Un bar, la nuit

Haillons

La pluie mitraille à grosses gouttes la façade du Dirty Dog, comme si les éléments déchaînés voulaient entrer dans ce bar miteux, au coin de la 5ème rue et du boulevard Asbury.

La pluie mitraille à grosses gouttes la façade du Dirty Dog, comme si les éléments déchaînés voulaient entrer dans ce bar miteux, au coin de la 5ème rue et du boulevard Asbury. A l'intérieur, tout contre la vitre, Miles Murphy regarde la nuit tomber et écoute Susan O'Riley d'une oreille distraite. Il porte son verre de whisky à ses lèvres pendant qu'elle lui demande encore si tout se déroulera comme prévu. Il acquiesce d'un vague murmure, s'enfonce dans son fauteuil décrépi et se tourne vers la jeune femme rousse. Son verre vide tourne entre ses doigts.

– Ecoutez, dit-il en se penchant vers elle. Je connais Skippy James, et c'est pas un dur, juste une petite crapule. Quand il verra dans quoi il met les pieds, il va faire dans son froc. Mais surtout, vous me laissez faire. C'est pour ça que vous me payez, ok ?

Elle le regarde se lever et se diriger vers le bar dans son costume froissé. Elle le voit commander un autre whisky et jeter un billet de cinq dollars sur le comptoir. Il semble connaître le barman, un grand type chauve en maillot de corps. Ils discutent un peu, mais elle n'entend pas bien à cause du vieux blues diffusé par les haut-parleurs fatigués et la pluie qui cogne contre la vitre.

Susan O'Riley soupire et balaie le Dirty Dog du regard. Excepté un autre type en costume rayé, assis au comptoir à siroter un verre, le bar est désert. Il devait être prospère autrefois ; des photographies encadrées aux murs montrent des orchestres qui jouent devant des tables bondées, les clients chics qui sourient, les serveurs en livrée qui slaloment entre les tables. De tout ça il ne reste rien, si ce n'est un piano décrépi et recouvert de poussière, au fond de la salle. L'Immersion, si elle avait laissé debout cette partie de la ville, lui avait néanmoins volé son âme.

Miles Murphy s'est finalement installé au comptoir, sur un grand tabouret branlant, à côté du type en costume. Sous son chapeau gris, il fixe avec attention le grand miroir ébréché accroché derrière le zinc. Le propriétaire en maillot de corps a commencé une partie de cartes, seul à une table. Des phares de voiture viennent brièvement balayer la pièce et se refléter sur son crâne luisant.

 

A ce moment la porte s'ouvre dans un tintement de clochette, charriant au passage une bourrasque de pluie. Un homme vêtu d'un pardessus marron entre et referme précipitamment derrière lui. Il pousse un grognement, se secoue et rabaisse sa capuche, découvrant un visage en lame de couteau, aux longs cheveux corbeaux. Son regard fuyant vient se poser, aimanté, sur Susan O'Riley.

Il s'approche et s'installe bruyamment dans le fauteuil fatigué. Il sort une enveloppe de la poche intérieure de sa veste et la fait glisser sur la table, juste devant la jeune femme. Susan l'ouvre, regarde à l'intérieur et repose l'enveloppe devant elle. Elle acquiesce. Une violente bourrasque vient faire trembler la vitre du bar et tinter les bouteilles de rhum. Le barman lève la tête quelques secondes avant de replonger dans sa partie de cartes.

Perché sur son tabouret, Murphy surveille son voisin au costume rayé dans le miroir. Il distingue mal son visage, à cause du chapeau qu'il tient enfoncé jusqu'aux oreilles ; en revanche, il distingue nettement la crosse du revolver qui saille sous sa veste. Aussi, quand le type veut attraper son arme lorsque l'homme au pardessus commande à boire, Miles Murphy a déjà la sienne planté dans ses côtes.

– Doucement, l'ami. Pose ça sur le comptoir avant que je me fâche.

Murphy se lève, l'agrippe par le col de sa veste et le pousse jusque dans un fauteuil, à côté de l'homme en pardessus. Il s'asseoit à son tour, l'arme bien en vue.

– En voilà une charmante réunion de famille. Une brute, un truand, une jeune femme en détresse et son chevalier blanc. Skippy, tu devrais arrêter de te prendre pour plus intelligent que tu ne l'es. Tu as de la chance que je sois sympa, avec quelqu'un d'autre que moi tu te serais déjà fait descendre dans une cage d'escalier depuis longtemps. Donc sois gentil, tu rends tout de suite à cette charmante dame ce qui lui appartient et tu déguerpis en vitesse. Avec ton larbin. Et c'est la dernière fois que je joue au grand prince, la prochaine je te truffe tellement de plomb que même si t'avais une mère elle te reconnaîtra pas. Capiche ?

Skippy repousse une mèche de cheveu corbeau et part d'un petit rire de gorge en fixant Murphy.

– T'es fini mon pauv' vieux, t'as fait ton temps dans cette bonne ville. Y'a plus de place pour les gars comme toi, c'est fini tout ça. A quoi ça sert ? La moitié de la ville est déjà sous la flotte. Tu crois que c'est ta vertu qui va te sauver ? La seule chose qui reste à faire c'est d'en profiter avant que ce qui reste disparaisse. Et toi, tu m'emmerdes, Murphy. T'empêches les pauv' bougres comme moi de s'amuser un peu. Tu fais chier, merde.

Skippy se cale profondément dans le fauteuil qui menace de s'effondrer. Miles sent alors un morceau de métal froid contre son entrejambe : un petit revolver, d'un modèle qui ne se fabrique plus depuis plus d'un siècle.

– Il marche, au cas où vous vous poseriez la question, lance Susan O'Riley. Vous feriez mieux de lâcher votre arme, monsieur Murphy. Je n'ai guère de sympathie pour cette loque de Skippy, mais je n'en ai pas plus pour vous.

– Hé, poulette, fais attention…

Mais Skippy ne termine pas sa phrase. L'homme au costume rayé, resté impassible jusque-là, s'est brusquement retourné pour lui enfoncer un poignard dans le cœur. Skippy s'effondre en avant sur la table dans un hoquet.

– Bon Dieu, mais qu'est-ce…

– Du calme, mon mignon. Cette crapule ne manquera à personne. Il était assez idiot pour monter un coup avec moi pour se débarrasser de vous. Une histoire de photos compromettantes, et vous vous y croyez, comme dans ces vieux polars vous accourez… Il n'y a plus de place pour les faibles aujourd'hui monsieur Murphy. Quand ce qui reste de cette ville sera sous les flots, seuls les plus forts devront survivre pour créer un nouveau monde, une nouvelle société. Et vous n'en faites pas partie. Au revoir M. Murphy.

C'est alors que l'homme au costume rayé est propulsé de son fauteuil dans une déflagration et vient s'écrouler sur la table. Les verres vides tombent en se brisant, l'enveloppe s'envole, Susan O'Riley lève des yeux surpris vers le barman qui tient un fusil, et Miles Murphy lève son arme vers la jeune femme.

Il tire. La balle vient se loger dans le front de Susan, qui tombe à la renverse dans son fauteuil. L'enveloppe vide retombe doucement sur le sol ensanglanté.

 

 

  • En lisant votre texte, j'ai vraiment été plongée dans l'un de ses films de gangsters en noir et blanc! J'adore!

    · Il y a plus de 9 ans ·
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    gemma

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