Le choix de Paul

mano68

La vie est remplie d'intersections.

Un … votre respiration se fait plus calme

Deux … vos muscles se relâchent

Trois … votre corps et votre esprit sont détendus

Quatre … le vide se fait autour de vous

Cinq … vous n'entendez que ma voix

- Décrivez-moi ce que vous voyez ...

Paul Martel, 36 ans, relate alors au thérapeute la scène dont il avait été témoin étant écolier. Cela se passait après les cours. Une camarade de classe, Valérie, se faisait tripoter par trois garçons et semblait se laisser faire. Du moins, c'est ce qu'il croyait. Cela l'arrangeait peut-être de le croire, cela légitimait son inaction. D'ailleurs, les autres élèves aussi le savaient, personne n'intervenait. Pourquoi aurait-il dû faire quelque chose, lui ?

Après sa séance, il rentra dans son appartement de célibataire et se laissa tomber dans son fauteuil. Il se demandait si cette thérapie lui apportait quelque chose. Peut-être qu'elle l'aidait tout simplement à vivre avec les erreurs du passé, à les accepter, à s'accepter.

Au son de la chaine hifi qui diffusait "Again" du groupe Archive, une musique aux accents pinkfloydiens, il poussa un long soupir et ferma les yeux. Il revoyait Valérie, la "tête d'ampoule" de la classe, qui rentrait chez elle en boitant légèrement, à cause d'une malformation à la naissance. Cette "lumière" faisait apparemment de l'ombre à d'autres élèves moins doués et suscitait des jalousies.

Elle était la cible favorite d'une bande de trois cancres qui l'humiliaient régulièrement : vol de cartable, chaussures jetées dans la rivière, vêtements lacérés, tripotage, etc

Ensuite, elle a cessé de briller. Ses notes avaient baissé tandis que sa popularité augmentait, surtout auprès des garçons. Quelques années plus tard, sa mère la trouvait morte dans la salle de bain, un tube vide dans la main. Elle s'était définitivement éteinte.

En se rendant à son travail ce lundi matin, Paul Martel songeait qu'il était temps de mettre fin aux séances chez le psy. Il estimait avoir fait le tour de tout ça et avait l'impression de tourner en rond. C'était une journée fraiche mais ensoleillée. Les rues de la ville, telles des vaisseaux sanguins, s'animaient du flux des piétons, des cyclistes et des automobiles.

En attendant de pouvoir traverser avec le reste du troupeau, il observait ces mouvements incessants. Dans la rue en face, les véhicules étaient à l'arrêt pour laisser traverser les piétons pressés. Des hommes en costume, des femmes en tailleur, qui allaient travailler. Une maman tenait par la main une fillette qui avait du mal à suivre le mouvement. Paul la remarqua tout de suite. L'enfant boitait. Soudain, elle disparut de sa vue, cachée par la foule qui traversait. Tout devenait flou et semblait s'accélérer autour de lui. Puis, il l'aperçut à nouveau.

Elle était de l'autre côté.

Leurs regards se croisèrent. Il s'avançait vers elle sans s'en rendre compte. C'est alors que la bouche et les yeux de l'enfant s'agrandirent. Elle leva son bras dans sa direction et sembla lui dire quelque chose que les bruits de la rue étouffèrent.

"Quoi ?" s'entendit-il dire.

Il eut juste le temps d'entendre un bref crissement de frein sur sa gauche. Il tourna la tête, ressentit un choc brutal. Des cris, un tourbillon. Puis, le silence et l'obscurité.

Quand les secours arrivèrent sur place, ils ne purent que constater le décès de Paul Martel.


Une lumière lontaine et des bruits familiers qui se rapprochent. Une ville vue d'en haut. Une école. Des enfants. Et puis, une petite fille de 11 ans, Valérie, dos au mur. Face à elle, Hervé et sa bande. Et, se cachant derrière un arbre, le petit Paul ...


- Paul ! Paul ! Réveille-toi !

- Hein ? Quoi ?!

Il resta assis quelques secondes, prostré, avant de revenir à la réalité. Sa femme tenait le combiné du téléphone et le regardait avec une moue dubitative.

- Sophie ? Mmmm … Bonjour chérie

- Je viens de raccrocher avec Valérie. Je vais la rejoindre pour les préparatifs du mariage. Tu sais, cette nuit, tu t'agitais en marmonnant son prénom. Si elle n'était pas ta meilleure amie, j'aurais pu être terriblement jalouse !

- Je ne me souviens pas de mes rêves ... Peut-être qu'inconsciemment, je m'inquiète encore pour elle ...

- Ben voyons ! Après tout, elle se marie après-demain avec un gentleman et futur prix Nobel de physique, on a toutes les raisons du monde de s'inquiéter pour elle !

- Hein ! Tu te moques de moi, espèce de coquine ? Je crois que tu mérites une bonne correction. Attends que je t'attrappe... !

De l'autre côté de la ligne, Valérie raccrochait le combiné.

- Qui était-ce ? questionna son fiancé

- Sophie. Elle doit me rejoindre tout à l'heure. Figure-toi que Paul a rêvé de moi !

- Ah ! Trop tard pour lui ! C'est moi l'heureux élu !

Valérie eut une pensée de gratitude pour son témoin et meilleur ami. Elle se rappelait leur première rencontre, 25 ans auparavant, à l'époque où elle avait honte d'être différente, d'être elle-même. C'était un jour malheureusement comme les autres pour elle. Hervé et sa bande l'avaient coincé pendant la récréation pour l'humilier. Paul, un garçon d'habitude discret et effacé, est apparu derrière un arbre et s'est interposé, prenant le risque de se faire rosser. Son attitude a encouragé d'autres élèves à affronter leurs tyrans, qui se sont retrouvés isolés depuis. Il a insufflé l'exemple à suivre.

Quand elle lui a demandé, par la suite, ce qui l'avait décidé à agir, sa réponse fut quelque peu mystérieuse. "Je ne sais pas, c'était comme une petite voix lointaine au fond de moi, chargée de sentiments à la fois de révolte et de détermination. C'était la première fois que je l'entendais, ou plutôt que je la ressentais. Et puis je me rappelle cette vision d'un arbre aux multiples branches représentant les futurs possibles ... D'où que viennent cette voix et cette image, je réalisai à cet instant précis que j'avais un choix à faire ..."

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