultier et chez Dior. Elle a quelques ouvertures, mais les portes sont étroites. Le milieu est difficile à pénétrer. Dans un premier temps elles espèrent pouvoir vivre de leur tout nouvel atelier dans un segment qui s’adresse aux jeunes urbains, streetwear chic et décalé, elles ont la tête pleine de projets, d’idées nouvelles, déjà un showcase programmé pour dans six mois dans un bar  branché de la rue des rois de Sicile alors que tout n’est encore qu’à l’état de dessins, les débuts sont prometteurs. Pour autant elles sont prudentes, le prêt n’est pas encore accordé, leur contact à la banque leur a annoncé qu’elles avaient un accord de principe, il ne suffisait plus que de venir signer la proposition. Claire et Maya imaginent déjà des murs tout blancs, les vieilles poutres métalliques peinte en rouge, une longue table blanche pour la confection, un espace créa avec ordinateurs pour la CAO et un mini showroom de 5 ou 6 mètres carrés. Entre elles le courant passe bien, la différence d’âge ou la couleur de peau ne pose aucun problème. Claire a fait le premier pas, Maya y a répondu favorablement et de manière naturelle pour une histoire d’amour comme il en existe tant. Elles ont décidé d’emménager chez Claire dans un appartement qui donne sur le bassin de la Villette, pas très loin du ciné Mk2 du quai de la Loire. C’était un quartier autrefois un peu chaud, bouclé maintenant par la police de quartier et l’embourgeoisement bobo qui s’étend depuis les rives du canal saint Martin et qui semble gagner les environs immédiat du plan d’eau jusqu’à la cité de la musique. Quelques petits dealers trainent encore du côté de la rotonde de la Villette, quelques barrettes de shit, un peu d’herbe, rien de plus fort. Oui, le quartier est tranquille, pas très loin de l’atelier à une poignée de stations de métro.

     Pour l’heure, Maya a rendez-vous avec Claire pour signer la proposition de prêt. Elle doit prendre la ligne 11, de Belleville jusqu’à Hôtel de Ville où son amie va la retrouver, pour ensuite prendre la ligne 1 jusqu’à Concorde, la banque se situe dans une des plus beaux quartiers de la capitale.

     Maya rayonne en montant dans la rame à la station Belleville, il fait un temps magnifique et son Ipod embraye sur « Four Horsemen ». Il est midi, les filles ont prévue de manger un morceau avant d’y aller. Les couloirs de la station sont peu empruntés à cette heure-ci, une population multiculturelle, multicolore, comme elle, elle s’y sent bien, en sécurité. En fonction des stations qu’elle emprunte Maya se raconte quelquefois des histoires, pense qu’elle traverse la Chine,  l’Afrique du nord ou équatoriale pour un tour du monde en une poignée de  minutes. Elle n’a pourtant que cinq stations à traverser pour retrouver son amie. La rame dans laquelle elle monte est quasiment vide, mais les rares voyageurs qui y sont installés remarquent sa présence et ne peuvent s’empêcher de voir ses yeux qui brillent et un petit sourire au coin de lèvres. Tout le monde remarque sa fraicheur, sa beauté, son air radieux, un peu ailleurs. Elle a la tête dans les étoiles, elle rêve de son atelier et ne remarque pas trois jeunes un peu éméchés qui entrent à leur tour à la station Arts et Métiers. Trois étudiants, les mines déconfites et les cheveux en bataille.

     Dominique, Jacques et Mathieu ont loupé le Bac. Ils devaient passer les premières épreuves au Lycée Henry IV le matin même, mais ont préféré marquer le coup de la manière la plus symbolique qui soit en mettant un terme à une année scolaire ultra chaotique en mélangeant alcool et drogues douces, la veille au soir.

     Tous les trois issus de bonnes familles, cependant, rejetons mal aimés ou  délaissés par des parents trop souvent absents, les trois amis traînent leurs blues depuis de nombreuses années déjà dans des établissements scolaires toujours différents au gré de leurs renvois réguliers. Des collèges et des lycées le plus souvent privés, parfois à l’étranger, une mère alcoolique pour l’un, un père démissionnaire très jeune pour le deuxième et des parents continuellement absents pour le troisième, mais toujours de l’argent pour compenser le manque d’amour ou la solitude trop pesante. Des parents qui ont toujours cru que l’argent pouvait tout réparer, même l’irréparable, leur irresponsabilité. Aucun des trois n’a jamais eu le moindre début de piste, le moindre bout de mode d’emploi pour construire leur vie d’homme. Aucun recul, aucun point de repère, aucune balise, mais à la place, des billets pour compenser l’absence. De l’argent à dépenser en fringues, en fêtes, en alcools, en drogue. Des billets qui disaient « débrouillez-vous ». Il y en avait assez pour partir en vacances sans mêmes que les parents s’en aperçoivent, assez pour fournir en herbe les copains de Janson de Sailly, assez pour que ces trois déjà majeurs se sentent dispensé de poursuivre des études très tôt sabordées.

     Ils ont passé la nuit à boire et à gentiment se la jouer façon Scareface d’opérette dans quelques bars à bouchon de l’avenue de Clichy. Le champagne les a désinhibés, les filles les ont délestés de leurs derniers billets et les gros bras les ont jetés sur les trottoirs nettoyés à grandes eaux par les véhicules verts et blancs de la mairie de Paris.

    Ivres et dépenaillés, ils ont fini leur nuit sur les bancs du terreplein central du boulevard avant de se faire réveiller par un soleil étincelant et la fraicheur d’un matin joyeux.

Ils ont marché, jusqu’à pouvoir prendre un café avec leurs dernières pièces du côté de la gare de l’est avant de descendre goguenards le boulevard de Strasbourg. Ils auraient pu marcher indéfiniment et en ligne droite jusqu’à l’ile de la Cité, ils auraient pu continuer encore et remonter le boulevard Saint Michel, marcher toujours et rentrer chez eux, épuisés. Ils ont préféré prendre le métro aux Arts et Métiers et monter dans la même rame que Maya. Ils se sont installés en chahutant, en se poussant et en riant un peu trop fort. Maya ne les a pas entendus tandis que son Ipod crachait

One was over the edge

one was over the cliff

One was lickin' em dry with a bloody great spliff

When they picked up the hiker he didn't want the lift”.

     Maya a la tête ailleurs, les yeux mi-clos. L’air vicié de la rame sent le caoutchouc brulé des pneus qui s’échauffent sur les voies, peut-être aussi les garnitures de freins et l’haleine fangeuse des profondeurs du tunnel. Ses narines partent à la recherche d’une odeur connue, un parfum, de la nourriture, mais il n’y a rien qu’elle puisse identifier, rien sauf sans-doute une légère odeur d’alcool et de sueur. Une odeur de crasse d’après fête, un vague soupçon de shit et un bruit de fond derrière la voix de Mick Jones.

     C’est Dominique qui remarque le premier la chevelure en cascade de Maya, lui le premier qui remarque ses épaules et la naissance de son dos, bien droit. Il se dit qu’elle a l’air jolie comme ça, sans voir son visage. En un instant son esprit se détourne des chamailleries bon enfant et encore alcoolisées de ses camarades.  Elle est assise à quelques rangs devant lui, elle ne bouge pas, sagement installée avec une grande pochette sous le bras et la lanière d’un sac à main qui part de son épaule gauche pour aller vers la droite. Elle l’intrigue, il aimerait voir son visage.

     La rame fait une halte à Rambuteau, quelque part sous Beaubourg. Dominique se lève et se dirige résolument vers elle. Elle est seule, il s’assoit en face et trouve immédiatement qu’elle est encore plus jolie qu’il ne l’imaginait.  Il aimerait lui parler, il ose à peine. Elle a les yeux un peu fermés, semble plus âgée que lui, il lui donnerait facilement vingt-cinq ans, mais se dit qu’avec les métisses on ne sait jamais, elles peuvent être plus vieilles en réalité, il pense que la première qualité du métissage est de préserver plus longtemps la jeunesse. Il ne sait pas vraiment d’où il tient ce préjugé, mais il lui semble avoir déjà entendu ce lieu commun quelque part. Plus loin, Jacques et Mathieu semblent un peu se calmer, ils lui font un signe, il y répond par un doigt levé.

     L’esprit de Dominique est encore embué, il a en tête les visages des filles légères qui lui ont tenues compagnie cette nuit et encore aux oreilles leurs propositions de sexe contre du cash. Sexe, drogue et alcool en lieu et place des épreuves du baccalauréat. Il repense aux tenues légères aux robes courtes à bretelles qui ne cachaient rien. Pigeons jusqu’au bout de la nuit, ils n’avaient rien pu toucher, frustration, alors il avance une main, timidement et la pose sur un genou de la fille. Elle a la peau douce, tiède. Elle sent bon.

     Maya perçoit brusquement une présence, une main, elle ouvre les yeux et découvre en face d’elle un jeune homme dans un état effrayant. Il semble ivre, insistant, elle repousse sa main en lui lançant avec ses yeux les plus noirs un « dégage !» de circonstance et la musique continue.

     Dominique est surpris de sa réaction, elle ne se laisse pas faire, il n’insiste pas.

     La rame arrive près de la station Hôtel de Ville, ses camarades sont déjà debout près de la porte, il se lève, elle en fait autant. En sortant, ils croisent une patrouille de police de la sécurité des transports qui monte deux voitures plus loin, maya allonge le pas pour s’éloigner des trois importuns.

     Dominique se dit que c’est trop con, qu’elle est trop jolie, que la journée ne fait que commencer et qu’elle pourrait peut-être s’amuser avec eux. Il en parle rapidement aux deux autres qui sont bien évidemment d’accord avec lui pour peu que la fête ne s’arrête jamais. Elle a pris la direction de la ligne 1, ils se mettent à courir pour la rattraper. Mathieu la voit prendre un escalier, celui de la direction Etoile, il tente de l’interpeller, elle court.

     Maya n’est pas vraiment effrayée, ces trois idiots ont l’air plus bêtes que méchants, ils sont visiblement éméchés, elle n’a pas de temps à perdre et surtout, Claire l’attend au bord de la voie, d’ailleurs son portable se met à vibrer, c’est elle qui lui envoie un message impatient.

     Dominique, Jacques et Mathieu, les trois étudiants euphoriques, l’aperçoivent en train de courir au détour d’un couloir. Elle fuit, ils sont en chasse, c’est juste un jeu, un simple jeu idiot dans les couloirs du métro. Quelques usagers sont bousculés, l’un d’eux les sermonne, mais aucun de trois n’y prête attention, tous leurs sens se concentrent sur une seule chose, la fille qui court, une quinzaine de mètres devant eux.

     Tout le monde s’emballe, tout le monde se précipite, Maya pousse un petit cri en les entendant s’approcher rapidement. 

     Enfin le quai de la ligne 1. La rame qui vient de Saint Paul est annoncée à moins d’une minute. En réalité d’où elle se trouve, Maya peut déjà voir sa tête dans le tunnel, la rame va entrer dans la station et plus loin, à l’autre bout du quai, Claire s’est levée et lui fait un grand signe. Maya peut voir son visage changer d’expression en la voyant courir et surtout en voyant déboucher ses trois poursuivants à ses trousses.

     Dominique est le plus rapide, la tête du métro n’est plus qu’à quelques mètres, la fille à quelques pas, serrant dans ses bras sa grande pochette à dessin. Il va la toucher, lui prendre le bras, lui sortir une connerie de môme en rigolant mais soudain il dérape, son corps est projeté en avant et son bras déjà tendu vient heurter le dos de la fille au niveau des côtes.

     Maya pousse un cri de surprise, elle reçoit un coup violent  qui la propulse en avant. Dans sa course elle ne peut plus contrôler sa trajectoire. Elle a le temps de voir la mine surprise du conducteur du métro qui semble crier alors que hurlent les freins de sa machine.

     Maya est projetée beaucoup trop loin, elle tombe sur la voie et n’a que le temps de ressentir un choc violent et métallique à la tête alors que son Ipod joue maintenant les premières notes de « Train in vain ».

     Claire hurle, les témoins du drame crient d’effroi et le visage de Dominique heurte le ciment du quai de plein fouet. Jacques et Mathieu ont deux mètres de retard sur leur copain, ils sont témoins de la scène dans toute son horreur. La fille qu’ils poursuivaient n’a pas eue le temps de crier de douleur, le métro l’a tuée d’un coup net, son corps se trouve sous la machine tandis qu’un flot de sang coule vers l’avant.

     Déjà, un témoin se jette sur Dominique  tandis que ses camarades s’effondrent de stupeur.

     Le conducteur de la rame est pétrifié, livide, ses jambes le lâchent, il vomit. Un autre témoin de la scène se rue vers une alarme tandis que Claire s’évanouit. Le reste de la scène se noie dans un brouillard de confusion, personne ne maitrise plus rien. Certains des passagers de la rame ont compris ce qui venait de se passer, ils craquent à leur tour alors qu’une équipe de policier arrive en courant.

     Maya est morte, pour rien, enfin non, pour un jeu idiot, un harcèlement de jeunes alcoolisés qui ne mesuraient même pas la portée de leurs actes. Maya n’est pas morte à cause de sa couleur de peau, mais simplement parce qu’elle était jolie. Ses agresseurs n’avaient aucune envie de la tuer, mais une irrésistible envie de partager leur euphorie, sans même se demander si elle aurait bien voulu rentrer dans leur jeu stupide. Une blague potache, comme un croche-pied qui dégénère. Ce ne sont pas les origines sociales des trois garçons non plus qui sont responsables du drame. Riche ou pauvre, il est un âge plus propice aux jeux stupides que d’autres. Ce n’est pas une histoire d’argent, c’est une histoire sans explication rationnelle, une connerie qu’on appelle « fait divers ».

     Dominique ne sera jamais capable de raconter l’origine de l’incident, pourquoi il a tout à coup décidé de venir s’installer à côté de cette jolie femme qu’il n’avait jamais vue de sa vie. Il ne saura jamais rien à propos du Havre, de la Central St Matins College of Art & Design  ni même de la passion de Maya pour cet album des Clash, « London Calling » mais il gardera en souvenir son visage, quand elle était assise en face de lui,  l’instant précis de la chute, le moment fatidique.

     L’histoire ne raconte pas ce que deviendra Dominique par la suite. L’histoire s’arrête brusquement, effroyablement dans les crissements assourdissants des freins de la rame qui venait de Saint Paul. L’histoire ne raconte pas non plus si Claire s’accrochera au rêve de son amie. Il est midi pile et au-dessus le soleil brille au milieu de cette journée caniculaire. Dehors, personne n’a su, personne n’a entendu. L’accident ne fera que quelques lignes dans les gratuits du métro.

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