" Trois Ruptures "
gautier
Sommes-nous au théâtre ou derrière la vitre d'un appartement? Sommes-nous spectateurs autorisés ou voyeurs impénitents? Sommes physiquement dehors et eux en dedans ou bien déjà à l'intérieur de ce huis clos transparent. Eh bien sans doute tout à la fois. Voilà un théâtre réalité qui n'a de points communs avec la télé du même adjectif que dans l'enfermement d'acteurs, mais des vrais et des doués pour l'occasion, avec heureusement un texte à la hauteur de cette expérimentation moins impudique.
Pour une fois le metteur en scène, en la personne d'Othello Vilgard n'abat pas le sacro-saint quatrième mur qui sépare public et comédien. Tout au contraire il le consolide avec une large baie vitrée qui vient fermer les trois côtés d'un cube blanc presque vide et totalement froid, avec pour stricte nécessaire quelques accessoires blancs puis deux personnages costumés noirs ou blancs ou les deux à la fois comme leurs sentiments. Pour des raisons évidentes de compréhension les comédiens sont sonorisés par des micros espions placés judicieusement au coin de leur bouche, ce qui renforce encore plus l'impression d'une déconnexion parfaite de ces deux mondes. Du côté planches, on imagine la difficulté de jouer devant une vitre épaisse qui vous coupe du retour de la salle. Côté public, on se surprend à découvrir un couple au bord de la rupture se déchirant dans l'intimité glaciale de son appartement. Lorsqu'ils se regardent dans le reflet vitré ou quand ils cherchent une présence dans un extérieur nuit, nous pensons qu'ils nous voient! Mais à l'évidence leurs regards se perdent dans le vide, c'est saisissant! Pour une fois nous n'existons pas et paradoxalement nous adorons ce rôle passif et totalement discret.
Quant à l'écriture de cette pièce, elle est à la hauteur de cette mise en scène culottée. Un petit bijou d'humour décalé, noir sur fond blanc, d'une logique implacable et cruelle, saignante comme un duel à couteaux tirés. Des phrases courtes, vives et cinglantes qui créent une forme de ping-pong verbal avec ses accélérations, ses échanges qui durent avant le splash final, suivi d'un noir complet. C'est jouissif deux fois, dans la bouche de la comédienne et du comédien puis à notre oreille attentive. On adore cette fausse naïveté, ces bugs de l'esprit lorsque l'émotion trop forte envahit la conversation d'un mot dérisoire, pompiers, pompiers, pompiers.
Voilà un petit précis de psychologie à l'usage du couple au bord de la crise de mère et de père aussi, voici une délicieuse tranche de nuit, celle d'un autre duo conjugal confronté au coming-doute d'un mari ou bien celui sans hésitation d'une femme modèle quittant avec une déconcertante facilité sa vitrine quotidienne. Dans ces trois situations, les deux comédiens Johanna Nizard et Pierre-Alain Chapuis sont parfaits. Je décernerai pourtant un Molière de l'interprétation aux yeux de Johanna, les deux à égalité, pour leur expressivité étonnante, malicieuse et sensuelle, faussement candide, c'est vraisemblablement la touche pigmentée d'une ménagère jamais apprivoisée.
Thierry Gautier (copyright SACD Avignon 2015)