Un amour
Marcel Alalof
Finalement,ils avaient réussi à lui faire prendre sa retraite.Ils avaient commencé à le harceler dix ans plus tôt.Il fallait laisser la place aux jeunes,disaient-ils.Ils avaient eu raison de lui ;il avait quitté le labo après quarante deux ans de joyeux labeur au même poste.Il avait mis tous ses œufs dans le même panier.Et maintenant,il se retrouvait seul,sans bureau,seul chez lui,seul au café debout au comptoir.Evidemment,il ne s'ennuyait pas ;mais il aurait bien parlé avec quelqu'un.Il y avait bien eu Mélanie,c'était quarante deux ans plus tôt.Il se souvenait d'elle riant aux éclats dansla rue,en plein hiver,lorsqu'elle l'avait croisé portant des chaussettes en guise de mouffles.Et lui,qui lui disait et répétait :-« Mais non,ce ne sont pas des chaussettes ! »Et cette habitude qu'ils avaient de faire le tour du Jardin du Luxembourg,les soirs d'été,une fois le jardin fermé,discutant de choses et d'autres,quelquefois à bâtons rompus,ou ne disant mot ;il sentait ce courant qui passait,savait qu'elle aussi le ressentait.Puis,il rentrait chez lui,toujours seul.Avant de dormir il pensait à elle ,ou non.Il rêvait souvent d'elle ,alors qu'ils venaient de se quitter.Il la rencontrait toujours dans des rues de Paris qu'il ne connaissait pas.Ils se promenaient côte-à côte,ne se disaient rien,mais tout était très doux ;il était heureux.Puis,il se réveillait.Ces rêves qui revenaient…Il comprit qu'il rêvait d'elle parce qu'il avait envie de la revoir.Il se souvint qu'elle habitait près d'un square,dans le 13eme arrondissement,un immeuble en briques,rue de la Tannerie,au début des années 60.Il voulut s'y rendre,se dit que le quartier avait été entièrement démoli,rénové dans les années 70.Quel âge avait-elle au juste ?Peut-être avait-elle changé ?
Il marcha jusqu'à la Gare de Lyon,prit un bus qui le mena à Saint-Marcel.Il descendit en face de La Pitié-Salpétrière et prit le boulevard à pied,jusqu'aux Gobelins,où il rejoignit le boulevard Arago.Il se souvenait de la rue située juste après le square,sur le trottoir de gauche en allant vers la place Denfert-Rochereau.Il ne sentait plus ses jambes,vit le square,toujours là,mais encadré de masses de béton,excepté sur la rue des Tanneries,située à sa droite.
C'est à sa couleur qu'il reconnut l'immeuble,qu'il n'aurait pu sinon situer dans la rue-un immeuble de briques rénové de frais..Il était 10h30 du matin,le portail était ouvert,bloqué par la poussette du facteur.Il se fraya un passage,chercha la loge de la gardienne,vit qu'elle avait été transformée en studio,avec l'écriteau : « »Je ne suis pas la concierge.Merci »Il hésita,sonna néanmoins.Il entendit une voix claire de jeune femme ; »Oui ? »3excusez-moi,je ne voudrais pas vous déranger,mais je cherche Julie Lamotte.Pouvez-vous me renseigner ? »
Il n'entendit plus rien,faillit partir,mais la clef tourna dans la serrure et la porte s'ouvrit.Il crut d'abord qu'il rêvait.Mais non,c'était elle devant lui,inchangée,grande rousse au regard vert luminescent.Elle le regarda aussi,réprima un mouvement de surprise,puis s'approcha,lui prit la main qu'elle porta doucement à ses lèvres. »Lucien ! »dit-elle émue, »Mon chéri,tu es revenu ! »