Très… … très bien !

Jean Marc Kerviche

Biographie


            Dépanneur en téléphone est un bien curieux métier. Métier qui nous permet d'entrer partout. Partout où il y a un téléphone, une boite de raccordement, un câble. Du sommet de la Tour Eiffel, au plus profond sous-sol des tours de la Défense, sous le niveau de la Seine, là où sont les pompes en cas d'inondation. Et des suites les plus luxueuses des plus grands palaces parisiens, des maisons de rendez-vous discrets du Ranelagh et de Passy aux logements des meublés crasseux du 18ème arrondissement et des chambres sordides des hôtels de passe de Barbès.

            Oui, partout, de la France d'en haut à la France d'en bas. Alors, par voie de conséquences, on devient involontairement le spectateur de faits dont beaucoup n'auraient pas idée, et les anecdotes, même si l'on se doit de respecter une certaine discrétion, ne manquent pas entre dépanneurs. On se doit de tout voir, de tout entendre, on ne sait jamais, mais de ne rien dire. Et alors que les histoires et les états d'âme des flics, médecins, instituteurs, prêtres, et j'en passe, intéressent tout un chacun sur les grands et petits écrans, le dépanneur est tout juste bon à jouer le figurant.

            Il y aurait pourtant beaucoup à dire et à méditer !

            Certains matins, on peut voir passer dans les sous-sols d'une clinique, poussée par deux infirmiers, une table roulante sur laquelle est allongé un curieux emballage en plastique blanc dont la forme ne laisse aucun doute sur le contenu, et une heure après, être auprès d'une accouchée à l'instant même où l'on amène, après le premier bain rituel, le bébé qui vient de naître.

            De la morgue à la maternité, en à peine une heure. Chrono ! Des locaux des partis politiques de gauche, même d'extrême gauche, aux partis politiques de droite, même d'extrême droite, sans à priori. Des églises catholiques, aux écoles protestantes, en passant par des organismes de secours juifs, sans état âme. Des foyers d'assistance aux sans-abris de la Ville de Paris, Sonacotra ou autres, aux plus riches appartements de l'avenue Foch et jusqu'à certaines demeures privées de la banlieue ouest qui n'ont rien à envier au château de Versailles, dont les tableaux ne sont pas des copies, et qui, en outre, sont équipées du dernier confort, sans émettre la moindre réflexion. J'ai découvert ainsi le four à micro-ondes bien avant qu'il ne soit dans le commerce, pu voir des salles cinéma et des piscines dans des intérieurs privés jusqu'à pénétrer à mon plus grand étonnement à l'intérieur d'un abri antiatomique réalisé dans les sous-sols d'une villa de Nogent-sur-Marne.

            Quitter une ambassade d'un pays d'Afrique le vendredi soir, pour y revenir le lundi, reprendre le travail là où il en était, comme s'il ne s'était rien passé, alors que ce pays venait de subir, dans le sang, un changement de régime pendant le week-end. En quitter une autre, celle-là d'un pays arabe, une heure avant une prise d'otage, et voir avec effarement, le soir à la télévision, l'image d'un corps balancé par une des fenêtres du rez-de-chaussée. Ce à quoi on a peut-être échappé.

            Grelotter sous zéro, toute l'après-midi, dans les frigos du pavillon de la marée à Rungis après avoir subi le matin, près des fours de la chaufferie urbaine de Nanterre, celle qui alimente le complexe de la Défense et qui a explosé en 94, une température avoisinant les 60°C. Pénétrer seul et sans effraction dans les chambres fortes des banques, pour constater bizarrement que les liasses de billets sont entreposées par paquets, sur la tranche. Entrer le plus naturellement du monde chez les lapidaires de la rue Lafayette pour les surprendre à verser sur de larges feuilles blanches une telle quantité de diamants que le bruit à l'oreille ressemble à du gravier qui s'épand, puis chez les numismates de la rue du 4 Septembre découvrir avec surprise que, peu importe où le regard se pose, des lingots estampillés, des napoléons et des louis d'or en vrac, des monnaies anciennes, des dollars et des pascals chiffonnés recouvrent la totalité des bureaux, puis passer d'une usine où l'on fabrique des cosmétiques et des parfums, à un centre d'équarrissage du côté d'Étampes où l'on dépèce un éléphant. Quelle masse de protéines, mais bonjour l'odeur !

            Quitter avec soulagement une usine où les conditions de travail sont à hurler, assourdissantes quant aux bruits, toxiques quant aux émanations, pour, dans la foulée, entendre dire par une bourgeoise du 16ème : "Vous vous rendez compte, je reçois mes amies dans une heure et j'ai perdu ma recette de la tarte aux citrons ". Peut-être voulait-elle me faire croire qu'elle faisait quand même quelque chose de ses dix doigts ? Je la regardais, ne trouvant rien à répondre, et pensais : "... Évidemment, que je me rends compte !"

            Parler au téléphone à François Mitterrand juste avant sa prise de fonction alors qu'il était encore rue de Bièvre, serrer la main à Alain Krivine dans les locaux du journal Rouge à Montreuil, au Baron Empain avant que celui-ci ne perde son auriculaire, entrer dans les locaux du S.A.C. où toutes les pièces sont vouées au culte du Général, déranger Aristote Onassis en train de prendre son petit déjeuner, croiser Robert Hossein dans les couloirs d'un studio, voir une quantité d'acteurs, chanteurs, journalistes, en naturel, sans fard, et ensuite discuter, presque d'égal à égal, avec François Pinault, l'homme d'affaire médiatique et richissime d'aujourd'hui, à l'époque où il était encore dans le bois, dans le but de programmer, selon ses souhaits, sa future installation téléphonique.

            Devoir écarter les nombreuses et épaisses pelisses de toutes races et de toutes couleurs, renard argenté, hermine, panthère, petit phoque, grand phoque ou vison, je ne fais pas la différence, de Brigitte Bardot, pour atteindre une boite de raccordement au fond de l'immense penderie de son vestibule. Celle-ci précisément absente, car menant la campagne contre les fourreurs, face aux caméras du monde entier à cheval sur les glaçons de l'Océan Arctique. Jusqu'à tomber, un jour, sous les yeux d'une secrétaire atterrée, sur tout ce qui se fait de mieux en matière de fétichisme sexuel dans le faux plancher d'une bibliothèque, ce dont on était loin de se douter de la part d'un grand avocat parisien.

            Oui, on passe partout et on nous ignore. On est transparent. On fait partie du personnel, presque des murs. Au sein des partis politiques, on nous croit militant, dans les hôpitaux, nous avons droit aux blagues des carabins et on nous invite à revêtir la blouse, quant aux commissariats, les bibliothèques des postes de garde exclusivement constituées par des albums de bandes dessinées et des piles d'illustrés de toutes sortes, nous donnent une idée sur le niveau culturel des gens qui nous font la leçon aux carrefours.

            Et dans les cuisines de certains restaurants parmi les plus grands, devoir écarter, pour travailler, les cafards qui grouillent à l'intérieur des Interphones, sans émettre la moindre mise en garde aux clients qui entrent, ou alors seulement, et ça uniquement pour leur rendre service, glisser une information à une société de désinsectisation sise à Montreuil, afin que ceux-ci interviennent en connaissance de cause en prétextant venir de la part d'un client qui ne reviendra plus. Hum ! Le tour est joué, et sans commission, s'il vous plaît !

            Constater avec surprise que les standardistes des éditeurs musicaux ouvrent le courrier et répondent aux fans énamourés à la place des idoles, lesquelles cela dit en passant, ont d'autres sujets à traiter que d'échanger avec des ados en construction ; comme d'assister à l'arnaque organisée de jeunes filles ou de jeunes garçons à la recherche de vedettariat par certaines agences de casting et ne rien leur dire confronté à leur regard méprisant vis à vis d'un "ouvrier" qui assis par terre dépanne le téléphone. Je pensais en moi-même : "Bouge pas ma belle, ou mon beau, on va t'arranger ça ! On va s'occuper de toi ! Envoie la monnaie ! Tu pourras toujours attendre qu'on te rappelle !"

            Et passer d'autres moments, plus difficile à vivre. Atteindre la désespérance dans les locaux d'organismes de soins adaptés, comme on dit, où des enfants, handicapés de naissance, rampent à même le sol des couloirs. Sans bras, sans jambes, ils vous offrent leur plus beau sourire. Vous leur répondez, le cœur brisé, et en un éclair remerciez le ciel en pensant à vos propres enfants.

            J'ai perpétuellement en mémoire, alors que je me trouvais pour dépanner dans le bureau d'une société d'assistance et d'aide par le travail, située dans le 11ème arrondissement, l'échange d'amabilité entre une comptable et un jeune homme dont l'état ne pouvait inspirer que la compassion. Après les bonjours d'usage, celle-ci lui posa une question :  "Alors, Marcel, comment ça va ?". II lui répondit avec une grande difficulté : "Très ... ... très bien" en accompagnant ces mots d'un large sourire déformé par une paralysie faciale.

            Je le regardais, ahuri, m'interdisant le moindre commentaire. Mais ne pouvant que rapprocher immédiatement la réaction de ce jeune homme souriant aux réponses, vous devinez lesquelles, de quantité de gens à qui l'on pose par habitude la même question, " Comment ça va ?", je me promettais à moi-même, que désormais, quand me serait posée cette même question, seule devait être digne de ma part, et ce, quelles que soient les circonstances, une seule et unique réponse :  "Très, très bien ! ..."

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