Trésor noir
victorplebs
Le soleil inondait le sable du désert. C'était un sable à gros grains, presque du gravier, assez léger pour être emporté par les bourrasques et assez lourd pour creuser des sillons dans votre visage. Lorsque le vent se levait, il valait mieux rester chez soi. On racontait qu'auparavant, les seuls êtres insensibles aux tempêtes de sable étaient les indiens. Malheureusement, après des centaines de générations, le sang indigène s'était mélangé à celui des colons, et peu d'américains avaient encore la peau solide des temps pré-colombiens. Ici, le seul signe de vie aux alentours était les ombres tournoyantes des vautours. C'était un coin de désert aux Etat-Unis dont le nom s'était perdu. Peut-être n'en avait-il jamais eu.
Une maison de bois se dressait au milieu des étendues arides. Elle était vieille de deux siècles et paraissait tout droit sortie d'un Western. Cette habitation grinçante avait servi de relais au Pony Express, vers 1860. Les coursiers et les voyageurs y avaient fait étape dans leur traversée du désert. Pendant près d'un siècle, ils s'y étaient restaurés, y avait passé la nuit et en était repartis sur leur monture reposée. Les plus pressés avaient juste échangé leur canasson à bout de souffle contre un frais, en recommençant à tracer leur route aussi vite. Ensuite, c'était les chauffeurs qui avaient arrêté leurs camions de marchandise ici. Pendant plus de 80 ans, ils y avaient mangé et fait le plein, avant de repartir dans la poussière ocre.
Depuis ces époques révolues, presque deux siècles après le Pony Express, toutes les livraisons se faisaient par drones. Ceux-ci pouvaient parcourir des milliers de kilomètres uniquement grâce au soleil. Ils passaient au-dessus de la bicoque de temps en temps, sans s'arrêter. L'habitation ne servait plus de relais à personne et depuis longtemps le monde extérieur l'avait délaissée. Le temps, comme les visites, semblait s'y être arrêté.
On aurait pu croire l'endroit inhabité, mais pas du tout. Une preuve en était le petit potager vert et brun qui s'étalait devant la porte d'entrée. Aussi incroyable que cela puisse paraître, au milieu de ce désert il y avait des salades, des tomates, des carottes,... Le jardin et la maison appartenaient à la même famille depuis sa construction. Aujourd'hui il n'en restait que trois membres.
Le premier, le plus petit, apparut soudainement. Il franchit la porte ouverte et détala à grands bonds effrayés vers l'oasis de verdure. Une voix, aussi vieille et grinçante que la maison, s'éleva depuis l'intérieur :
- Espèce de petit salopiaud ! Encore toi ? Au voleur ! John, y'avait encore ce voleur dans la cuisine ! Il va pas aller ben loin, je m'en va l'courser !
Une petite dame voûtée sortit à son tour. Ses jambes usées lui donnaient une drôle de démarche. De sa main gauche, elle relevait un pan de sa robe violette couverte de fleurs jaunes et de tâches. De son autre main elle brandissait sa cane tordue, tel Don Quichotte chassant les moulins. Elle s'égosillait après le lapin blanc qui avait fui. Mais le rongeur s'était caché. La voix aiguë de la vieille dame fusa :
- Merde ! John, aide-moi, il est là, qu'que part ! Il a prit la radio et l'armoire d'la cuisine dans sa maudite besace. Maintenant, y se planque. Viens m'aider John !
Une voix exaspérée vint de la porte ouverte :
- Maman, il n'y a pas de voleur ici. Ce n'est que Robert, tu sais, ton lapin.
- Allons John, dit la vieille en riant. Tu dis d'la stupidité ! D'puis quand y'a des lapins dans le désert ?
- Depuis que Papa l'a ramené de la ville Maman, avant de nous quitter... Paix à son âme.
- John, arrête de parler d'Robert comme s'il était mort ! commença à s'emporter la vieille, de sa voix chevrotante. J'le vois très bien. Il est là, en pleine forme. Y s'cache tout tremblant derrière une salade. Celui qu'j'aimerais voir par contre, c'est c'salopiaud d'voleur. Robert, arrête d'faire l'idiot, sors d'ces légumes et aide-moi à chercher !
A l'appel de son nom, le lapin, s'il le pouvait, aurait poussé un soupir de soulagement. Il n'avait plus rien à craindre. Alors que la vieille folle le prenait pour un voleur quelques minutes plus tôt, maintenant elle croyait à nouveau qu'il était son ancien mari. Ce dernier gisait derrière la maison, sous une croix de bois où était maladroitement gravé : « R.I.P. Robert Stones ».
Pendant que la femme fouillait le jardin et le lapin gambadait autour d'elle, John apparut sur le pas de la porte. Agé d'une cinquantaine d'années, il portait un jean large et un T-shirt. John avait été moins atteint par la solitude que sa mère. Lui au moins gardait un contact avec le monde extérieur : il regardait la télévision à longueur de journée. Pour cela, il utilisait une antenne satellite, car ici les ondes hertziennes semblaient se dissoudre dans la chaleur. Chaque soir, il pédalait pour recharger la dynamo de la maison, pendant que sa mère cuisinait. Ensuite, ils dînaient. « Dîner » signifiait pour John « trouver les éléments comestibles dans ce que sa mère avait cuisiné ». Et il n'y en avait pas énormément, entre les bouts de bois et morceaux de métal que la cuisinière prenait pour de la viande et des épices. Cela faisait longtemps que John ne riait plus de la folie douce de sa mère et n'avait plus le courage de la ramener dans la réalité. Il doutait même d'en avoir le pouvoir.
La télévision n'était pas le seul contact avec l'extérieur de John. Une fois par mois, il se rendait en ville. Il partait le matin à l'aube, quand il ne faisait ni trop froid, ni trop chaud. Il traversait le désert avec sa vieille mobylette et allait faire ses courses dans la cité proche. Puis, il rentrait sur sa bécane lorsque le soir tombait, quand il ne faisait ni trop chaud, ni trop froid. John n'avait jamais voulu céder à la tentation de se faire livrer par drone. Il perpétuait ainsi la défiance qu'avait son paternel envers la technologie. Il avait d'ailleurs bien fait, car c'était durant ces emplettes mensuelles que John avait rencontré Marie, la caissière de la supérette. Ils s'étaient mariés il y a vingt-cinq ans, et elle était venue vivre avec lui. La chaleur avait eu raison d'elle.
Un an après cette événement tragique, le père de John décéda également. C'est grâce à la rente versée par son assurance-vie que les trois habitants survivaient. Les deux défunts étaient enterrés côte à côte derrière la maison. Depuis peu, l'idée qu'ils reposaient si proches l'un de l'autre hantait John... Mais non, non, c'était absurde, il ne fallait pas y penser. John reporta son attention sur la scène qui s'offrait à lui.
Sa mère mettait le potager sans dessus dessous. Elle finit par s'arrêter, à bout de souffle. Elle mit les mains sur ses hanches et déclara de sa voix grinçante :
- Y s'est encore carapaté le p'tit salopiaud. La prochaine fois ce s'ra la bonne, ou j'm'appelle plus Agathe !
En fait, le nom de la vieille femme était Rose Stones.
- Et si tu rentrais maintenant ? demanda John à sa mère. Je vais commencer à charger la dynamo, tu devrais préparer le repas.
- Bonne idée, répliqua la vieille, pleine d'entrain. Robert, ramène-moi donc qu'ques légumes du marché, que j'vous mitonne en bon petit plat.
John s'écarta du seuil pour laisser passer la vieille. Elle fut bientôt suivie par le petit lapin, manifestement tout joyeux d'avoir échappé à la crise de folie. Devant l'absurdité de sa vie quotidienne, John poussa un long soupir, ainsi que le battant de la porte.
***
Les nuits dans le désert sont très froides. « Aussi froides que la journée du lendemain s'ra chaude » disait la mère Stones. La faune s'agitait beaucoup aux heures nocturnes. Serpents, scarabées ou scorpions rampaient, marchaient ou couraient sur le sable frais. C'était un miracle que le potager de la maison ne porte aucune séquelle ni de ce rude chaud-froid ni de l'activité des animaux nocturnes. Les habitants de la baraque se camouflaient sous d'épaisses couvertures pour dormir sans souffrir du froid. C'était sous quelques-unes de celles-ci que John ne trouvait pas le sommeil. Une vision morbide et perverse l'en empêchait.
Il voyait son père et sa femme, zombies décharnés et pustuleux, enlacés dans une profonde étreinte. Ils faisaient l'amour sur leur lit de mort. Leurs lèvres partaient en lambeaux quand ils s'embrassaient et se mordaient. Dans le va et vient de leurs hanches jaillissait du sang et des morceaux de chairs putréfiées. Il n'arrivait pas à chasser ce rêve éveillé infernal. Cela le dégoûtait, l'horrifiait, mais il ne pouvait s'empêcher d'y songer. Comme deux êtres phosphorescents, il les voyait même dans le noir, même en fermant les yeux. D'habitude il finissait par sombrer dans le sommeil, mentalement épuisé, mais cette nuit-là était la pire de toutes. Il les voyait mieux que jamais sur son écran psychique. La scène n'avait jamais paru aussi réelle. Ah ! Quelle horreur ! Il pouvait presque les entendre ahaner de plaisir et sentir leur odeur de pourriture.
C'en était trop pour John. Il avait envie de vomir. Tout ça parce que les deux cercueils étaient enterrés l'un à coté de l'autre. La seule façon d'apaiser le démon de sa vision était de déterrer un des deux corps et de le déplacer loin de l'autre. Prêt à tout pour que cesse sa torture mentale, John s'extirpa de sous les couvertures. Il enfila ses habits et son épais manteau, pris une pelle et sortit par la porte de derrière. Il s'arrêta à quelques pas du seuil et laissa le froid l'envelopper. A la lumière des étoiles, il scruta le désert pour y voir les deux croix de bois indiquant les sépultures. Un grand vent frais soufflait et faisait voltiger les grains de sable en un tourbillon compact. Ce brouillard gris ne permettait pas à l'homme de voir à plus de quelques pas devant lui. Il s'assit devant la porte et attendit que le vent tombe.
Comme s'il répondait à l'appel de John, les bourrasques diminuèrent cinq minutes plus tard. En une demi-heure, le vent avait disparu, révélant le paysage en noir et blanc. Le fils Stones se leva et recommença à scruter la pénombre. Il vit une tache plus sombre à une vingtaine de mètres devant lui. Il avait donc creusé leurs tombes si loin ? Étrange. Il s'avança vers la tache et s'aperçut qu'il s'agissait bel et bien d'une des croix en bois. Il y déchiffra l'inscription « R.I.P. Robert Stones ». Ce qui était ennuyeux, c'est qu'elle n'était plus plantée bien droite mais gisait à plat sur le sable. Le vent avait fini par la déraciner et elle avait volé au loin. Il regarda autour de lui et ne vit pas trace de l'autre croix, celle de Marie. Celle-ci avait dû atterrir beaucoup plus loin.
Quelle galère pour retrouver les tombes désormais ! Dépité, John fixait la croix au sol. C'est alors qu'une étrange pensée lui vint, certainement engendrée par tous les films de pirates qu'il avait pu voir. Le trésor était toujours indiqué par une grosse croix sur la carte. Peut-être que le vent n'avait pas posé la croix ici par hasard... Peut-être que le désert voulait lui dire quelque chose. .. A moins que ce ne soit un message de son père... John se mit à rire, seul dans le noir.
Il se fit la remarque que voir des signes dans tout et n'importe quoi était plutôt la spécialité de sa mère. Lui, il était bien au-dessus de tout cela. Pourtant, après un temps de réflexion, il se dit que ça ne coûtait rien d'essayer. Il souleva la croix et la jeta un peu plus loin. Puis il pris la pelle et commença à creuser à l'endroit « indiqué ». Une colline de sable et de terre s'amoncelait derrière lui, au fur et à mesure que le trou s'approfondissait. Celui-ci avait au moins deux mètres de diamètre à présent. Le bord arrivait jusqu'à ses genoux quand sa pelle rencontra quelque chose. Ce n'était pas un obstacle dur, comme une malle au trésor, mais une substance molle. Très surpris, John s'accroupit et tâta le sol. Le sable semblait imbibé d'un liquide poisseux. Il renifla ses doigts. Pouah ! Quelle odeur abominable ! John pensa que c'était le sang et la pourriture de corps en décomposition. Effrayé par l'idée, il bondit hors du trou et s'essuya tant bien que mal les mains dans le sable.
Il prit quelques minutes pour se calmer, debout dans le froid. Qu'est-ce que des charognes feraient là, si profondément enfouies et si loin de la maison ? Et, à bien y réfléchir, l'odeur ne lui semblait pas être de la pourriture. Il redescendit dans le trou et saisit la pelle. Tel un chevalier achevant son ennemi à terre, John brandit l'outil à deux mains et l'enfonça profondément dans la zone poisseuse. Aussitôt, dans un grondement souterrain, la pelle lui fut arrachée des mains et il tomba à la renverse. Le sable se mit à cracher un jet noir dont la pression avait projeté l'objet quelques mètres plus loin. Assis par terre, hébété, John sentit le trou se remplir de liquide gluant. Des gouttes noires tachetaient son visage hagard. Il resta là pendant une dizaine de secondes, immobile et embourbé. Serait-ce du... Soudain, une voix en colère s'éleva au-dessus de lui :
- Tu as profané les sens de la Terre! Son sang coule, tu l'as blessée !
John se retourna et vit une silhouette hirsute au bord du trou. L'être était voûté et enveloppé dans une lourde étole. John eu la vision d'un chaman indien, sous sa peau de bête. Cependant, il avait reconnu la voix de sa mère et l'hallucination fut brève. C'était bien elle, emmitouflée dans une couverture et pieds nus. John s'extirpa du liquide et empoigna la vieille femme par les épaules. Il dit avec une joie non feinte :
- Maman, mais tu te rends compte de ce que c'est ? Du pétrole Maman, du pétrole ! Nous allons être riches ! Immensément riches !
Ignorant les paroles de son fils, la vieille dame dit doucement, en regardant le trou :
- Ecoute... Ecoute comme la Terre pleure...
Le grondement et le jet n'avaient pas cessé. John s'adressa à sa mère :
- Il faut que tu rentres Maman, il fait froid. Tu pourras écouter tout ce que tu veux depuis la maison, non ?
Comme pour le contredire, le grondement et le jet diminuèrent d'intensité. Ils s'arrêtèrent complètement quelques secondes plus tard. Désormais, seul un léger glouglou provenant du trou perçait le silence. Un vautour cria, quelque part au loin dans le désert. Brusquement, la vieille folle fit volte-face et claudiqua vers la maison en hurlant de sa voix éraillée :
- Mais qu'avons-nous fait ? Qu'avons-nous fait ! Pitié, pardonne-nous Terre, d'avoir touché tes sens. Ils fuient !
La porte claqua derrière elle. John continuait à fixer le trou qui débordait presque. Puis, un grand sourire aux lèvres, il alla se coucher et trouva facilement le sommeil.
***
Le lendemain matin, la première chose que fit le fils Stones fut de vérifier sa découverte à la chaude lumière du jour. La source était toujours là. Aucun glouglou ou grondement n'en provenait plus. Le trou s'était remplis à ras bord d'un épais liquide noir et le sable tout autour en était imbibé. John se demanda soudain si les puissants rayons solaires n'allaient par faire prendre feu le pétrole. Il retourna dans la maison et revint avec une grande bâche en plastique bleu. Il s'en servit pour recouvrir l'ouverture, puis la maintint au sol avec quatre grosses pierres, au cas où le vent se lèverait.
Lorsqu'il rentra à la maison, il trouva sa mère dans la cuisine. Elle faisait griller du « bacon », c'est-à-dire des morceaux de ceinture. John soupira en constatant que cette dernière était à lui. Tant pis, il en achèterait une nouvelle lors de sa sortie mensuelle, dans quelques jours. Il prit un paquet de gâteaux secs et une orange, puis s'assit à table et commença à manger. A défaut d'être attiré par l'odeur de bacon grillé, Robert le lapin pointa le bout de son museau au bruit des gâteaux. Il bondit sur une chaise proche de l'homme et le fixa intensément, tentant de l'attendrir. Mais John ne prêtait pas attention au comportement du rongeur. Il réfléchissait au moyen de tirer profit de son trésor liquide.
Quand il irait en ville, il achèterait de grands bidons, qu'il ramènerait en les laissant traîner à une corde derrière sa mobylette. Il les utiliserait pour le stockage et les revendrait à prix d'or. Les journaux à la télévision le disaient : le pétrole était devenu rare. Avec l'argent, il s'achèterait du matériel pour pomper directement, et continuerait à vendre jusqu'à ce qu'il ne reste plus une goutte de pétrole. Il s'achèterait aussi un gros 4x4, un noir et gris dont le moteur fera beaucoup de bruit. Puis il trouverait une maison dans le centre-ville où il pourra s'installer. Ensuite il ouvrirait sa propre industrie, comme dans ce reportage qu'il avait vu récemment, et deviendrait patron d'une multinationale. Il jouerait avec la bourse et aurait une maison à Washington, puis à Paris, et aussi à Sydney. Quand il deviendrait plus vieux, que son industrie marcherait toute seule, il s'engagerait dans la politique. Cela semblait si facile de devenir Président dans les films.
La voix grinçante de sa mère le tira de ses rêves :
- Tu sais, ce n'est pas forcément une bonne chose cette découverte de pétrole.
Son assiette avec du « bacon » dans une main, elle tira de l'autre la chaise où était posté le lapin, pour s'y asseoir. Celui-ci parvint de justesse à ne pas se faire écraser en sautant sur le coté. Jetant un regard hargneux à la vieille, le rongeur alla occuper un autre siège et se remit à épier John par-dessus la table. Ce dernier fixait sa mère d'un air mi-étonné, mi-suspicieux. Cela faisait longtemps qu'elle ne lui avait pas parlé sans divaguer. Il répondit :
- Pourquoi dis-tu ça ? C'est la fortune assurée pour nous.
John se dit que sa mère allait encore lui parler de la Nature, des sens de la Terre et patati et patata. Il s'en foutait. Elle le regarda en demandant :
- Tu n'as jamais eu de doutes sur la mort de ta femme ?
Le fils écarquilla les yeux et eut un mouvement de recul. La vieille planta son regard dans le sien. A vrai dire, John n'avait pas vu mourir sa femme, il l'avait découverte en rentrant d'une de ses sorties mensuelles en ville. Lui et son père l'avaient enterrée dans l'état où il l'avait trouvée.
- Pourquoi cette question ? dit-il brusquement. Toi et Papa m'avaient dit qu'elle était morte de chaleur pendant son sommeil. Elle avait dormi avec un gros pull et des couvertures jusqu'à l'heure où le soleil chauffe beaucoup la maison. Son corps n'avait pas supporté.
La vieille femme secoua la tête en soupirant :
- Pauvre petit, tu es bien naïf.
Cela faisait longtemps que les rôles n'avaient pas été ainsi inversés. Pour une fois, c'était la vieille folle qui avait pitié de lui. John frappa violemment du poing sur la table.
- Qu'est-ce que ça veux dire ? s'écria-t-il en se levant. Comment est-elle morte ?
Sa mère détourna les yeux et dit :
- Si tu te calmes et t'assois, je te dirais tout.
Les deux interlocuteurs ne bougèrent pas. Robert le lapin avait les oreilles dressés par la tension de la conversation. En de brefs coups de tête, il faisait passer ses yeux du fils à la mère, plein d'anxiété. Au bout d'un moment, John décrispa ses poings et se rassit.
- Je t'écoute Maman.
La vieille dame paraissait encore plus voûtée que d'habitude. Elle prit une grande inspiration et commença :
- Ton père, Robert, avait découvert à quelques kilomètres d'ici un gisement de pétrole. C'était quelques mois avant la mort de Marie. Il n'en parla à personne et dès que tu partais pour la ville, il s'éclipsait dans le désert sans explication, emportant une réserve d'eau. Si tu te souviens bien, une ou deux fois il est allé à la ville sans toi. Il en profitait pour vendre sa récolte. Marie et moi commencions à nous poser des questions, mais nous préférions nous taire. Ton père devenait de plus en plus irritable. Tu sais comme il pouvait être violent, parfois...
Les yeux de la vieille dame commencèrent à s'embuer de larmes. Elle continua :
- Puis, la veille d'une de tes sorties, j'ai entendu ta femme sortir en pleine nuit, puis revenir une heure plus tard. Elle était sûrement allé voir de quoi il retournait vraiment. Le lendemain matin, des éclats de voix m'ont réveillé. C'était Robert et Marie qui se criaient dessus. J'entendis qu'il s'agissait de pétrole. Tout à coup, elle s'est mise à pousser un hurlement, immédiatement interrompu. Je suis restée cachée sous mes couvertures une heure ou deux, malgré la chaleur, de peur de faire comprendre à Robert que j'avais tout entendu. Je finis par me lever et me suis rendu dans la cuisine, l'air de rien. Marie était...
La mère déglutit. John se tint immobile. Le lapin avait toujours les oreilles dressées. On entendit le léger chuintement d'un drone-livreur qui passa à une centaine de mètres au-dessus d'eux, puis s'éloigna. La femme reprit avec peine :
- Marie gisait par terre, avec son gros pull de la nuit. Le col roulé dissimulait la trace des doigts sur son cou. Robert entra à ce moment là, couvert de terre avec une pelle à la main, et me dit qu'elle était morte de chaleur, qu'on attendrait ton retour pour la mettre dans la tombe.
La vieille pleurait, mais sa voix était d'ordinaire tellement chevrotante que, même cassée par les larmes, on n'entendait pas la différence. John resta impassible. Sa mère continua :
- Je me suis tue pendant un an car j'avais trop peur de subir le même sort qu'elle. Pendant cette année, j'ai vécu un enfer, me demandant à chaque regard de Robert s'il savait que je savais. Puis un jour, j'en ai eu assez. Je n'en pouvais plus. J'ai empoisonné son assiette un soir et la lui ai servi. Il est mort dans la nuit et je t'ai fait croire à une crise cardiaque.
Au fur et à mesure du récit, John avait resserré ses poings. La mère crut bon d'ajouter, avec un sérieux affligeant, en désignant le lapin de la tête :
- Tu peux demander confirmation de ce que j'ai dit à ton père. Tout ça est vrai, n'est-ce pas Robert ?
Le rongeur s'aplatit sur la chaise, sentant l'orage venir. Au milieu de ces vérités douloureuses, c'était une goutte de folie de trop. John se leva brutalement et sortit dehors, en pleine chaleur. Il se retrouva derrière la maison et s'assit, dos au mur, à l'ombre de la baraque. Quelque part devant lui étaient enterrés Robert et Marie Stones, aucune croix n'était plus là pour l'indiquer.
Il resta un long moment à essayer de se calmer. La chaleur devenait étouffante, mais il ne semblait pas s'en préoccuper. Sa colère retomba et il put réfléchir à toutes ces révélations. Soudain, le visage de John se détendit. Mais voilà pourquoi il ne s'était jamais douté de rien ! Tout simplement parce que rien de ce que venait de dire sa mère n'était vrai. La vieille venait de lui faire une crise de délire sur un ton parfaitement sérieux. La preuve en était sa remarque sur le lapin à la fin. Tout était faux ! Soulagé, il se mit à rire. Bien sûr, si c'était vrai, il aurait quand même eu un minimum de doutes. Quelle frousse il avait eu ! Il commença à se relever, quand il entendit la voix grinçante de sa mère s'élever dans le potager :
- Te r'voilà salopiaud ! Espèce de voleur ! Vas-t-en ! Mais t'vas t'en aller oui ? Voleur !
Elle devait encore courser Robert. A la grande surprise de John, une voix se fit entendre au milieu des réprimandes :
- Je ne viens pas vous voler, Madame. Je suis agent fédéral. Est-ce que Mr Stones est là ?
Intrigué, John fit le tour de la maison.
- Mon fils n'est pas un voleur ! Il...
- Je suis là Monsieur l'agent, interrompit-il.
L'étranger était grand, il dépassait John d'au moins une tête. Son corps et son visage étaient fins, presque squelettiques. Il ressemblait étrangement à un vautour. Ses cheveux bruns et gominés vers l'arrière accompagnaient son costume noir et sa cravate rouge. Il regarda le fils Stones avec des yeux profondément enfoncés dans leur orbite et lui fit un sourire à la dentition parfaite. Exhibant sa carte d'agent fédéral, il dit :
- Agent Scott, Elvis Scott. Nous avons appris que vous avez récemment découvert un puits de pétrole sur votre terrain. Le gouvernement souhaite...
- Attendez, attendez, le coupa John. Comment pouvez-vous savoir ça ? Je n'ai pas été en ville depuis sa découverte, et nous n'avons pas le téléphone ici.
- Croyez-vous que les drones ne font que livrer, Mr Stones, répondit l'agent Scott en souriant toujours.
Le fils ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil sur le ciel bleu immaculé au dessus de sa tête. Il ne se serait jamais douté que les drones-livreurs, qui avaient ruiné le business familial, espionnaient aussi la population. La télé n'avait jamais rien dit à ce propos...
L'agent interrompit ses pensées :
- Notre gouvernement propose de vous racheter ce puits et de vous verser une rente à vie. Vous vivrez au frais des Etats-Unis. Le contrat est prêt, il ne vous reste plus qu'à le signer.
En disant cela, il désigna l'attaché-case posé à ses pieds. John fronça les sourcils. Il se força à réfléchir rapidement. En soit l'offre était intéressante mais il n'avait absolument pas confiance en ce personnage. De plus, accepter signifiait perdre ses projets de 4x4 et d'achat de maisons. D'un autre coté, il voyait peut-être un peu trop grand... Il décida de n'accepter qu'en mettant ses propres conditions. Il demanderait au gouvernement de réaliser ses rêves. Dans l'état actuel des choses, cela ne lui convenait pas, et il le dit :
- Ce contrat ne m'intéresse pas.
- Vous êtes aussi têtu que votre père n'est-ce pas ?
- Ses dents blanches ressemblaient à des crocs aiguisés.
- Que... Quoi ? balbutia John.
Votre père, Robert Stones, avait catégoriquement refusé notre offre, il ne vous en a pas parlé ? A sa mort, votre mère nous a vendu son gisement. Depuis lors, nous lui approvisionnons régulièrement son compte en banque.
A ce moment, l'agent ne le savait pas mais il venait de faire une très mauvais manœuvre. Il avait prouvé à John que les révélations de sa mère étaient vraies et qu'en plus cette vieille bique ne lui avait pas tout dit. Cette rente versée sur son compte en banque, elle disait que c'était celle versée par l'assurance-vie de son père. Toute la fragile vie de John bascula en quelques secondes, à nouveau. Il maîtrisait avec peine sa colère quand il gronda :
- Allez-vous-en.
- Et le contrat ? Vous n'allez pas faire la même erreur que votre père tout de même ?
- Allez-vous-en !
Il avait crié en donnant un coup de poing sur le mur de bois à coté de lui. Celui-ci craqua. L'agent effaça immédiatement son sourire. Il le surplomba de sa haute taille, menaçant :
- Je reviendrai Mr Stones. Je reviendrai...
Puis il se détourna et monta dans sa voiture garée devant le potager. Le moteur vrombit et l'engin s'éloigna dans une gerbe de sable. Ce vautour était méprisable, pensa John. Il décida de ne pas attendre le jour de la sortie mensuelle pour aller en ville acheter des bidons, il irait demain. D'ailleurs, dès aujourd'hui, il allait commencer à remplir de pétrole tous les gros récipients qu'il trouverait dans la maison. Plus vite ça irait, moins le gouvernement aurait à lui voler. Il le savait, les menaces de l'agent signifiaient qu'ils lui prendraient le gisement de force. Il ne se laisserait pas faire, jamais ces sales voleurs n'y toucherait. Sa mère, qui avait disparu pendant la conversation, apparut à la porte. Elle dit :
- Ca y est, ça r'commence, le pétrole r'met un bazar pas possible dans not'vie.
- Ta gueule la vieille, dit-il hargneusement. Sinon, il se pourrait bien que je devienne violent comme mon père.
Effrayée, elle s'enfuit dans la cuisine. Auparavant, même dans les plus exaspérantes crises de folie de sa mère, John n'avait jamais été ni violent, ni grossier, avec elle.
***
Les nuits dans le désert sont « aussi froides que la journée du lendemain s'ra chaude ». Cela n'empêchait pas John Stones de veiller dehors. Depuis sa rencontre avec l'agent Scott, il ne s'était pas reposé une minute. Il avait récolté des dizaines de litres de pétrole dans des vases, des pots, des casseroles, qu'il avait ensuite dissimulés dans la cave. Une fois qu'il n'avait plus trouvé aucun récipient dans la maison, il avait pris les pièges à coyotes et les avait disséminés autour du trou. Entre chaque piège, il avait tendu une corde pour que les intrus trébuchent et révèlent leur présence.
Assis sur le sol gluant de pétrole, une couverture sur les épaules, John scrutait l'obscurité dans la direction de la ville. La nuit était sans lune et le sable était difficilement visible sous les étoiles. John avait à la main un fusil de chasse. Cette nuit il allait chasser les agents du gouvernement qui tenteraient de voler son trésor. C'était sûr, ils attaqueraient cette nuit, John le savait.
Plusieurs heures passèrent. Rien ne se produisit. Le désert était vide et n'émettait aucun bruit. La paranoïa de John ne l'empêcha pas de commencer a se faire caresser par Morphée. Dans la maison, sa mère et le lapin dormaient depuis longtemps.
Soudain, quelques ombres bougèrent. Mais John fermait les yeux, ballotté par un demi-sommeil. Les silhouettes se rapprochèrent du trou. Elles grandissaient et rapetissaient.
Tout à coup, le claquement sec d'un des pièges résonna. Se réveillant brusquement, John bondit sur ses pieds et pointa son fusil vers la source du bruit. Ses yeux embués de fatigue ne distinguèrent pas de formes précises, juste des mouvements. Plusieurs choses s'agitaient près du trou, quelques mètres au-dessus du sol. Il s'écria :
- Agent Scott ! Je savais que vous enverriez vos sales drones ! Voleur ! Je vais pas vous laisser faire ! Voleur !
Il tira. L'ombre volante bondit sur le coté pour éviter le coup de feu. Mais John voyait déjà les silhouettes s'avancer vers lui. Il était encerclé. Toutes ces grandes ombres décharnées l'avaient coincé. Il se mit a crier « Voleurs ! » en tirant partout, mais il ne toucha personne. Ils le tenaient, il ne pouvait plus leur échapper. Les machines riaient dans des grincements abjects, sachant qu'elles avaient gagnées. Non, non, jamais ! John jeta au sol son fusil déchargé et tira la bâche qui recouvrait la source. Il s'avança jusqu'à la taille dans le sable mêlé de pétrole en s'écriant, hilare :
- Alors espèces de voleurs, vous n'aviez pas prévu ça, hein ?
Il brandissait un chalumeau dans les airs.
- Jamais vous n'aurez mon trésor. Jamais ! Si je ne peux pas le garder, alors personne ne l'aura !
Il appuya sur la détente et une grande flamme jaillit de l'outil. Il l'abaissa et se mit à le passer tout autour de lui en ricanant. Petit à petit, le trou s'embrasa. Plus John agitait ces bras, plus il riait fort. A la vue du feu, les ombres fuirent en piaillant. Les vautours reviendraient plus tard projeter leurs ombres au bord du trou, attirés par l'odeur de chairs grillées, même si pour l'instant ils avaient fui.
Les flammes se firent plus hautes et plus vives. La silhouette du fils Stones vacilla et fut parcouru de spasmes. Il s'enfonça, lentement, et son rire se transforma en un horrible gargouillis. Il resta un instant visible au milieu du feu, essayant de bouger les bras. Difficile de distinguer s'il faisait des gestes de victoire ou de détresse. Finalement, alors que le feu était au plus fort, il sombra complètement dans la flaque bouillonnante.
Robert le lapin regardait cet étrange spectacle, oreilles dressées. Il était assis sur le sable à quelques mètres du brasier. Derrière lui, une porte claqua et une voix chevrotante s'approcha :
- Robert ! Mais qu'est-ce qu't'as fait Robert ! J't'avais dit d'pas y aller !
La vieille prit dans ses bras le lapin fasciné par les flammes. Elle suivit son regard et dit :
- Quel imbécile, l'a voulu tout gardé pour lui. L'pauvre, y d'vait plus avoir toute sa tête. J'l'avais prévenu.
Ils regardèrent tous les deux le feu danser pendant un moment. Il ne s'arrêterait sûrement pas avant plusieurs jours. Tant pis, la vieille dame avait le temps. Elle s'adressa au rongeur :
- V'là s'qui s'passe quand on pille les sens d'la Terre. C'est bête. Va encore falloir qu'on parle avec l'agent Scott. Hé, t'm'écoutes Robert ?
Le lapin ne réagit pas, hypnotisé. Les arabesques du foyer se reflétait dans ses yeux noirs. C'était peut-être mieux comme ça pour John. Il allait pouvoir surveiller Marie, afin qu'elle n'aille pas dans les bras de son père.