Tu as changé #1

bleuelectrique

-Comment il s'appelle ce bar ?

-Le 29... Vous le voyez ?

Les trois jeunes femmes s'avancent dans la rue, plus calme que le reste du quartier. Cathy marche d'un pas hésitant derrière ses amies. Elle ne cesse de ré ajuster le décolleté de sa longue robe volante, s'applique à remettre son foulard multicolore sur sa poitrine pour ne pas paraître trop provocatrice. Elle tripote nerveusement quelques mèches de ses cheveux noirs, sous l'oeil amusé de ses accompagnatrices, venus simplement en soutien. Elles prévoient de la laisser devant le bar. Cathy espère un peu qu'elles la suivront, même si ses amies, en tenue décontractée, l'ont prévenue qu'elles rentreraient illico se coucher. La question de la soirée a fait l'objet d'un long débat quelques heures plus tôt. Les trois complices, après une journée de balade sur les quais, n'ont plus vraiment de motivation pour faire la fête. Seule Cathy tient à cette soirée. Après une grande discussion autour de la perspective de boire des bières avec un ou plusieurs inconnus, ses amies l'ont lâchée. Elles ont accepté de l'emmener jusqu'au lieu de rendez-vous, c'est déjà sympa. Et puis, bon, ce n'est pas comme si elles étaient essentielles. Le but de Cathy, finalement, c'est une nuit torride avec un vieux copain, les filles, elles, n'y gagnent pas grand chose.

Tout en dépassant le numéro 15 de la rue, Cathy se prépare mentalement. Elle imagine qu'elle va rencontrer une bande de potes bien éméchés, qui ne l'attendent pas et qui n'en ont de toute façon rien à faire d'elle. Elle redoute un long silence à son arrivée, des « salut » lancés comme on salue le voisin. Elle a peur de se forcer à rire sans rien comprendre aux délires de la bande, et de passer une nuit à les suivre de bar en bar sans avoir un sourire de celui pour lequel elle est là, alors qu'elle aurait préféré être dans son lit.

Le claquement de ses petits talons sur le pavé la ramène à la réalité. Elle aperçoit le bar un peu plus loin, de l'autre côté de la rue. Son angoisse grandit et l'oblige à s'arrêter.

-Qu'est-ce qu'il y a ?

-J'ai trouvé le bar.

-Ah ! C'est où ?

Ses amies regardent autour d'elles, excitées par la situation. Cathy leur montre d'un mouvement de tête la devanture d'un bar aux couleurs chaudes, où quelques personnes assises autour de tables de jardin boivent tranquillement leurs verres. Le lieu a l'air plutôt sympathique. Cathy cherche un visage connu, mais pas l'ombre du fameux ami, ou amant, elle n'a jamais su le définir.

-Ca va Cathy ?

-Oui oui... J'ai plus trop envie en fait.

-Il est toujours temps de faire demi-tour !

La jeune femme regarde ses copines, visiblement compréhensives. Elles ne la poussent pas. Cathy apprécie, mais se reprend. Deux grandes inspirations, elle se sent déjà mieux.

-Non, c'est bon, j'y vais. Merci les filles !

Ses amies rigolent.

-On fait un petit tour et on repasse devant le bar pour voir si tout va bien. T'hésite pas à nous appeler si tu veux rentrer hein !

-Ouais... Vous inquiétez pas, ça va aller. Bonne nuit !

Cathy tourne les talons et se dirige vers le bar d'un pas faussement assuré. Elle ne veut pas reculer, ni passer pour la fille qui ne sait pas ce qu'elle fout là. Même si c'est le cas. En s'approchant des jeunes sur la terrasse, elle entend quelques notes de jazz et des rires sincères, étouffés par les portes closes qu'elle pousse avec la ferme intention de passer une bonne soirée.

« Bonsoir PARIS ! » s'imagine t-elle hurler. C'est là qu'elle se laisse emporter par la magie du vieux troquet. Tout en longueur, le lieu baigne dans une ambiance tamisée. Les murs sont décorés de quelques photos de musiciens de jazz célèbres, les « shots » du jour sont écrits à la craie un peu partout. Deux serveurs s'agitent, ne la remarquent pas. Cathy jette un coup d'oeil au fond du bar, avant de tourner la tête vers la table la plus proche de la porte. Son regard s'arrête sur le jeune homme au téléphone, qui la reconnaît et sourit aussitôt. Le café n'existe plus. Les cris et les éclats de rire n'existent plus. L'odeur forte de bière qui lui a chatouillé les narines dès son entrée n'existe plus. Les gens qui essaient tant bien que mal de passer par la porte qu'elle bloque depuis cinq bonnes minutes, n'existent plus.
Il n'y a plus que lui.

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