Un ami, ça serre toujours
Thierry Kagan
« J'avais pourtant prévenu Amanda que la semaine était pleine, que j'avais une présentation vendredi, au château. C'est la deuxième fois en un mois que je me tape ses énigmes à la con. Encore un rouge à trouver, encore dans la forêt ! Et après, j'aurai la paix, à moi la haute... »
Ça, c'est le dernier message vocal de Paul. Depuis, il répond pas.
Au bureau, sa porte est fermée, plus de nouvelles depuis 3 jours. J'interroge personne. Faudrait pas que ça se sache qu'on se connaît. Ça ferait désordre avec Amanda, la rombière en double commande au Capitole.
Cette foutue femme du patron s'est débarrassée de son vieux chien-chien d'assistant et a choisi mon pote.
Là, elle précipite l'initiation pour remplir la niche. Certainement dans la même forêt que la dernière fois, derrière la nationale, qu'il est allé le chercher, son « truc rouge ». Et comme toujours, pas avant 8h du soir, sans lampe torche, sans téléphone, sans rien.
Rite initiatique, qu'elle lui a dit. Rite de mes deux, oui !
Mon ami ! T'es plus le même. Qu'est-ce qu'il t'est passé par la tête, à te soumettre comme un bleu.
Le salaire, les primes ? Pour briller ? En société, à satiété ? Pour monter d'un cran dans la caste ?
P'auve tarte, va !
Embringuer parce que la première dame te caresse l'orgueil.
« T'es le meilleur d'entre tous », qu'elle dit !
Non, t'es pas le meilleur. T'es un pigeon, comme les autres.
Ou alors... t'es le meilleur des pigeons.
Et elle aurait peut-être pas tort, la duchesse.
Mais t'es d'abord mon pote.
J'vais te ramener sur Terre, mon vieux. J'vais pas te laisser tomber.
Je n'ai pas pu me libérer plus tôt à cause du taf, mais maintenant, me v'là.
À l'orée du bois : derrière, c'est la nuit sombre, dedans, c'est la suie.
Heureusement, j'suis équipé. Pas comme toi.
De toutes façons, le noir ne m'aurait pas fait peur. Même sans lune.
J'avais pas les foies quand j'étais gosse, dans le couloir entre la chambre et les toilettes – tu te souviens – alors, c'est pas une branche qui casse sous un pied qui me fera fouetter.
Même si le pied, c'est pas le mien ?
Ouais, mon vieux ! Même s'il y en a 3, de pieds, et qu'ils sont 6 à se les partager.
C'est parti !
Je me plante d'abord entre deux arbres en lisière.
Je fais un pas… mais pas un de plus.
J'avais pas prévu !
Ça pique au cou et toute la colonne y passe : un froid glacial, concentré à la verticale, en plein milieu du dos, tout du long, jusqu'au sacrum
Et les deux pieds qui pèsent une tonne chacun.
Impossible d'avancer.
Un goût subit de métal dans la bouche.
Les yeux qui se brouillent, aussi.
Et en plus, on me fout un sac sur la tête !
Ça sent la carotte, là-'dans.
Ça pourrait rassurer mais, en fait, ça me rappelle Simone et, à la seconde où j'y pense, c'est elle qui me stresse le plus.
« À genoux », qu'elle me dit, la mère-grand.
« T'es sûre, que je lui réponds. Sur tes genoux, je veux bien, mais à genoux… »
Dans la foulée de mon dialogue imaginaire, je sais qu'on me tape dans les deux creux en haut des tibias, par derrière. Parce que je plie et que j'atterris au sol, à l'équerre.
Bizarre ! Ça devrait mouillé frais à l'impact et là, y a pas d'humide.
En fait, j'entends, je sens encore, j'ai toujours ce sale goût en bouche et je vois, mais je ressens plus grand-chose côté contact et douleur.
Et c'est tant mieux, car quelque chose me dit que ça va faire mal.
Désolé, mon Paul, ce n'est plus à toi que je pense.
Là, c'est ma pomme que je dois sauver.
Tout à coup, dans le silence de feuilles mortes qu'on écrase… un cliquetis, fort et vif. Comme la grande chaîne d'un pont-levis, tirée en force par un molosse : c'est un lien à crans que l'on sert à fond.
Oui, c'est ça : un collier de serrage de câbles !
Paul en avait toujours un très long sur lui.
Au cas où, qu'il disait.
Il se marrait d'imaginer accrocher une racaille avec, à une barre de maintien dans le RER. Et de lui foutre des coups de pied au cul.
Là, ce sont mes deux poignets qui trinquent.
Dans mon dos.
Sans que je ne sente rien, là non plus.
On m'a lié, mais pas d'amitié, c'est clair !
Et c'est la tête, maintenant, qu'on pousse par derrière et qui finit dans l'humus.
Ajoutée à la carotte… ouais, j'aime bien l'odeur !
Mais pas le moment de jouer au nez.
J'essaie de taper des pieds en tricotant au hasard, pour me dégager, pour frapper, pour donner un corps à retordre.
J'envoie l'influx, je sais qu'il part du cortex… mais, comme qui dirait, y a les fils qui sont coupés.
Je crois bien que, de tout moi, absolument plus rien ne bouge de mon propre fait.
Ça devait vraiment être de la bonne, dans la carotide !
On me retourne sur le dos et puis, c'est le souffle qui me manque. Comme si une masse m'écrasait les poumons, à fond. Ça ressemble à un test de résistance pour Marines, quand on ne garde que ceux qui ne crèvent pas.
Le sac m'est arraché.
Y a effectivement quelqu'un qui me chevauche.
Ça, c'est la masse.
On me tire pour me redresser le buste et… c'est Paul !
Ça, c'est le coup de massue !
Il s'éclaire le visage avec ma torche.
Plus jeunes, on se faisait des plans comme ça, avec la lumière par en-dessous, mais « même pas peur ».
Là, putain, y a de quoi fouetter.
J'aimerais bien gueuler, mais aucun mot ne sort de ma bouche.
Par contre, j'entends bien : Paul… me remercie... d'être venu.
Il me dit que je ne vais rien sentir, qu'il n'est pas un monstre mais que la consigne de la haute, s'il veut y grimper, il ne peut pas y déroger.
Puis, il se lève et pointe la lampe sur mes pieds.
Il fronce.
En colère, qu'il est.
Et il se rassoit brutalement sur mon torse.
Et s'abaisse, soufflant bestialement, postillonnant sans doute sur ma tempe.
Et il me demande « pourquoi ? ».
« Pourquoi quoi ? », je lui réponds, dans ma tête.
- Pourquoi je n'ai pas fait comme d'habitude.
De quoi il cause ?
- Pourquoi je n'ai pas mis mes chaussettes rouges, celles que je porte tous les jours, celles qui exaspèrent la femme du chef à un point ! Tellement je voudrais me distinguer des autres avec ce détail à la con, qu'elle lui a dit. Pourquoi !
Ah.
Autant, le nuit noire ne me fait pas peur, autant l'absurdité d'un humain tordu me fout les j'tons.
Il jette la lampe au sol.
Au ras, elle m'éblouit par le côté.
Mais je le devine me secouer les jambes et il revient tout près de moi, me pointant mes 2 chaussettes sous le nez.
Il crie qu'il n'a pas le choix, que le temps imparti est bientôt atteint et qu'il ne faut pas que je lui en veuille.
Alors… avec un canif ridicule qu'il ouvre et me passe sous le nez, il ressort de mon champ de vision et opère, je ne peux pas dire où, mais c'est vers le bas.
Ça ne fait pas mal.
Au bout de quelques instants, il se redresse et pointe la torche sur la main qui tient mes chaussettes de sport dégoulinantes de rouge.
Je sens que quelque chose part de moi, que je me vide, que l'énergie me manque.
Et je me laisse aller.
Les yeux mi-clos, je vois défiler les arbres par en-dessous : Paul doit me tirer par les pieds.
Je pense à l'état de mes épaules, les bras attachés dans le dos, les tendons qui frottent n'importe comment, les os qui se tordent, les doigts qui s'entrecroisent et se cassent.
Et puis… plus rien. Et puis... je m'endors.
Et je me réveille d'un trait.
Dans du blanc, tout autour.
Avec un goutte à goutte.
Je me sens frais.
Mais... paralysé.
Les deux bras à l'équerre et les mains tendues.
Le tout, dans du plâtre.
Blanc immaculé, lui aussi.
Je n'ai rien fait mais mes jambes se lèvent subitement.
Il y a des bandages aux deux chevilles.
On me les abaisse.
Qui ?
Puis, c'est mon buste qui se redresse.
Et je vois Paul.
Jambes croisées, le dos droit, princier, le boîtier du lit médicalisé à la main.
Il est assis sur une chaise. Bien distant du lit.
Il est… très bien habillé.
Il ne semble plus le même.
Moi non plus, du reste.
Et il me sourit.
Et, à nouveau… il me remercie.