TRUC

laure-morganx

Devenir une grande soeur, ce n'est pas si simple...

J'avais senti le vent tourner. Ils marmonnaient en douce dès que j'avais le dos tourné. Ils faisaient des messes basses sitôt qu'ils me croyaient endormie. J'ai tout de suite su que quelque chose d'anormal se passait.
Elle paraissait plus heureuse que d'habitude. J'étais contente de la voir ainsi. Pelotonnée dans ses bras, je l'écoutais béatement me fredonner de douces mélodies. Puis un jour, ils ont commencé à me parler de lui. J'ai cru que j'allais avaler ma sucette. Elle m'a doucement pris la main et l'a collée sur son ventre à peine bombé. Il s'était déjà installé ! Le truc était là, tranquille. Il allait grandir, grandir, grandir et d'ici 7 mois, il sortirait pour envahir mon espace vital. Et voilà ! 5 années de paix et d'amour fichues en l'air par l'arrivée d'un chiard ou d'une... chiarde ? 5 années de câlins, de cadeaux, de ballades, moi, toute seule avec mon papa et ma maman, balayées d'un trait.
Il ne fallait pas que ça arrive. Jamais je n'accepterai de partager MES jouets, MA chambre, MON canapé, MES parents... Je devais urgemment mettre au point une stratégie.
J'ai commencé l'air de rien. De petits incidents sans conséquence pour mettre un peu la pression mais pas trop. Je refusais de me lever le matin pour aller à l'école. Le samedi et le dimanche par contre, j'étais debout aux aurores et m'installais dans leur lit tirant bruyamment sur ma tétine, babillant gaiement jusqu'à ce qu'ils se lèvent. Ils furent surpris au début. Ils me grondèrent un peu. Ils discutèrent beaucoup. Finalement ils en prirent leur parti. Ce fut presque décevant. Ils sont gentils. Je les adore. J'ai des parents trop chouettes. Ils sont à moi et rien qu'à moi !
Résolue à rester la seule et unique, j'ai décidé d'attaquer les choses sérieuses. Ils voulaient un bébé ? J'allais leur donner ce qu'ils voulaient. Pas besoin que l'autre sorte. « C'est bon. La place est déjà prise. Tu peux rester là où tu es. »
Presqu'un an et demi sans aucune fuite, ni à la sieste, ni pendant la nuit, papa m'avait dit que j'étais une grande ! À l'époque, un sentiment de puissance et de fierté m'avait submergée. J'aime quand mon papa est content de moi. Je ne me doutais pas qu'en réalité il était déçu. Derrière son sourire de façade, il perdait son bébé. J'étais devenue tellement trop grande qu'ils avaient décidé d'avoir un nouveau... Truc. Oui, j'avais décidé, il serait le truc et ça pour le reste de son existence.
Qu'à cela ne tienne, je me réveillais la nuit, buvais mon verre d'eau cul sec et me concentrais, pendant longtemps parfois. C'était chaud et désagréable, ça m'irritait l'entrejambe mais le jeu en valait la chandelle. Sitôt que je m'étais assez trempée, je hurlais à réveiller les morts jusqu'à ce qu'ils accourent.
À l'heure de la sieste, les choses s'avérèrent plus délicates. On me forçait à me rendre aux toilettes avant et je suais sang et eau pour sortir juste de quoi mouiller ma culotte. Par contre mes braillements se révélèrent toujours aussi efficaces.
Mes parents devinrent plus tristes. Moroses. Ma mère, dont le ventre continuait tout de même à pousser, avait les traits tirés. Les câlins se firent sensiblement plus rare. On chuchotait derrière mon dos en pointant le menton dans ma direction. J'étais le centre d'attention, pourtant, je n'étais pas heureuse. Tout ça à cause de ce maudit truc !
Presque trois mois s'étaient écoulés quand, un soir, l'événement se produisit. Nous venions de finir de manger. Ma maman s'était confortablement installée sur le canapé. J'avais posé ma tête contre elle. Je malaxais nonchalamment mon doudou. Brusquement, un coup sourd décolla ma tête d'un demi-centimètre. Surprise, je me retournais. Maman se dégagea de moi et posa ses mains sur son ventre rebondi. Un sourire béat sur les lèvres, elle appela mon père. J'ai mis du temps à comprendre ce qui se passait. Le truc bougeait à l'intérieur de son ventre. Le truc devenait de plus en plus présent. Ma mère voulut saisir ma main et je reculais devant l'horreur de la situation. Le truc allait me remplacer. Bientôt, il n'y aurait plus que lui qui compterait. On le bercerait. On lui donnerait le biberon. Je n'aurai plus qu'à me débrouiller toute seule. Trouver un taf, faire ma vie, oublier mes parents qui n'auraient plus besoin de moi.
Furieuse, je partais bouder dans ma chambre. Personne ne vint me consoler. Tout était bouleversé. Tout allait de travers. Je devais forcer mes parents à réaliser la terrible erreur qu'ils étaient en train de commettre.
Je retombais donc encore plus en enfance. Je cessais de m'alimenter. Je réclamais des biberons à cor et à cri. Je marchais à quatre pattes et ne parlais plus que par onomatopées.
J'y mettais les grands moyens. Je devais redevenir un nourrisson. Ils devaient se rendre compte qu'ils n'avaient pas besoin d'un second. J'étais là, moi !
À l'école, je me retranchais dans un mutisme sans égale. La maîtresse semblait complètement désemparée.
Un jour, mes parents me conduisirent dans un lieu sympa. Des tonnes de jouets peuplaient la pièce, de quoi dessiner, des puzzles, des poupées, des peluches. Le paradis des enfants. Je reniflais le piège et me fis violence. Je restais donc sur place, obstinément, sans bouger d'un iota. Une dame très âgée vint me parler. Elle voulait que je lui fasse un dessin. Les bébés ne dessinent pas.
À l'issue, mes parents prirent des décisions nouvelles. Elles ne me plurent pas beaucoup. Ils me remirent des couches mais refusèrent catégoriquement de me nourrir de liquide. Ils attendirent patiemment que je meure de faim. Ma colère s'accrut. Vaincue, je reprenais, dépitée et affamée, une alimentation normale.
Ils tentèrent bien de m'expliquer que je deviendrais « la grande soeur », celle qui devrait montrer l'exemple. Celle qui aiderait maman, s'occuperait du truc pour la soulager. Je pourrais même lui donner le biberon. Il n'allait pas prendre ma place et mon rôle serait drôlement important. Super, j'aurai donc plus de responsabilités et moins de câlins ! Ils me prenaient vraiment pour une idiote ! Et puis, ce truc m'avait déjà volé la vedette. On lui portait déjà plus d'attention que de raison. C'est vrai quoi ! Il n'était pas encore sorti que tout le monde en parlait déjà ! Et truc par-ci et truc par là ! Et moi alors ?
Ce furent les 7 mois les plus durs de toute ma vie. Malgré tous mes efforts, le ventre continua de pousser. J'assistais jour après jour à l'invasion progressive du Truc. Un landau par ci, un lit par là, des vêtements par ci, des grenouillères par là... Absolument insupportable ! Et, un jour, en rentrant de l'école, mon papa ne me ramena pas à la maison.
Quand je rentrais dans la pièce. Je vis ma maman, les traits tirés mais le regard heureux. Au creux de ses bras, Truc était là, minuscule, presque ridicule tellement il était petit.
Un peu dédaigneuse, je m'approchais. C'est un garçon, me dit mon père. Tant mieux ! Truc lui allait comme un gant du coup. Mon père me fit asseoir sur le fauteuil auprès de ma maman et saisit Truc délicatement. Un instant, j'ai espéré qu'ils aient enfin compris. Ils allaient le mettre à la poubelle. Tout redeviendrait comme avant. Au lieu de ça, il se pencha vers moi et me le plaça tel un trésor au creux de mon coude.
Il sentait bon. Il dormait paisiblement, un petit bonnet bleu sur sa toute petite tête sans cheveux. Il avait le teint halé. La jaunisse, m'apprit mon père plus tard. Bénin de nos jours. Soudain, il ouvrit les yeux et me saisit un doigt. J'aurais juré qu'il avait souri ! Il n'était pas si laid, mon petit frère. Mon petit frère, oui, ça ne sonnait pas trop mal. Mille projets se formèrent dans ma tête. Patience, à un moment donné, il fera tout ce que je lui ordonnerai ! Il sera un excellent bouc émissaire ! J'allais bien m'occuper de lui, oh oui ! Il fallait bien tirer des avantages de la situation et me faire à l'idée de ne plus être fille unique.
Il s'appelle Sam.
Je n'écoutais pas. Je souriais comme une grande sœur, fière comme un bar tabac. Une multitude de projets en tête. De toute façon, peu importait son prénom, il resterait toujours à mes yeux le Petit truc.

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