TROIS FEMMES - UN ENTERREMENT
suemai
Je patientais tel un patient, ce que j'étais effectivement, assis dans la salle d'attente du Dr. Kaldesh. Des chaises métalliques, recouvertes de ces plastiques usés à vous déchirer les fesses, s'alignaient aussi vétustes les unes que les autres. Pourtant, devant une clientèle aussi florissante, il pouvait s'offrir mieux, «le Doc.» Des gamins pleuraient, avec raison, à se retrouver coincés dans cette pièce à odeurs de bobos. Les silences flirtaient avec la curiosité; chacun tentant d'imaginer la maladie de l'autre.
Je me tapais le dernier «Vanity Fair», un article assommoir traitant du vieillissement des tissus peauciers, lorsqu'elle entra. Le pas léger et souple, là ou le talon se libère du soulier avec grâce, laissant deviner l'arrondi de l'arc du pied. Cette jeune fille me rappela immédiatement Lucilla, une jolie colombienne que j'avais connue à Bogota, lors d'une expédition en tant que vulcanologue. Je m'intéressais alors à «l'Azufral», un très célèbre stratovolcan.
Lucilla discutait avec quelques charmeurs. Elle avait cette particularité de tenir son verre du pouce et du majeur, tout en le laissant pivoter dans un mouvement rotatif et mécanique. Des cheveux noirs, aux longues bouclettes, s'étalaient sur ses épaules renflées. Un corps allongé, d'une exquise ciselure, là où deux jambes se croisaient, et d'où jaillissait un renflement de cuisses à la texture moelleuse. De grands yeux verts qui me pointaient à intervalles réguliers, et ce sourire accrocheur s'étalant sur de magnifiques lèvres, d'un pulpeux indécent. Ce n'est qu'à la toute fin de la soirée, alors que la clientèle désertait, que je pus l'aborder. Nous passâmes la nuit à marcher, et une mince partie de notre vie à nous aimer. Un jour, je devins, graduellement, l'un de ces charmeurs qui l'entouraient, et elle profita de l'arrivée d'un Suédois blondin, aux yeux bleus, pour me larguer. «Une de perdu, dix de retrouvés, me dis-je…» Le dicton existait bien, mais il ne me saillait point.
Dix ans s'écoulèrent avant l'entrée en scène d'Olgä, une austro-hongroise à la démarche plus qu'assurée, et au talon bien enraciné dans des «Nike» assortis à son rouge à lèvres d'un pourpre aveuglant. Femme forte, bien musclée, elle arpentait la planète à l'assaut de tout ce qui se nommait compétition athlétique. Nous nous étions croisés à l'aéroport de Berlin, par un vendredi pluvieux. Nous attendions, tous deux, notre vol de correspondance. Toujours est-il, que, sans trop me l'expliquer, nous passâmes plusieurs Noëls à parcourir le grand univers de l'olympisme. Je n'éprouvais pas de sentiments particuliers, mais je dois avouer que, physiquement, elle profitait de formidables atours. Ses baisers foudroyants me révélèrent certains aspects féminins qui me restaient totalement inconnus. Elle parlait peu, tout comme moi. Son anglais demeurait aussi piètre que le mien. Un matin où elle dormait, adoptant cette position qui lui extirpait des ronflements stridents et une haleine nauséeuse, je m'éveillai en sursaut. Après une douche et assis devant un café aux odeurs noirâtres, je me devais à une décision. Terminant mon mandat sur l'étude géomorphologique des scories entourant le massif volcanique de «Zemplén-Tokaj.» Je pliai bagages et je m'envolai en direction de «l'Île de Ross», où le mont «Erebus» m'attendait patiemment. À 39 ans, mon cœur demeurait tout aussi fauché et désespéré.
— Monsieur… monsieur… me demandait une petite fille, tout en me regardant, vous avez des bonbons?
Voilà qui me ramena à ma dure réalité clinique. Je lui offris ce que j'avais, quelques pastilles de «Clorets», une gomme à mâcher plutôt carabinée. Elle me remercia et retourna auprès de sa mère, qui s'empressa de lui en rafler une.
Je me saisis alors d'un «Paris Match», que je feuilletais avec une navrante nonchalance. Soudain, entre une publicité de «Dior» et de tampons hygiéniques, elle m'apparut, Michelle, cette adorable parisienne que je connus neuf ans, jour pour jour, après ma rupture «Olgänique.» «Michelle Justari», petite, à la chevelure en broussaille, dotée d'une poitrine invitante et à l'accent hautain, m'observait depuis un moment. J'arrivais à la distinguer au travers de volutes d'une fumée framboisée, issue de ces fameux cigarillos au coût excessif. Michelle travaillait à la rédaction de scripts pour le cinéma. Après quelques présentations, plutôt véloces, en ce qui me concerna du moins, elle m'invita à son loft; un domicile plutôt vaste et bourré d'ordinateurs, ainsi que de tables inondées de scénarii. Ça empestait la cendre froide. Un martini bien relevé me fit tout oublier. Nous discutâmes, à mon grand étonnement, de mon travail. Elle s'intéressait à la vulcanologie et je vécue, alors, un coup de foudre. Plus de dix ans de vie commune et d'un amour qui n'en finissait plus de s'épanouir. Nous échangions sur un tas de sujets. Mon intérêt me laissait taire sa frigidité. Un jour, elle débuta un synopsis. Un reportage, en fait, sur le travail d'un certain vulcanologue. Sans m'en rendre compte, ce manuscrit m'était dédié. J'aurais tant aimé la prendre tout contre moi, mais je sentais déjà cette répulsion l'envahir. Un jour elle grimpa au haut de la tour Eiffel, pour un tournage, et ne redescendit jamais. Quant à moi, je pris «L'ascenseur pour l'échafaud.» Je la regrettais. Elle m'avait présenté l'amour, ce quelque chose que j'ignorais totalement.
Puis, ne rajeunissant pas, les obsèques d'amis se succédèrent. Je me souviens du dernier en lice. Un type qui exhalait douleurs et passions. Un visage qui ne m'était pas inconnu. Des fleurs embaumaient ici et là, attendant sa mise sous terre. Puis, je…
— Mr. «Courtevie», le Dr. Kadesh va vous recevoir.
J'entrai. Je m'assis. Il m'expliqua et je sortis. J'arpentais les rues sombres d'un quartier anonyme. Un cancer du poumon me ravageait inexorablement. Michelle assurément, me dis-je. Toute cette fumée secondaire…
Comme je ne trouvais plus le sommeil, je fouillais les cimetières à la recherche d'un quelconque apaisement. L'un de ces lieux m'attendait incessamment, tout heureux d'une nouvelle acquisition. «Troisième allée à gauche me chuchota une voix intérieure.» Je m'y rendis et ce fut la confusion la plus totale. Sur une pierre tombale grisonnante, je lus mon nom. Je perdis conscience à tout jamais.