Trous noirs à l'abbaye Saint Félix de Monceau

Bernadette Dubus

Aventure, thriller fantastique et historique pour les ados de 13 à 99 ans.

 

 

Chapitre I

 

« Je ne retournerai pas à l'école, parce qu'à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas »

Parole d'enfant

 

1

 

Seize heures viennent de sonner au clocher de l'église toute proche. La salle vibre des premiers soupçons des vacances de Pâques. Une heure encore et la classe de seconde A du lycée professionnel La Gardiole de Gigean pourra déverser son trop plein d'élèves dans les couloirs pour l'instant silencieux. Ce sera le grand brouhaha des vendredis attendus avec impatience pendant au moins un mois et demi, c'est à dire depuis les vacances précédentes.

Mais Elise Leduc, professeur d'histoire, n'a pas l'intention de se laisser détourner de son devoir. Le bourdonnement de sa classe l'énerve au plus haut point. Trente deux « chères têtes blondes » comme on disait autrefois, font un brouhaha d'enfer comme si elle n'était pas là, comme si les vacances avaient déjà commencé. Pour elle, l'école, même un vendredi veille de vacances, c'est jusqu'à 17h. Elle est en train de leur parler de Louis XIV et, roi soleil ou pas, les collégiens n'en ont cure. Evidemment, cela ne fait pas partie de leurs priorités. S'ils sont là, c'est que la filière traditionnelle les « gave » comme ils le disent sans complexe. A part quelques-uns, venus par choix ou parce qu'ils n'ont pas d'autre solution, la plupart aurait pu continuer la filière normale. Cet état de fait attriste Elise Leduc, pourtant, ses cours ne sont pas ennuyeux, loin s'en faut. Elle a toujours une petite anecdote à raconter pour ramener à l'histoire les esprits dispersés. Louis XIV, avec ses aventures féminines, ils devraient tous être suspendus à ses lèvres ! Ils aiment, ça, les potins ! La presse people, les paparazzis… Elle raconte la vie du grand monarque en y mettant tout le piquant possible. Je t'en fiche de la presse people ! Louis XIV ne les intéresse pas. Il ne danse pas le Rap, ne chante pas, aucun intérêt. Et puis « cinquante fois on l'a vu à la télé, madame, cinquante fois ! » Comment lutter contre cette évidence ? Elle se le prend dans la figure à tous les cours. Pourtant, demandez-leur qui était Richelieu ? Allez, demandez-leur ! Un pape ? Un roi, l'homme le plus riche de la planète ? Ils n‘en savent rien. « Qui étaient les favorites de Louis XIV ? Alors là, pas de problème. Ils en connaissent au moins une : Julie Depardieu, madame ! Presque l'unanimité sur ce coup-là. Evidemment. Comment ne le sait-elle pas ? Vu qu'elle a eu le César de la meilleure actrice pour ce film dans le rôle de Madame de Maintenon ! Peut-être aurait-elle un peu plus de succès avec la vie de Mozart ? Elle se dit qu'une vie plus Rock en Roll que la sienne est introuvable. Il est digne de leurs stars du moment. C'est quelque chose à tenter pour la rentrée, même si ce n'est pas au programme. Ou Agnès Sorel, maîtresse de Charles VII ? Une fin tragique digne d'un roman policier. Peut-être pourra-t-elle bifurquer vers la vie du roi Soleil au passage ? Pourtant, le fond du problème, elle le connaît bien. Un « clic » sur Internet et tout est dit. Si elle devait compter le nombre de copies toutes identiques pompées sur « Wikipédia » ! Parfois, elle a envie de baisser les bras, mais sa passion reste victorieuse. Elle remet ses lunettes sur le nez, ce qui a pour effet de rapetisser ses yeux, tire sur un pan de sa robe et essaye de prendre un peu de hauteur sur ses souliers à talons compensés, elle qui mesure à peine un mètre quarante-neuf. La cinquantaine, un visage resté joli bien qu'un peu empâté, elle a encore quelques années avant l'âge de la retraite et ne veut pas finir en dépression comme sa collègue professeur de français.

- Mademoiselle Vallon, vous pensez avoir assez travaillé ce trimestre pour vous permettre de perdre une heure ?

- Mais madame, se plaint l'intéressée occupée à fureter dans son portable pour envoyer des SMS.

- Taisez-vous !

- Il n'y a pas que moi qui parle ! répond l'effrontée. C'est toujours moi qui prends.

- Je n'ai pas dit que vous parliez. Je vous rappelle, tous les jours, presque à la même heure, que les portables sont interdits en classe. Ceci dit, vous avez raison. Il y a trop de monde qui parle ici. Allez, zou ! Ouvrez vos cahiers de texte.

- Oh non ! Pas ça ! Madame, non !

La classe est unanime. Par pitié, pas de travail pendant les vacances.

Imperturbable, Madame Leduc continue :

- Vous avez quinze jours pour me faire un exposé sur l'histoire d'un édifice datant du Moyen-Age. Vous avez de la chance, ce n'est pas ce qui manque dans la région. Eglises, chapelles, commanderies de templiers, abbayes et j'en passe. Et racontez-moi ça d'uns manière ludique. Avec du cœur, de l'imagination. Je ne veux pas d'internet.

Le brouhaha qui s'était calmé le temps d'un soupir exaspéré de la part des élèves, reprend de plus belle. Léa Vallon est prise pour cible. C'est de sa faute si le prof leur donne des devoirs ! Elle se défend bec et ongle, reçoit un stylo sur la tête, renvoie l'objet à son propriétaire.

- Et bien, mademoiselle Bastide, puisque vous semblez tant apprécier votre amie et les stylos, vous ferez le compte rendu avec elle.

Madame Leduc se réjouit. Sa seule possibilité de vengeance est de leur gâcher les vacances, même si les édifices du patrimoine local n'ont rien à voir avec Versailles.

Morgane Libat ricane. Pourquoi ? Personne n'en sait rien, surtout pas elle-même. C'est sa manière bien particulière de montrer sa désapprobation.

- Et voilà la troisième. Morgane, vous irez rejoindre Léa et Laurie dans leurs pérégrinations. Je suis confiante, vous allez bien vous amuser toutes les trois, en bonnes copines. D'ailleurs, tenez, mettez-vous tous par trois, cela me fera moins de copies à corriger. Zou ! Sortez tous d'ici, je vous ai assez vus.

Léa Vallon lève le doigt :

- On peut faire l'abbaye de Saint Félix, Madame ?

- Si vous voulez, répond madame Leduc décontenancée par cette bonne volonté aussi soudaine qu'étonnante.

Sur ces derniers mots, la classe se rue dans le couloir en même temps que toutes les autres classes du lycée. Madame Leduc attend un peu pour sortir, évitant ainsi de tomber dans les escaliers comme c'est arrivé une fois à un professeur trop pressé. Ces jeunes vont la rendre folle ! Elle les aime bien quand même, mais elle aime surtout et tellement l'histoire qu'elle ferait n'importe quoi pour leur faire partager ne serait-ce que quelques bribes de sa passion. Pourtant, elle a ses préférences. Allez savoir pourquoi, ce trio formé par Léa, Laurie et Morgane lui met du baume au cœur. Pas qu'elles soient les meilleures de la classe, loin s'en faut, elles ont une forte personnalité et sont surtout sans artifices. Léa, la plus fainéante et un an de retard à son actif, a de longs cheveux blonds, un menton pointu, de grands yeux marron, dignes des personnages de mangas japonais, ce qui lui donne un air de petite souris. Madame Leduc s'attend toujours à ce qu'elle disparaisse au fond de son cartable dans lequel elle fouille en permanence. Laurie, un peu moins délurée que les autres, mais pas plus travailleuse pour autant, lui rappelle Yoko Tsuno, héroïne d'une bande dessinée de sa jeunesse. Des cheveux raides coupés au carré, des yeux d'un noir si profond qu'on ne voit pas la pupille, type hérité d'une grand-mère cambodgienne. Elle aime l'histoire, celle-ci, et elle en connaît un rayon ! C'est à croire qu'elle ne lit que des livres d'histoire. Pour une fois que madame Leduc trouve un écho chez une de ses élèves, elle ne se prive pas de ce plaisir en la sollicitant en permanence, ce qui vaut à la jeune fille des dix-huit de moyenne qu'elle est loin d'avoir dans les autres matières. Ensuite, Morgane. La plus jolie et la plus difficile de toutes. Grande et mince - alors que les deux autres enlèvent à Madame Leduc ses complexes de petite femme - des yeux vairons, l'un vert tirant sur le marron, l'autre bleu, elle a toujours l'air sur la défensive, peut-être à cause de cette anomalie qui pourtant lui donne un regard hors du commun. Des cheveux coupés très courts, un percing au bord de la lèvre, un caractère de cochon et un charme indiscutable. Voilà, en résumé, le trio qui quitte la classe avec la lourde tâche de travailler sur l'abbaye de Saint Félix de Monceau. Madame Leduc, se demande quelle fantaisie elles vont lui servir à la rentrée.

Dehors, l'ambiance est carrément électrique.

- File-moi une clope, dit Léa à Morgane. Je vais craquer.

- Je n'en ai plus. Ma mère est tombée sur mon paquet, je ne te raconte pas ce que j'ai pris. Privée d'argent de poche pendant quinze jours.

Laurie ne fume pas. A seize ans, elle n'a pas encore pris ce risque. Elle n'en a pas envie et elle ne voit pas pourquoi elle fumerait pour faire comme les copines.

- Qu'est-ce qui t'a pris de demander à faire l'exposé sur Saint Félix de Monceau ? s'énerve-t-elle. Tu parles d'un scoop ! Tout le monde connaît l'abbaye ici.

- Peut-être, mais c'est assez loin pour que nous soyons autorisées par les parents à y aller en vélo. Pendant que nous serons là-bas, ils ne nous casseront pas les pieds, surtout si c'est pour l'école.

- Pas bête, admet Morgane en ricanant, tandis que ses yeux étranges brillent de plaisir. En plus, on sera tranquille à l'abbaye, il n'y a pas foule pendant les vacances de Pâques et les archéologues n'y sont pas tous les jours. Nous serons chez nous.

- Ouais !  Après tout, tu as raison.

- Comment s'organise-t-on ? demande Laurie toujours pragmatique. Il faudrait aller à la mairie chercher de la documentation.

- Bonne idée, tu y vas, c'est ton truc, la paperasse et l'histoire.

Sur ces paroles, elles se quittent pour réintégrer leur foyer. Léa habite au centre du village, juste à côté de l'ancienne église du onzième siècle transformée en salle d'exposition, Morgane et Laurie à la sortie, après la grande boulangerie, dans les résidences sous les pins. Evidemment, cela aurait été plus facile de choisir l'église, mais pas amusant du tout. Finalement, cette idée de faire un dossier sur l'abbaye Saint Félix de Monceau est judicieuse. Elles vont pouvoir s‘éclipser en toute impunité et avec la bénédiction des parents par-dessus le marché.

Laurie enfourche sa bicyclette tandis que Léa prend le chemin du centre ville en remontant la rue du Couvent accompagnée de Morgane. Puis, elles se quittent rue de l'hôtel de ville car Morgane doit récupérer sa sœur à l'école primaire. Léa rejoint la place de la poste où se trouve son domicile en passant par les petites rues du centre historique. Morgane est encore en retard. Mélodie doit l'attendre comme tous les jours devant le portail de l'école avec son petit cartable sur le dos et son air tristounet de petite fille abandonnée. Morgane va se faire réprimander par le policier municipal de service, comme si elle était responsable de cet état de fait ! Mais elle ne se plaint pas, s'excuse comme si elle était fautive de peur que les services sociaux viennent encore mettre le nez dans leurs affaires familiales.

 

Laurie a récolté plus de documentation qu'il ne leur en fallait. Elles ont décidé de se retrouver toutes les trois sur la route principale, juste à côté du panneau indiquant la direction de l'abbaye, le mardi matin. Une surprise attend Léa et Laurie. Morgane n'est pas seule.

- J'ai dû amener ma sœur, dit-elle avec mauvaise humeur. Elle a voulu venir, ma mère m'a menacée de me retirer mon argent de poche une semaine de plus si je ne la prenais pas. Il va falloir se la coltiner toute la semaine. Tu ne pouvais pas t'empêcher de m'emmerder, hein ? rajoute-telle ne mettant une tape sur la tête de sa sœur

Mélodie se met à pleurnicher.

- Ce n'est pas grave, dit Laurie, elle n'est pas « relou » ta sœur, et elle assure en vélo. Laisse-la tranquille.

- C'est vrai, rajoute Léa. Elle ne va pas nous encombrer.

La petite fille retrouve le sourire tandis que, vaincue, sa sœur hausse les épaules.

 

Monter à l'abbaye Saint Félix de Monceau en vélo n'est pas une petite promenade digestive. Trois kilomètres de côtes, une route défoncée en beaucoup d'endroits par l'eau de pluie qui dévale par temps d'orage emportant avec elle de gros rochers décrochés des pentes abruptes des collines. Bien que le revêtement ait été refait maintes fois, les ornières rebouchées en permanence se vident comme par enchantement de leurs graviers. Les quatre jeunes filles laissent à leur droite la ferme des ânes. Près de l'enclos, un lama les regarde passer. Mélodie n'a pas l'habitude de venir par ici, et pour une fois que sa sœur la prend avec elle, elle veut en profiter ; elle s'arrête pour regarder l'étrange animal, apparition incongrue dans ce paysage.

- Magne-toi ! crie Morgane. Nous ne sommes pas venues pour regarder des bestioles.

Déçue, la petite fille reprend son vélo. La pente est ardue. Ses petites jambes de huit ans ne pédalent pas aussi vite que celles des grandes. Elles doivent souvent s'arrêter pour l'attendre, d'où la colère de sa sœur. Au détour d'une boucle de la route, l'abbaye surgit, sur un sommet de la garrigue, de toute la hauteur de sa mystérieuse majesté. Seule, défiant les humains, elle semble vouloir garder les collines en disant « pour me voir, ça se mérite ». En tout cas, ça se méritait, car à présent, la plupart des visiteurs montent en voitures, à part quelques courageux marcheurs ou cyclistes. Les quatre filles s'arrêtent. Il y a des visions qui laissent des traces toute une vie. Celle-ci en fait partie. Ce n'est pas la peine d'aller au bout du monde pour être dépaysé. Il suffit d'un matin brumeux du mois d'avril, une route solitaire grimpant comme un boa, le silence, et cette apparition d'un autre temps défiant les siècles, les hommes et la nature. Mélodie s'exclame « ho ! », résumant par cette seule onomatopée un sentiment collectif. Elles savent qu'il reste encore du chemin à faire, mais peu importe. Au bout de ce chemin, elles vont trouver leur Saint Jacques de Compostelle, leur Eldorado. Quel trésor vont-elles découvrir enfoui quelque part sous l'abbaye ? Finalement, elles ne regrettent pas le devoir à faire pour la rentrée. Merci Madame Leduc.

Plus aucune d'elles ne parle. Elles reprennent l'ascension avec moins de vigueur. La côte se raidit. L'abbaye apparaît et disparaît par intermittence leur laissant croire à chaque fois qu'elles sont au bout de leur peine. Puis, soudain, elles la voient, surgissant devant elles comme par enchantement.

Cette abbaye, le visiteur est ébloui par sa vision soudaine. Il a le nez dessus, alors qu'il la croyait encore loin. C'est la première sensation face à cette construction massive perchée sur son rocher. Depuis des siècles, elle doit faire le même effet à tous ceux qui sont venus la visiter ou ont rendu visite à ses habitants. La deuxième sensation est écrasante. Que nous sommes petits ! Puis, le visiteur moderne s'interroge, consulte les informations inscrites sur le dépliant offert par la mairie et l'association de sauvegarde de l'abbaye. Laurie leur lit un résumé succinct des notes qu'elle a prises :

« Nous n'avons pas de date exacte de la fondation de l'abbaye. Mais nous savons par une vente de vignes en 1092 qu'elle était déjà florissante et comprenait sept religieuses dépendantes de l'Evêché de Maguelone. Mais il y avait toujours un nombre plus important de femmes dans l'abbaye car, en plus des sœurs Converses qui faisaient leurs vœux, il y avait les sœurs Professes qui ne faisaient jamais leurs vœux. Les sœurs Converses étaient analphabètes et interdiction était faite aux sœurs Professes de leur apprendre à lire et à écrire. L'abbaye était très riche car, lorsqu'une famille aisée envoyait une de ses filles, celle-ci venait avec toute sa dot, vêtements, mobilier et terrains compris. A cette époque, les gens avaient très peur de la mort et se faisaient ensevelir dans l'abbaye pour que les religieuses puissent prier sur leur tombeau et leur assurer une bonne place au ciel. Des legs étaient faits par les riches et les nobles pour le repos de l'âme de leurs défunts.

Elle s'arrête quelques secondes puis reprend :

- Ecoutez ça, c'est dégueulasse. « Si l'abbaye était riche, les nonnes souffraient de froid et de malnutrition. L'argent partait à l'évêché de Maguelone et servait à construire des tombeaux ou des églises, acheter des objets de culte. Les riches pouvaient envoyer leur fille à partir de l'âge de six ans, mais les conditions étaient tellement difficiles qu'elles mourraient souvent très jeunes. D'où les tombeaux d'enfants qui ont été découverts sur le site ».

« À la fin duXIIIe siècle, l'abbatiale de stylegothique est érigée afin d'accueillir un nombre croissant de religieuses ».

Le 4 juin 1332 Luc de Vissec, évêque de Maguelone, porte au monastère une ordonnance visant à remettre dans « le droit chemin » les moniales (C'est à cette époque qu'apparaît le dicton / Saint-Félix de Monceau, 12 nonnes, 13 berceaux)..

- Ah, ben dites donc ! Elles ne s'embêtaient pas les nonnes ! Elles avaient des enfants. Il paraît que plein de bébés ont été enterrés autour de l'abbaye. Je ne vois pas pourquoi treize berceaux… peut-être qu'une nonne en a fait deux ? Bon, je continue :

« À la suite de pillages récurrents se produisant dans le Languedoc auxvie siècle, (Épisode desRoutiers), la prieure Bone Garsabalde décide de transférer l'abbaye dans un nouveau bâtiment situé à l'intérieur des remparts de la ville deGigean.

L'église fait l'objet d'une inscription au titre des monuments historiques depuis le 12 février 1925.

L'abbaye reste en ruine et sert de pierrier jusqu'en 1970, date à laquelle une association est créée pour l'entretien et la restauration du monument ».

- L'abbatiale, c'est le grand monument, là, rajoute-t-elle en pointant du doigt l'énorme bâtiment.

- C'est tout ce que tu as trouvé ? demande Léa. Que veux-tu faire avec ça ?

- Non, ce n'est pas tout ce que j'ai trouvé. Il y en a plein Internet, mais il faudra faire un tri car il y a tout et n'importe quoi. Nous avons aussi la possibilité d'interroger les archéologues. Ils sont là tous les lundis. Ils étaient là hier, mais évidemment, vous avez voulu prendre un jour de vacances au lit…

- Comme ça, tu as eu le temps d'aller à la mairie, rétorque Léa.

- En attendant, nous pouvons visiter, rajoute Morgane. Nous n'avons pas besoin d'eux pour ça.

- C'est interdit ! s'insurge la voix fluette de sa petite sœur. C'est écrit là-dessus, sur le panneau.

- Toi, tu te tais. T'as intérêt à ne rien dire aux parents. Promets-le.

Mélodie promet. Il est hors de question qu'elle risque de rester enfermée toutes les vacances à la maison. Ce qui ne manquerait pas d'arriver si elle caftait. Sans compter sa sœur dont elle imagine aisément la fureur. Alors elle et crache et jure « promis juré, à la vie à la mort ».

Pour accéder aux fouilles, elles doivent prendre un ancien escalier dont les marches, hautes d'au moins quatre vingt centimètres, achèvent de leur briser les jambes. Morgane est obligée d'aider sa sœur. Ensuite, elles se retrouvent sur un petit promontoire plat où elles peuvent souffler. Des murs ont été remontés dessinant les contours d'anciennes salles. Elles s'attendaient à quelque chose d'un peu plus pimenté. Des tombeaux à visiter en rampant à quatre pattes, des labyrinthes s'enfonçant dans la terre et menant à d'anciens trésors. Au lieu de cela, de quelque côté qu'elles tournent le regard, elles ne voient que des pans de murs en réfection, dont la couleur des pierres blanc cassé jure avec les vrais vestiges trouvés sur place. Elles donnent l'impression de faire partie d'un décor de film. Les jeunes filles se disent que toute cette médiatisation autour de l'abbaye est un peu surfaite… Elles sont loin de pouvoir réaliser la somme de travail qu'il a fallu aux bénévoles pendant quarante ans, les subventions engagées, les heures d'angoisse et de doute pour sortir de terre ce qui leur paraît n'être qu'un tas de vieilles pierres. Plus loin, elles accèdent au jardin méditerranéen reproduit d'après des documents de la période moyenâgeuse. Au milieu d'une garrigue desséchée, il laisse une impression de sérénité et de fraîcheur. Des massifs récemment cultivés, sortent quelques timides plantes accompagnées d'étiquettes pour que le visiteur puisse apprendre à reconnaître les espèces végétales déjà cultivées au Moyen-âge.

Mélodie lit fièrement en détachant les syllabes « mélisse, lavande, thym, romarin, sauge, menthe, fenouil… »

Les grandes s'assoient sur un banc, aussi déçues les unes que les autres.

- T'as pris des clopes ? demande Morgane à Léa. Je te revaudrai ça quand j'aurai récupéré mon argent de poche.

- Juste une. On la fume à deux ? C'est mieux que rien.

- Merci. Purée, que c'est dur ! Je n'ai pas fumé depuis au moins vingt quatre heures.

- Fallait pas commencer, la sermonne Laurie.

- Oh, toi, hein ! Qu'est-ce qu'on fout ici ? Tout ce chemin pour venir perdre notre temps dans des ruines qui ne ressemblent à rien. Ce n'est pas l'Egypte.

- Ça va ! répond Laurie vexée. A qui la faute ? Pas à moi, et en plus je me tape tout le boulot !

Léa baisse les yeux sans rien dire. Elle aurait mieux fait de se taire. Si elle n'avait pas répondu avec insolence au prof, la classe n'aurait eu de devoir de vacances.

Seule, Mélodie a l'air d'apprécier. Elle hume l'air, le nez levé vers la façade austère de l'ancienne cathédrale. Ses yeux bleus, immenses, s'agrandissent jusqu'à devenir deux petits étangs d'où coulent des larmes.

- Ça ne va pas, Mélodie ? demande sa sœur.

- Elle pleure, tu le vois bien. Elle a dû se faire mal. Hé, Mélodie, qu'est ce qui ne va pas ?

Mélodie ne répond pas, pour la simple raison qu'elle l'ignore.

- Et voilà ! Je vais me faire engueuler par mes parents ! se lamente Morgane.

- Tu ne penses qu'à toi, lui reproche Léa.

- Elle a raison, rajoute Laurie pour enfoncer le clou. C'est toujours pareil avec toi. Dès que quelque chose te dérange, c'est la faute des autres. Si tu ne l'engueulais pas tout le temps, ta sœur ! Et en plus, tu lui tapes dessus.

Peinée par cette fausse accusation, Morgane se défend :

- Je ne l'ai jamais tapée. Juste un petit coup derrière la tête, ce n'est pas taper, ça. C'est amical.

- Tu veux que je te fasse voir comme cet amical ?

- Faites attention avec votre clope ! Vous allez mettre le feu !

Tandis qu'elles se disputent, Mélodie s'éloigne. Les discussions de sa sœur et de ses copines ne l'intéressent pas, même si elle est au cœur de la dispute. La plupart du temps, elles parlent de garçons. Mélodie n'en voit pas l'intérêt. Mais ce n'est pas ce qui motive une telle détresse. Elle l'ignore elle-même. Cette envie de pleurer remonte du plus profond de son âme. Soudain, tandis qu'elle avance vers l'abbatiale, elle entend des chants venant de l'intérieur. « Des gens sont en train de répéter se dit-elle. S'ils nous voient ici, ça va chauffer. Il vaudrait mieux filer avant qu'ils nous repèrent ». Mais elle ne s'en va pas. Au contraire. Ces chants l'attirent. Après tout, personne ne lui reprochera d'aimer la grande musique. Subjuguée, elle entre dans le bâtiment. Ce qui s'y passe l'étonne. En ruine, l'abbaye ? Pas du tout. A l'intérieur, On dirait que tout a été restauré. Mélodie se dit qu'elle a de la chance. Un mariage ! Mais elle réalise vite qu'il ne s'agit pas d'un mariage, mais d'un enterrement. Il y a des nonnes partout. Des figurantes, bien entendu, se dit la petite fille, « il doit s'agir d'un film ». Pourtant, Mélodie passe inaperçue. Etrange. On aurait déjà dû crier « coupez » et le metteur en scène devrait être là à vociférer pour la faire sortir. Pourtant, il ne se passe rien. La cérémonie continue comme si elle était transparente. Alors, elle s'enhardit et s'avance vers le cercueil. Un tout petit cercueil, comme celui d'un bébé. Dans son esprit, tout se mélange. Elle a tellement envie de le toucher, ce cercueil ! Elle s'approche, à pas lents, oubliant tout : sa sœur, les copines, les parents. Seul cet étrange petit cercueil l'attire inexorablement.

 

3

 

Léa et Morgane tirent sur la cigarette jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien.

- J'en fumerais bien une de plus, dit Morgane.

- Au lieu de fumer, tu ferais mieux de chercher ta sœur. Elle nous a faussé compagnie.

- Elle doit être en train de fouiner dans les ruines. Pourvu qu'elle ne se fasse pas mal. Il ne manquerait plus que ça.

Les trois jeunes filles se mettent à l'appeler en criant « Mélodie », de plus en plus fort, car Mélodie ne répond pas.

- Bon, on se partage les recherches : chacune de son côté. La première qui la trouve appelle les autres. J'ai mon portable. Et vous ?

Elles acquiescent. Pour une fois, les parents ne pourront pas dire que ça ne leur sert qu'à tchatcher avec les copines.

Morgane commence à avoir peur. Elle ignore pourquoi. Mélodie doit être assise dans un coin à contempler le paysage. Pourvu qu'elle n'ait pas escaladé un mur ! C'est un casse-cou, cette petite, elle n'a pas conscience du danger. C'est pour cette raison que Morgane ne voulait pas la prendre. Mais sa mère s'en fout. « Pour elle, le principal c'est de pouvoir dormir tranquille avec ses cachetons » pense-t-elle avec aigreur. Pareil pour la sortie de classe. Si sa mère allait la chercher à temps, la petite n'aurait pas à attendre une heure de plus en étude et Morgane ne se ferait pas enguirlander par le flic tous les soirs que le bon Dieu a faits. La jeune fille se dirige vers le grand bâtiment. A l'intérieur, il une cabane à outils, fermée à clé, une montagne de chaises, des bidons d'eau. Le sol a été refait tel qu'il devait être à l'époque. A gauche d'un autel de style gothique, une vierge sur son socle avec ces quelques annotations « Notre Dame de la Gardiole » réalisée par Gérard Réthoré. Morgane se dit qu'elle devrait consigner toutes ces informations dans son calepin pour leur dossier, mais pour l'heure, elle ne se fiche pas mal du devoir d'histoire. Elle appelle sa sœur et tente en vain d'ouvrir la porte de la cabane à outils. Elle ne peut pas s'être enfermée là. A moins qu'un malade pédophile soit en train d'errer sur le site et la séquestre. Morgane chasse cette idée stupide. Il n'aurait jamais eu le temps, car à peine dix minutes se sont écoulées entre le moment où elles ont vu Mélodie et le moment où elle s'est éloignée. Pendant ce temps, Léa arpente les flancs de la colline. Il se pourrait que Mélodie soit tombée, se soit fracassé la tête sur un caillou et soit incapable de répondre à ses appels. Le soleil est déjà haut dans le ciel. Heureusement qu'elles avaient prévu de manger sur place. Ce n'est pas parce qu'elle a faim, car une boule douloureuse dans l'estomac l'empêcherait d'avaler quoi que ce soit. Mais au moins, il leur reste quelques heures pour retrouver la petite fille avant d'ameuter sa famille. Ensuite, elle préfère ne pas y penser. Elle se persuade qu'elles vont la trouver. Peut-être la gamine a-t-elle voulu faire une mauvaise blague ? Elle hurle : Mélodie ! A ce moment-là, venant de derrière son dos, des bruits de froissement d'herbes sèches la font sursauter. Elle se retourne assez vite pour voir s'enfuir deux garçons d'à peu près leur âge.

- Heps, vous deux ! Attendez-moi !

Elle se met à leur poursuite, gagne de la distance, mais les voit disparaître derrière une haie de chênes verts.

- Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ? Avez-vous vu une petite fille ?

Aucune réponse. Elle s'approche de la haie, personne. Disparus comme par enchantement. Elle est pourtant sûre de ne pas avoir rêvé, bien que leur tenue soit des plus bizarres. Des fringues près du corps, comme les cyclistes professionnels. Pourtant, elles n'ont pas aperçu de vélos en venant. Elle court vers la route. Personne, là non plus. Pas de vélo, rien. Elle repart vers le bosquet où elle les a vus disparaître. Les autres vont lui dire qu'elle est dingue, qu'elle fume la moquette. Bref, nul ne la croira. Même pas les flics, si elles doivent en arriver à cette extrémité. Elle se décide à prendre son portable lorsque ses yeux se portent au sol, presque à ses pieds. Elle se baisse, ramasse un objet en forme de CD-rom. Beaucoup plus petit qu'un CD normal mais plus épais. Elle le tourne et le retourne plusieurs fois. Rien à voir avec un CD, finalement, surtout pas la couleur. Il est divisé en quatre parties de différents verts qui vont du plus clair au plus foncé. Au centre, un cercle jaune. Cela ressemble à un bouton. Elle appuie mais rien ne se passe. « Il y a tant de nouveautés en informatique qu'il doit s'agir d'une nouvelle forme de clé USB », se dit-elle. Elle fourre l'objet dans sa poche, appelle Morgane, lui raconte son aventure.

- Je te rejoins. Attends-moi, lui dit celle-ci.

Laurie a fouillé, les moindres recoins du site. Pour le devoir d'histoire il y a de la matière ! Mais pas de Mélodie.

Leur angoisse monte comme un volcan en éruption. Quelques minutes plus tard, elles se rejoignent près du bosquet de chênes verts et mettent en commun leurs découvertes. Pas grand chose pour Laurie. Mais la présence de ces deux garçons qui se sont enfuis ne laisse rien présager de bon.

- Que fait-on ? demande Laurie.

- On défonce la porte de la cabane à outils, répond Morgane. Tant pis si on se fait engueuler. Il faut savoir. Après, on appelle mes parents.

Sa voix se fait murmure et des larmes embuent ses yeux.

- Te bile pas, on va la retrouver.

Mais Léa ne croit pas elle-même à son pronostic. La petite a bel et bien disparu.

Le verrou de la porte de la cabane saute du premier coup. A l'intérieur, il n'y a que des outils. Aucune trace de présence humaine depuis plusieurs jours. Morgane s'en doutait bien mais elle se devait de vérifier par acquis de conscience. A bout d'idées, elle se résout enfin à téléphoner à sa mère.

 

4

 

Il est à peine quatre heures de l'après-midi et la colline fourmille d'humains. Malheureusement, ce n'est pas pour participer à un concert dans l'abbaye ! La gendarmerie a envahi le site. Un cordon jaune ceinture les ruines, les chiens policiers sont partis sur les traces de l'enfant. Mais toutes les ramènent à l'abbatiale, comme si elle ne l'avait jamais quittée. La cabane est fouillée de fond en comble, la police scientifique tente de relever des indices : ADN, empreintes digitales. Aucune trace de sang, ni dans la cabane ni dans le reste du monument, aucune marque de lutte non plus. Tout semble tranquille. Rien n'a bougé. L'archéologue en charge des fouilles depuis près de quarante ans a été appelé pour venir vérifier si tout lui paraît en ordre. A vue d'œil, rien ne semble avoir changé, à part la serrure de la porte forcée par Morgane. Il est obligé de fournir les noms de tous les ouvriers qui ont travaillé sur le chantier depuis le dernier jour de pluie, c'est à dire au moins trois semaines plus tôt. Le printemps est sec cette année. Très contrarié il demande maladroitement :

- Le site sera-t-il libre dans trois semaines ? Nous avons organisé une manifestation culturelle pour le dimanche 04 mai. Nous ne pouvons plus annuler. Des visiteurs viennent de toute la France et même d'ailleurs pour voir la reconstitution de la vie dans l'abbaye et participer à une messe dans le pur style de l'époque. Tout l'argent qui a été investi dans ce rassemblement…

- Je me fiche complètement de votre manifestation culturelle, lui répond le major Faberguès en colère. Il s'agit d'une disparition d'enfant. Cela prendra le temps qu'il faudra. Vous feriez mieux de l'annuler tout de suite. Maintenant, tenez, vous mettez ces gants et vous allez rejoindre l'équipe scientifique pour une expertise plus poussée sur place. Vous enfilez aussi ces chaussons en tissu par-dessus vos chaussures.

- Il faut enlever la cabane à outils avant le spectacle, insiste l'archéologue. Nous l'avions remise là provisoirement…

- Vous n'enlèverez rien du tout. C'est une scène de crime, ici.

Le major le plante là, et se dirige vers un petit groupe agglutiné dans le jardin.

Assises sur un banc, Les trois jeunes filles et leurs parents ne parlent pas. La maman de Morgane et Mélodie pleure dans les bras de sa fille aînée. Morgane n'ose pas dire qu'elles étaient en train de fumer quand sa sœur s'est éclipsée. A quoi bon ? Cela ne servirait à rien. Inutile d'en rajouter.

- Je te jure, maman, dit-elle dans un sanglot, je ne l'ai pas lâchée des yeux plus de cinq minutes. Nous sommes parties à sa recherche tout de suite.

 - Vous fumiez n'est-ce pas ? dit le major en interrompant leur discussion.

 -Mais non, pas du tout, pas du tout !

- Ecoutez, je me fiche que vous fumiez ou non, cela vous regarde. Je dois le savoir car nous avons trouvé des mégots, et votre témoignage est primordial. Sont-ils à vous, oui ou non ?

- Oui, avoue Morgane. Enfin, non. Nous n'avions qu'une clope, et nous l'avons partagée à deux. Donc, un seul des mégots est le nôtre.

- Bon, on va vérifier ça. Que faisiez-vous juste avant de fumer ? Votre sœur était là ? Elle vous a demandé l'autorisation d'aller voir telle ou telle chose ?

- Pas du tout. Elle était fatiguée. Elle s'était assise sur le banc. Elle avait l'air…

- On se disputait, avoue Léa. C'est à ce moment-là qu'elle a dû partir.

Morgane lui jette un regard glacial de ses yeux vairons. Léa n'ose plus parler et passe sous silence leur trouvaille : le CD. Elle sait pourtant que c'est une pièce à conviction mais rien qu'au regard de son amie, elle comprend qu'elle doit se taire.

- Léa Vallon ? C'est vous qui avez vu deux jeunes hommes s'enfuir ?

- Oui, c'est moi, bredouille-t-elle.

- Vous avez vu leur visage ?

- Non, ils étaient trop loin. Je ne les ai vus que de dos. Ils se ressemblaient : même mensuration à vue d'œil, rajoute-t-elle. Au moins un mètre quatre vingt. Ils étaient habillés de la même façon, avec des fringues de cyclistes.

- Qu'est-ce qui vous fait dire qu'ils étaient jeunes si vous ne les avez vus que de dos ?

- De loin, j'ai aperçu leur visage. Ils étaient jeunes, j'en suis certaine. Et puis, ça se voit à l'allure, ça.

- Vous avez vu leur visage ou pas ? Il faudrait savoir. Etes-vous sûre que vous ne les connaissez pas ?

- Pas du tout ! Enfin, je n'en sais rien. Ils sont partis tellement vite ! Ils ont disparu derrière les chênes et puis, plus rien. Volatilisés.

Le major les regarde tour à tour d'un air suspicieux.

- Etes-vous sûre de n'avoir fumé que du tabac ?

L'ambiance déjà bien lourde s'épaissit.

Toutes les trois s'insurgent en même temps.

- On ne touche pas aux drogues ! Seulement le tabac.

- Pour ça, vous vous débrouillerez avec vos parents. Moi j'ai besoin de savoir ce que vous avez fumé ou quelle drogue vous avez consommée d'une autre façon. On va vous faire une prise de sang. Deux jeunes hommes qui disparaissent comme par enchantement, ça semble assez suspect, ne croyez-vous pas ?

Léa sent, dans sa poche, le CD lui rappeler qu'elle devrait peut-être en parler. Elle ne dit rien. Elle a bien l'intention de le garder et de l'examiner, quitte à le donner aux gendarmes par la suite et se prendre une engueulade mémorable pour « Obstruction à l'enquête ». Elle entend ces deux mots résonner dans sa tête. Tant pis. Ce CD l'obsède. Si elle le donne aux gendarmes, finies leurs recherches. Léa aime trop les mystères pour ne pas foncer tête baissée dans celui-ci. C'est elle qui trouvera l'utilité de ce « machin » … Elle n'a pas d'autre nom à lui donner. Clé USB ? Elle n'y croit plus. Elle en aurait entendu parler, au moins dans les publicités à la télé, ce genre de nouveauté ne passe pas inaperçue.

- Vous me diriez tout s'il y avait autre chose, n'est-ce pas ?

C'est à elle que le major s'adresse. Son visage perturbé trahit ses pensées.

- Bien entendu ! affirme-t-elle. Il n'y a rien d'autre. Deux types se sont enfuis et ils ont disparu. Il y a peut-être des grottes par-ici.

- Aucune grotte. Rien. Pas même des souterrains.

- Ça, c'est vous qui le dites, rien n'est prouvé de ce côté. Nous n'avons pas trouvé d'écrits en ce sens, mais sait-on jamais. Des légendes accréditent la thèse d'un souterrain qui irait d'ici à Gigean, mais comme personne n'a jamais pu fouiller…

L'intervention de l'archéologue n'est pas du goût du gendarme.

- Vous, je vous prie de ne pas vous mêler de l'interrogatoire ! Qu'allez-vous mettre dans la tête des ces jeunes filles ? Il n'y a rien là-dessous. Et vous, les filles, ne fantasmez pas…

- Au lieu de martyriser nos enfants, vous feriez mieux de retrouver Mélodie, sinon je porte plainte contre la gendarmerie.

Le père de Morgane vient d'arriver. Son regard haineux en dit long sur ce qu'il pense des recherches. Sa voix tremble d'inquiétude, il parle par mots hachés, retenant une colère impuissante.

Le major se calme.

- Je comprends votre désarroi, monsieur. Mais je suis obligé de faire passer un test aux demoiselles. Vous comprenez ? Cette histoire de personnages qui s'évaporent dans la nature n'est peut-être que le fruit de leur imagination, et ce n'est pas le tabac qui fait cet effet-là.

Sur ce, le médecin légiste vient faire une prise de sang aux trois filles qui se prêtent volontiers au test, étant donné qu'elles n'ont pris aucune substance illicite. Cela ne leur est encore jamais arrivé, bien que la tentation soit forte, parfois. Morgane, qui a tiré sur un joint à une soirée arrosée à la vodka et a vomi toute la nuit, ne recommencera pas de si tôt. Pour le tabac, son père passera l'éponge, d'autant plus qu'il a des préoccupations plus graves pour le moment. Mais la jeune fille se dit qu'à présent, chaque cigarette qu'elle va fumer lui rappela la disparition de sa sœur. Un tourment.

La nuit va tomber. Mélodie reste introuvable. Les gendarmes ont exploré toute la colline avec les chiens, y compris les collines avoisinantes. Sur la route descendant vers Gigean, il y a trop d'empreintes fraîches de pneus pour pouvoir faire une évaluation fiable de la situation. Néanmoins, la section scientifique relève toutes les traces laissées sur la terre battues et celles des voitures en stationnement. Ensuite, ils pourront faire des comparaisons et voir si une trace suspecte ne correspond à aucun véhicule connu. Les trois jeunes filles sont formelles : elles n'ont pas entendu de bruit de moteur, ni d'une voiture, ni d'une moto.

- Nous sommes obligés d'arrêter les recherches pour ce soir, avoue le major à la famille. Nous allons lancer un avis de recherche. Mais peut-être ne s'agit-il que d'une fugue ? Votre fille est-elle coutumière de ce fait ?

- Elle n'a jamais fugué ! hurle son père en rajoutant quelques grossièretés à l'encontre du gendarme. Jamais, vous entendez ?

- Bon, bon… dit celui-ci sans relever les injures. Etait-elle différente ces derniers jours ? Avait-elle l'air triste ? Mal dans sa peau ?

- Quoi ? Vous allez me dire à présent qu'elle s'est peut-être suicidée ? A huit ans ? Je ne sais pas ce qui me retient de vous casser la gueule.

- Je n'ai pas dit ça, monsieur assure le major à bout d'argument. Comprenez-moi, je dois suivre toutes les pistes, sinon je ne ferais pas mon boulot et vous me le reprocheriez à juste titre. Encore une chose : nous devons fouiller sa chambre.

Le médecin légiste a dû faire une piqûre à la mère de Mélodie pour calmer sa crise de nerf. Le SAMU la conduit à l'hôpital de Sète, accompagnée de Morgane. Monsieur Libat suit les gendarmes et une demi-heure plus tard, les collines redeviennent silencieuses, gardiennes d'un secret qu'elles sont seules à connaître.

Beaucoup plus tard, les deux garçons sont revenus près du buisson accompagnés d'une jeune femme.

- Il faut rentrer en contact avec la fille, dit l'un d'eux. Nous n'avons plus le choix. La gamine risque de disparaître à jamais.

 

5

 

L'équipe scientifique a fouillé la chambre de Mélodie de fond en comble. Pour son père, c'est un aveu d'impuissance. La même perquisition que pour un meurtre. Chef d'équipe dans le bâtiment, il en a vu des enquêtes policières sur les chantiers lors d'accidents mortels ! Il a l'habitude des questions, du harcèlement des enquêteurs, que ce soit les policiers ou les gendarmes, c'est la même chose. Une seule fois l'enquête avait conclu à un meurtre et tous les ouvriers avaient été interrogés, pas toujours avec délicatesse. Mais dans le cas présent, c'est carrément insupportable. Il ne fait plus la part des choses. Chaque regard, chaque mot maladroit l'enfonce un peu plus dans sa colère et sa culpabilité douloureuse. Ont-ils eu raison d'obliger Morgane à se charger de Mélodie ? Peut-être ont-ils été trop imprudents ? Mélodie n'en fait toujours qu'à sa tête. Maintenant, par leur faute, c'est Morgane qui porte le fardeau de sa disparition. Morgane, bientôt dix-sept ans, mineure, avec une responsabilité qu'elle n'aurait pas dû avoir. La jeune fille est restée avec sa mère. Paul est seul à contempler la « mise à sac » de la chambre de sa cadette. Tiroirs fouillés, saisie du carnet secret, lecture de ses poèmes qu'elle cachait comme s'ils avaient été des reliques en or. Personne ne les avait jamais lus. Ils respectaient sa pudeur. Des policiers vont mettre sans scrupule leur nez inquisiteur dans des secrets si jalousement gardés.

« Mélodie, Mélodie, où es-tu » ? Paul imagine sa petite fille errant dans les collines, seule, désemparée, blessée. Des grottes, il doit y n avoir des tas, se dit-il. Rien que sur le versant sud qui descend vers Frontignan, on en a dénombré plus de dix dont la fameuse grotte dite « de l'homme mort ». A la seule évocation de ce nom sinistre son cœur se serre. Un jour, y aura-t-il une grotte baptisée « la grotte de la petite fille morte » ? Il a l'impression de dégringoler dans le vide. Puis, sa volonté reprend le dessus. Il ne doit pas flancher. Sa femme ne tiendra jamais le coup si son mari se laisse aller. Et Morgane ? Quel respect aura-t-elle pour ce père incapable de protéger ses enfants ? La fouille de la chambre n'a rien donné. Les policiers espèrent trouver des indices dans son jardin secret. « Ils feraient mieux de ratisser la colline » se dit-il avec colère. Ils pourraient le faire, même avec la nuit. Des projecteurs, des hélicoptères qui sillonneraient les collines et éclaireraient chaque recoin sur toute la Gardiole. L'angoisse le ronge et lui fait perdre tout sens de la mesure. Dès que les gendarmes ont quitté le domicile, il se met à la recherche de sa grosse lampe-torche de chantier et prend un casque. Après un coup de fil à Morgane lui assurant que tout va bien, que le service des urgences garde sa mère en observation pour la nuit et qu'elle va rester à son chevet, il prend sa voiture pour partir à la recherche de Mélodie. Il est près de minuit. Gigean dort tranquillement, alors que sa princesse est en danger. Il enrage, fou de douleur.

 

6

 A suivre 

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