Trois secondes dans le métro

amanalat

Que faire lorsque vous croisez soudain l’amour de votre vie, mais qu’entre elle et vous se trouve la porte fermée d’un métro prêt à partir dans trois secondes?

Et bien, durant ces trois secondes, on réfléchit. A toute vitesse.

Voici l’histoire de cet instant.

Introduction : une seconde plus tôt

Une seconde plus tôt, on était tranquillement sur le quai. Naïf. Encore inconscient du cataclysme qui allait survenir. Les portes se fermaient, mais on n’était pas pressé. On pouvait attendre le métro suivant. D’autant que la moitié des ampoules de la rame ne fonctionnaient pas et que faire le voyage en nocturne…Alors on s’était décalé sur le côté pour laisser les fous furieux se ruer dans l’interstice qui se réduisait de plus en plus. Tout allait bien.

Première seconde

Et soudain tout ne va plus.

On l’aperçoit. A travers la vitre de cette porte qui, bon sang, est déjà presque fermée. Et le choc vous paralyse. Il est tellement puissant que vous ne pouvez déjà plus l’admirer distinctement. Elle semble se détacher des autres. Et tout se met à ralentir. Les portes coulissantes se rapprochent dans une lenteur insoutenable. Il suffirait d’un bras tendu, d’une main pour bloquer cette fermeture définitive. Mais le corps refuse de bouger. Ce gros mollasson n’a toujours pas compris ce qu’il se passe dans notre tête. A cause d’une sombre histoire de synapses et de connections nerveuses.

Alors on regarde, impuissant, les derniers centimètres d’espace se faire écraser par les joints de plastique. Et on réfléchit. Très vite. Le cœur n’a pas encore eu le temps de s’emballer, alors c’est l’esprit qui s’en charge.

Tout d’abord, les évidences.

Première constat : on ne sait rien de cette fille. On l’a croisé il y a moins d’une seconde à travers une vitre de métro. C’est tout. On ne connaît que son regard. Baudelaire avait raison. Un regard, l’ouragan germe, on renait. Mais le métro part et si on ne trouve pas de solution, la renaissance ne va pas faire long feu. C’est notre existence même en dépend.

Voici le deuxième constat : c’est une question de vie ou de mort.

Et troisième constat : notre esprit est libre de trouver toutes les solutions. On n’a de barrières ni morales ni rationnelles.  De toute façon on est amoureux. Alors ce genre de détails n’a pas voix au chapitre.

Maintenant, les choses sont posées et…

Deuxième seconde

Déjà ? Il faut aller encore plus vite. L’esprit s’accélère.

Toutes les solutions se présentent à mes yeux. Sans aucune hiérarchie de vraisemblance.

Forcer la porte ? Casser la vitre à coup de poings ? S’accrocher à la rame en partance ?

Pourquoi pas. Mais je risque d’effrayer l’amour de ma vie. Ou pire, lui faire mal. Pas fantastique pour une première approche. Et puis je ne fais plus confiance à mon corps depuis que ce lourdaud n’a pas été capable de réagir quand il le fallait.

Donc il m’est impossible de la rejoindre maintenant. Il faut la retrouver plus tard.

Vite, d’autres solutions !

Courir comme un fou jusqu’à la station suivante pour la rattraper? Encore une fois, mon corps risque de faire son difficile.

Inscrire mon numéro et le plaquer contre la vitre ? Trop long. Le graver directement contre la vitre ? Trop long. Toujours trop long ! Cartes de visite ? Je n’en ai pas. Pourquoi est-ce que je n’en ai pas ? J’aurais dû prévoir une telle situation !

Un avis de recherche ? Avec sa photo et mon numéro ? Pourquoi ai-je le seul téléphone de la ville qui n’ait pas encore intégré  l’appareil photo ?

Il faut un indice. Sur elle. Pour savoir où elle va. Bon Dieu, qu’elle est belle ! Elle semble irréelle. Et flotter parmi les autres passagers. J’observe chaque détail, vêtements, sac en bandoulière. Je ne remarque rien de particulier. Juste qu’elle est parfaite.

Mais cette perfection ne me suffira pas à la retrouver. Et le temps tourne...et je n’ai plus d’idées…

Troisième seconde

C’est trop tard.  Déjà la rame bouillonne de partir. Le départ est pour bientôt. Je n’ai rien pu faire. Et je vais la laisser s’en aller alors que depuis deux secondes ma vie entière en dépend…

Pour ces quelques fractions de secondes qui restent, je veux m’imprégner d’elle. Elle qui ressort de la foule assombrie du métro et qui me fixe en retour. Elle qui n’a jamais quitté mes yeux. Qui comprend aussi à quel point tout est différent maintenant. Que nos vies ne seront plus jamais les mêmes. Et de regard à regard, je lui dis à quel point je l’aime. Je lui dis à quel point cette banale réalité de métro qui s’en va est odieuse. A quel point il est horrible que cette ville ait autant de millions d’habitants. Et qu’il est tragique que l’on n’ait pas pu avoir une vraie première rencontre, devant un café, pour se connaître au lieu de ces quelques secondes à travers l’épaisseur d’une vitre.

Son image commence à trembler. La rame frémit. Elle va partir. Et pour toujours. Je ne veux pas voir ça. Je ferme les yeux.

Les secondes suivantes

Et le temps reprend dramatiquement son cours. On peut ressentir dans tout notre corps le bruit de cette rame qui accélère, qui s’éloigne. Puis qui déjà ne s’entend plus.

Alors, piteusement, tête baissé, yeux toujours clos, on ne bouge pas. On ne pense plus à rien, on n’a envie de rien, juste de pleurer et d’être seul. On est au fond du précipice. Jusqu’à ce qu’on vous tape sur l’épaule.

« Excusez-moi, vous allez bien ? ».

Alors on se retourne pour voir qui nous parle et le temps s’arrête à nouveau.

« Parce que tout d’abord vous fixez mon reflet dans la vitre et maintenant vous semblez complétement abattu. J’avoue que je ne comprends pas. Vous pouvez m’expliquer ? »

Et finalement votre corps parvient à reprendre le contrôle de la situation et à répondre en souriant.

« Et si je vous expliquais tout ça devant un café ? »

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