Un après-midi au Père-Lachaise

ninouche

C'était un mercredi je crois. Je m’en souviens parce que y’avait pas école, ça tombait bien comme disait mamie. Il me semble que c’était l’après-midi, mais je n’en suis pas sûre du tout, car c’était un de ces jours d’hiver, sans heure. Maman avait pris une journée de congé pour « l'occasion », qui s’était transformée en un long arrêt de travail, mais à l’époque on ne pouvait pas le deviner. Les grands savaient pas si on devait venir ou non. Y’avait pas mal de tergiversations. Deux écoles quoi, ceux qui pensaient que oui, c’était important ; et ceux qui pensaient que non, mais que c’était important quand même.

Finalement, c’est maman qui a décidé que oui, mais je ne suis pas sûre qu’on puisse vraiment parler de décision. Elle a laissé faire. La seule chose importante, je me souviens, c’est qu’elle voulait pas qu’on soit en retard, alors, avec ma frangine Camille, on courait en grimpant les dalles du cimetière, pour l’enterrement de papa qui n’en était pas un, car on l’a brûlé selon ses derniers souhaits et qu’à l’époque pour nous le mot enterrement était du genre générique.

On est montés au crématorium, qui était situé très haut dans ma mémoire de petite fille. Aujourd’hui, c’est vrai qu’il surplombe toujours les tombes et offre une jolie vue sur l'Est parisien. Pour ma première fois au Père-Lachaise, un peu de tourisme aurait suffit. Toute façon on savait pas que c’est un cimetière avec plein de morts célèbres dedans et pis on était pas là pour ça, fallait pas arriver en retard, maman aurait pas supporté.

Mais on était à l’heure, en montant les petits escaliers de la chapelle débondieurisée. Je me souviens, il y avait peu de bancs, un petit autel, pas trop de monde et nous, comme on était la famille, on avait le droit de s’asseoir devant. Une sorte de privilège, quoi. Certains sont restés au fond, des inconnus, des anonymes à qui on a finalement demandé de se rapprocher, pour être en communion avec nous. On doit réclamer ça quand y’a pas assez de monde qui vient voir le défunt. Les croques-morts ont dû avoir de la peine pour papa.

Et pis devant, y’avait nous. Camille pleurait, je suis restée près d’elle, précautionneuse, essoufflée, grave et sombre, pour me fondre ; je la trouvais bruyante, je voulais qu’elle se taise, qu’elle pleure plus, alors je lui disais que mamie nous avait expliqué de respecter le silence des morts et tout mais ça marchait pas, elle reprenait de plus belle. Maman était un peu plus loin, on aurait dit qu'elle n'entendait pas les pleurs de ma sœur.

Il y avait de la musique, triste, classique. Beaucoup de cordes, quelque chose de connu sans doute, mais je saurais pas dire quoi. On s'est levés, quand les quatre pingouins ont amené le cercueil ; j’avais trouvé que c’était très classe, tout le monde qui se redresse comme ça, d’un coup, en même temps, quand papa rentre, mais en fait non, c’est toujours comme ça que ça se fait.

Certains ont pris la parole, des que je connaissais, des que je connaissais pas. Je me souviens vraiment pas de ce qui a été dit, j’étais trop occupée à concentrer mon attention sur les larmes de Camille, qui dérangeait tout le monde. Même qu’à un moment on l’a fait sortir, et moi, trop sage, trop respectueuse, trop immobile, on m’a laissée toute seule sur le banc en bois parce qu’apparemment je pouvais parfaitement faire face.

Ensuite, chacun a allumé une petite bougie et l'a placée sur une console, à côté d'une photo de papa, qui ne semblait pas très récente. Maman en avait choisi une qu’elle aimait bien, mais franchement, c’était bien la seule, parce qu’il avait une grosse barbe et il faisait plutôt peur là-dessus. On a fait monter papa, je ne sais pas trop où, dans quoi, comment ça se passe exactement à ce moment là, mais je n'ai pas trop envie de savoir. Quand le cercueil a disparu, la musique jouait toujours. Il était possible de signer un registre, les gens ont fait la queue pour ça, comme chez le boucher. Moi à l’époque je n’aimais pas la bidoche morte et ne savais pas ce qu’était un registre. J’ai attendu, sur le banc. Certains que je ne connaissais toujours pas sont venus me passer la main dans les cheveux, avec l’air triste. Il y avait ce jour là chez ceux qui se penchaient sur moi tout le malheur à venir d’une famille sans père et ça avait l’air insupportable, dans leurs yeux. Alors j'ai filé retrouver Camille quand la porte de la chapelle s'est ouverte pour laisser passer des rayons de lumière, la vie qui revenait nous chercher.

Aujourd’hui, le soleil brille parfois sur les ardoises fleuries du Père-Lachaise, mais j’évite de monter trop souvent jusqu’au columbarium et puis quand bien même, je n’ai toujours pas beaucoup le cœur à jouer à la touriste.

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