Triste, en colère, et révoltée

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Un simple fait divers

Dans le journal « Sud-Ouest » du vingt-quatre août dernier, un article retint mon attention.

« NOUVEAU DRAME DE LA RUE ! Une sans-abri sauvagement agressée dans le quartier Bacalan. La femme, âgée de soixante-trois ans, bien connue des passants sous le nom de Joëlle, meurt à la suite de ses blessures. Le mobile et les circonstances du crime restent inconnus. Là encore, personne n'a rien vu. La police recherche toujours le coupable. »

Voici trois ans, je l'ai rencontrée. Elle avait élu domicile à côté du lampadaire de la boulangerie, sur le boulevard Albert Brandenburg, où je venais acheter ma tendre brioche matinale. Elle était assise sur de pauvres cartons, chaussée d'une paire de godillots d'un autre âge, et vêtue de misérables guenilles nauséabondes.

Je me souviens encore de cette interminable file d'attente devant la boutique, de cette délicieuse odeur de pain chaud. Mais cette satanée brioche ne valait-elle pas vraiment la peine de patienter un quart d'heure ?

- Une petite pièce, ma jolie ? –me demanda-t-elle.

Un sentiment de frayeur et de dégoût s'empara de moi. Je baissai la tête et accéléra le pas, sans rien lui répondre, sans rien lui laisser. Le lendemain matin, j'entamai exactement le même chemin. Elle était toujours là, assise en face de moi, le sourire aux lèvres, m'interpellant de sa voix tremblante. La culpabilité me rongeait au fur et à mesure que cette femme s'immisçait dans ma vie.

Peu à peu, je mis de côté mon aversion et partageai avec elle ma viennoiserie, puis un sourire, puis une parole. Elle fit bientôt partie intégrante de mon quotidien. J'étais « sa jolie », elle était « mamie Jo ».

De temps à autres, « mamie Jo » migrait quelques rues plus loin, délogée par la maréchaussée. Il fallait dire qu'elle faisait « tâche » dans le paysage, ce qui n'était pas pour plaire à tout le monde. Je la retrouvais malgré ses déplacements car elle ne s'éloignait jamais d'un certain périmètre.

Cependant, une certaine réserve m'empêcha toujours d'aller plus loin dans notre relation. Sa vie passée resterait donc, pour moi et pour les autres, un mystère. Fut-elle une enfant choyée ? Amoureuse et aimée ? Avait-elle, quelque part, quelqu'un pour la regretter ? Je ne savais rien de qui elle était vraiment. Pourtant, j'étais triste, en colère, et révoltée.

Mais sa vie s'achève ainsi. Contenue dans quatre lignes sur un malheureux bout de papier.

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