Trilogies
lodine
Histoires d'Amour – 1
Il est 20h15, en ce mois de novembre 2012. Il a plu devant le comptoir du café « Le zinc du Nord ». Devant les candélabres jaunâtres, coincés entre deux voitures, deux SDF sont assis en tailleur sur une plaque d'égout qui réchauffe leurs fesses. Ils se regardent dans le blanc des yeux.
Dans une canette de bière vide, l'homme a glissé une rose. Le visage de la femme sourit. Plus rien n'existe autour d'eux. L'amour brille dans leurs yeux qui ont oublié la fatigue, la misère quotidienne, la crasse, les menaces, la crainte des agressions.
En s'aimant en plein jour, au nez et à la barbe des conventions, ils s'affranchissent de la société qui les rejette. Pourtant ils sont pudiques, ne se touchent presque pas, comme s'ils tenaient encore à ce dernier lambeau de dignité. Ils se contentent de se parler à mi-voix.
Loin du mépris de ceux qui n'ont plus qu'indifférence envers le monde, ils s'aiment comme s'ils n'avaient jamais connu ce sentiment. Leurs joues rougissent sous le froid. L'amour leur réchauffe le cœur.
Peu importe s'ils ont le ciel pour toit ce soir. Ils ont enfin la sourde conviction de n'être plus deux âmes à la dérive.
Histoire d'Amour - 2
Il est 20h30 en ce mois de décembre. Depuis un mois, elle attend un mot de son amant : « Viens ».
Comme à chaque rendez-vous, il lui ouvrirait la porte de son appartement (décoré façon Art Déco pour les uns, Art kitsch pour les autres). Il discuterait avec elle, s'excusant du peu de temps qu'il lui accorde (« une pige de dernière minute »). Ils prendraient une bière ou un verre de vin, puis elle s'abandonnerait, impatiente de sentir sa main caresser ses tétons et ses jambes. Il bousculerait son éducation, et elle ne demanderait que ça.
La première semaine, elle a attendu comme une Reine. Tête haute, fière de leurs précédentes retrouvailles qui avaient duré deux heures. Ces cent vingt minutes, elle les a tournées et retournées dans tous les sens, ivre du souvenir laissé par l'odeur de sa peau. Ivre de ses sourires irrésistibles, fan de sa chemise mal boutonnée laissant apparaître sans vergogne une bouée bien masculine. Mille fois, elle a revu ses doigts se perdant dans la douceur de ses cheveux. Mille autres fois, elle s'est remémoré ses mots, ses silences. Elle a relu les passages des ouvrages qu'il avait abandonnés sur sa table basse, comme «la Belle du Seigneur ». Faux oubli, elle l'avait bien compris. Le jeu lui avait plu.
La deuxième semaine, l'ivresse a commencé à disparaître, comme les effluves d'un parfum que l'on aime, mais qui s'étiole de manière inéluctable.
Malgré tout, elle a accepté l'attente. Celle d'un appel, d'un sms qui la ferait accourir, comme une amoureuse de 16 ans.
Elle a voulu devenir une souris pour se glisser sous sa porte, observer ses activités en son absence. Elle s'est abstenue de penser aux autres femmes qui ne manqueraient pas de venir le visiter. Elle a préféré l'imaginer en train de pester contre le fait qu'il n'y avait plus rien à bouffer dans le frigo.
Elle a gardé sa bonne humeur, car elle se disait qu'ils se verraient bientôt.
La troisième semaine, la bonhomie s'en est allée. La tristesse et la frustration ont commencé leur travail de sape. Elle a cessé de le porter aux nues. Elle a commencé à le détester de la laisser sans nouvelles. Elle a craqué, a appelé. Comme à son habitude, il n'a pas décroché de suite. Il a rappelé plus tard. Sa voix l'a bouleversée. Il lui a dit qu'il l'appelait juste pour lui dire qu'il était toujours vivant.
« Quel con ! » aurait-elle dû lui dire et lui raccrocher au nez. Au lieu de cela, elle a ri bêtement, s'est enquise de leur prochaine entrevue. Il lui a répondu qu'ils se verraient la semaine suivante.
A partir de ce soir-là, elle a troqué son sourire triste contre un regard lumineux. Elle a relu tous les sms sauvegardés dans son portable, a excusé leur absence de tendresse par une simple constatation (il m'écrit malgré son emploi du temps surchargé, donc il pense à moi). Elle a balayé les saloperies qu'elle s'apprêtait à lui balancer. Elle s'est convaincu que son attente pouvait désormais être à la hauteur de celle de l'héroïne de Cohen.
Et puis la quatrième semaine est arrivée. Le lundi, rien ne s'est produit. Pas un seul signe. Une colère sourde s'est emparée d'elle. Le lundi s'est mal terminé.
Le mardi, rien ne s'est produit.
Le mercredi, rien ne s'est produit.
Le jeudi, rien ne s'est produit.
L'amant avait jeté l'éponge. Avait abandonné la partie, lâchement.
Elle savait qu'il y avait les piges, la parution à venir du nouveau roman, la dope pour tenir et crever à petit feu. Elle savait qu'il y avait son amour vieux de dix ans. Ses autres maîtresses de passage.
Elle avait cru qu'il la remarquerait pour de vrai.
Pour l'oublier, elle donna son corps à un autre. Elle parla littérature russe avec un jeune homme originaire du Kazakhstan. Elle dormit dans un ancien couvent de Carmélites à Montmartre, aménagé en appartements cossus. Elle alla voir des expos au Cent Quatre.
Elle essaya de repousser l'image de cet homme qu'elle connaissait depuis un an et qu'elle avait vu dix fois. Mieux valait oublier son sourire indescriptible, son regard perdu dans le vague, ses considérations à la fois amusées et sans illusions sur un monde en train de partir en vrille, ou en couille (tiens, cette idée lui aurait plu).
Un jour, elle recevrait son invitation pour une soirée-dédicace. Un bouquin sur les insectes.
Des mois ont passé.
Elle s'est demandée ce qui l'a guérie de lui. Ce mail, parmi tant d'autres, sans aucun doute.
Histoire d'Amour – 3
Ils se sont libérés de leur patrie, de leurs parents, de leurs amis. Ils sont deux îlots de solitude errant au gré de leurs désirs, de leurs envies. L'un dans la Chine nouvelle, l'autre dans le Cambodge ancestral.
Ils se sont rencontrés sur les ondes d'une radio française, dont ils sont fan et qu'ils ne manqueraient pour rien au monde : « Aventuriers au bout du monde », chaque dimanche soir, à 20h précise.
Il ne se sont jamais vus, jamais touchés. Ils ne se connaissent que par la voix.
A chaque nouvelle émission, ils se livrent un peu plus sur leurs errances, souvent en chassé-croisé (au moment où l'un part à Phnom Penh, l'autre en revient), leur parcours d'artistes (lui est un théâtreux s'inspirant de la rue, elle est diplômée du Conservatoire), leur fascination commune pour ce continent.
Ensemble, sans l'être, ils cueillent la rosée des fleurs de montagne, saisissent la pleine croupe de leur cheval au galop dans les immenses plaines, rient devant les bouches édentées des enfants des rizières.
Dans leur voix, s'incrustent des silences qui durent peu, mais qui soulignent leurs égarements, leur désir de se rencontrer pour de vrai, ne serait-ce qu'une fois. Mais jamais ils ne prononcent les mots fatidiques « Viens. Voyons-nous ». La peur de décevoir cadenasse, terrasse. A moins que ce ne soit la liberté qui lutte farouchement pour elle-même.
Ils ont fait le choix de ne communiquer que par la voix. Pas par l'image. Pas de Facebook, qu'ils exècrent tous deux, pas de photos sur Google +.
Pour se préserver. S'aimer dans le fantasme pur.
Des frissons, je me suis sentie si proche avec ces personnages, on peut se retrouver dans chaque caractéristique même si ils sont éloignés de nous...en tant que femme d'espérer être aimé même dans la pire des situations, se raccrocher à un espoir. Je découvre un univers plein d'humilité, de tendresse, d'humanité, de lyrisme...je vais dévorer le reste de tes écrits, qui ne pourrait pas être toucher. Bien à toi :)
· Il y a presque 11 ans ·Cassandre Dagon