Un bagage

lzarama

L’aéroport est presque désert, il est tôt. Comme elle a du temps à tuer, elle se pose devant un muffin et un gigantesque gobelet de café. Elle a peu dormi, elle est sur les nerfs. Elle s’agace de son prénom mal orthographié sur le gobelet, elle s’agace que les deux types de la table à côté parlent fort, soient vieux et laids et s’échangent des propos que son jugement, tranchant, détermine comme insipides et vulgaires.

Ce qui la calme un peu, c’est la lumière somptueuse qui traverse le terminal de part en part. Il est à peine plus de six heures et les rayons du soleil, entre le rose et le jaune, transpercent le verre. Semblable à l’éclosion d’une fleur, il arrive, brutal et délicat à la fois. Elle est apaisée un instant. Une seconde, elle n’entend plus les deux hommes. A la place, elle admire l’envol d’un premier avion sur la piste, elle observe de quelle façon il se détache du sol, silencieux.

Bientôt, ce sera à son tour de décoller. Elle sort de son sac à main la carte d’embarquement, elle la caresse, c’est un brûlant sésame.

Elle a pris la décision d’aller le retrouver sur un coup de tête. Hier, après le travail, en arrivant chez elle, elle a cherché un vol. Plongée dans le noir, devant l’écran bleuté de son ordinateur, elle a fait vite pour éviter de penser. Elle n’est sortie de sa transe qu’au moment où elle a reçu le courriel de confirmation de la compagnie. Alors, elle a été prise d’un vertige.

Il lui manque, la manière dont il la regarde, dont il la touche.

Pour s’extraire de sa torpeur, elle a allumé une cigarette. Elle a cliqué pour vérifier les modalités d’annulation, a parcouru les trois premières lignes des conditions générales de vente mais, se sachant perdue d’avance, a préféré éteindre l’ordinateur.

Elle voulait le revoir. Cette histoire d’amour hachée, inachevée, manquée l’obsédait. Elle se souvenait avec une acuité inquiétante de leur dernière nuit. Le temps ne tuait pas ses sentiments, au contraire il polissait chaque détail comme la mer les bouts de verre, faisant de la moindre seconde stockée dans sa mémoire un trésor à débusquer de nouveau, chaque soir.

De cette nuit, elle garde l’image de lui, étendu à ses côtés. Elle le voit encore allongé sur le dos, il ronfle paisiblement, ses longs bras en vrac. Le jour pointe à travers les rideaux mal tirés. Elle sait qu’elle ne se rendormira pas. Elle pose la main sur son torse. Il a pour habitude étrange de dormir en t-shirt, juste en t-shirt. Elle trouve ça bizarre mais elle ne dit rien. Elle sent son cœur sous le coton, un cœur qui cogne fort, trop vite, se dit-elle. Elle laisse quelques instants ses doigts là contre l’étoffe, comme s’ils pouvaient s’y incruster, comme si sa main allait transpercer le tissu, passer au travers, comme si elle allait s’emparer de son cœur. Cela lui permettrait d’abord de mieux le comprendre et peut-être aussi un peu de le façonner pour qu’ensemble, ils soient heureux, vraiment heureux.

Comme elle repense encore une fois à cette scène, à son odeur, à sa peau, elle se lève, abandonne le muffin et le café et se dirige, comme mue par une force invisible vers la porte d’embarquement. Elle est une héroïne. Elle est une boule de nerfs.

Il y a un sas fumeur, une cage de verre immonde dont s’évaporent lentement les nuages gris formés par les milliers de cigarettes consumées. D’habitude, elle n’y met pas les pieds mais aujourd’hui... Elle entre, s’en allume une qu’elle fume à la va-vite parce que l’odeur est insoutenable. Elle se précipite aux toilettes, les haut-parleurs bafouillent : il faut embarquer. Elle a rangé son dentifrice dans un mini sac plastique, lui-même au fond de son bagage cabine et n’a pas le courage de l’en sortir. Alors, elle gobe d’un coup deux pastilles de menthe pour l’haleine, en fixant son reflet dans la glace. D’une seconde à l’autre, elle change d’avis : elle est plutôt jolie, il faut dire qu’elle a mis sa robe préférée, non, en fait, elle est laide, grosse, fagotée dans cette tenue qu’elle trouverait forcément plus seyante sur une autre.

Elle ne sait pas. Elle ne s’est jamais jugée qu’à l’aune du regard de ceux dont elle a traqué l’amour. Sans jamais se demander s’ils méritaient le pouvoir qu’elle leur attribuait et qu’ils ne réclamaient pas. Lui symbolisait ce dont avait si souvent rêvé. Un artiste ! S’il finissait par l’aimer, ce serait, pensait-elle, un peu de poussière de paillettes et quelques miettes d’aura qui rejailliraient sur elle. Si jamais il l’aimait, ça voudrait dire qu’elle valait quelque chose. C’était une évidence au moment de leur rencontre, c’était un espoir lors de leurs retrouvailles. Et maintenant… Elle fixe sans pitié son image dans le miroir.

Elle pense à la dernière fois, à ces messages auxquels il n’a pas répondu souvent. Elle sort des toilettes, elle cherche de nouveau la carte d’embarquement. Elle ne la trouve pas. Elle s’énerve, s’accroupit et vide le contenu de son sac à main par terre, sous le regard blasé des autres passagers. Des larmes affleurent au bord des cils. Enfin, le papier cartonné surgit sous ses doigts. Elle se redresse péniblement. Il sera content de la voir, ils feront l’amour dans une chambre d’hôtel dont elle s’enfuira le matin venu, en évitant le regard inquisiteur de la réceptionniste. Et après ?

Les haut-parleurs enjoignent les retardataires à se diriger vers la porte d’embarquement. C’est le dernier appel. Elle fourre son sac à main dans son bagage cabine. La poignée est bloquée, elle s’acharne.

Elle abandonne.

Elle est assise et regarde la piste, sa valise cassée à côté d’elle. Elle observe son avion décoller. Ce voyage s’arrête là. Elle ne le comprend pas encore vraiment mais alors, pour elle, tout commence.

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