Un amour aveugle

J'aurais dû comprendre depuis longtemps ce qu'il s'apprêtait à devenir. Après toutes ces nuits passées dans les rues désertées, où l'on ne remarquait rien de lui à part ce regard brillant et perçant. Je le suivais comme son ombre dans ces soirées endiablées, embuées de salsa et de jazz, haletante derrière lui, incapable parfois de me déplacer avec autant d'agilité. Quand c'en était trop et qu'il partageait avec d'autres femmes des frôlements ronronnants, je préférais m'éclipser et revenir en mon appartement. C'était sans compter sur sa capacité renouvelée à me surprendre chaque jour. J'étais tranquillement installée dans mon fauteuil élimé à relire les œuvres du poète condamné. Alors il s'avançait à pas de velours derrière moi et me chatouillait le cou de sa moustache frétillante. Petit frisson de bonheur, électrochoc qui irradiait mon corps et effaçait les mauvais souvenirs. Et nous repartions sans un mot écumer les nuits parisiennes. Comment ai-je fait pour ne pas m'inquiéter de cette cruauté qui l'habitait ? Tuer pour s'amuser n'est pas digne d'un être humain. Et pourtant, il était homme, vraiment homme, par une sorte de finesse d'esprit, mêlée à un amour sérieux et enfantin à la fois, mais qui ne m'aurait jamais laissé entrevoir un pareil abandon. Ce fut un matin, au saut du lit, il y a quelques mois déjà. Je m'étais levée pour nous préparer le café avec un nuage de lait comme il aimait. Il trainait au lit, comme s'il redoutait cet instant que nous avions tant de fois partagé. Parce que je m'impatientais parfois de cette langueur qui le caractérisait, je criai son nom, mais lorsque je jetai les draps au sol, aucun corps nu ne m'apparut. Je revins à la cuisine, pensive. Tout à coup, un chat noir se faufila entre mes jambes avant de bondir sur le rebord de la fenêtre. Il se retourna vivement et je reconnus ses yeux en amande d'un vert électrique. Il m'adressa comme un dernier adieu, un miaulement langoureux, puis il poursuivit, en une succession de petits bonds assurés, une ascension sur le toit de ma voisine avant de disparaître à jamais.