Un cadeau pour le patron

Rosanne Mathot

Bras de fer machiavélique entre un Yucca haltérophile et romancier et un éditeur parisien.


On ne dit jamais « sauvage comme un yucca ». On devrait. En repensant aux événements de la veille, Franz Martinet sentit un sale frisson lui râper le râble. Il pressa le pas. La rue sentait la pierre chaude et la pluie. Il avançait avec précaution, se méfiant des hasards malheureux qui font basculer les vies et chavirer les maladroits des trottoirs. Arrivé au 17, Rue Pépin Le Bref, un imperceptible dégoût lui serra la mâchoire. Mais, à la guerre, comme à la guerre, fallait y aller. Un panneau émaillé, brillant comme un berlingot, accrocha son regard : « Vous venez d'arriver au QG du Trépied. Ne cherchez pas à localiser votre position. Votre sécurité en dépend ».

Franz Martinet repéra l'écoutille qui menait à l'ancien carré des officiers. Il s'y engouffra, comme chaque matin. A l'intérieur du burlingue, cliquetaient, comme d'habitude, les silhouettes suspendues des auteurs éconduits par la prestigieuse maison d'édition parisienne. Dans un coin, le Directeur du Trépied vit avec précision un petit corps supplémentaire. Caparaçonnée de vert, bizarrement rétractée, comme apeurée, sa sentinelle végétale, Crassula Maxima, n'en menait pas large. Tragiquement pendue à un cintre, la plante succulente semblait entre la vie et la mort.

Une larme coula dans la bouche de Franz Martinet. Il ouvrit aussi sec une 4e canette de bière chinoise avec les dents. Histoire de se requinquer. De faire bonne figure. Il dépendit Crassula. Celle-ci reprit docilement sa position, à l'entrée du bureau.

***

De son côté, Yul Brinner se vautrait dans une hébétude hypnotique. A peine vêtu d'un élégant slip sloggi et de solides rangers, le yucca mâle astiquait frénétiquement ses haltères en sifflant. Ah, pour ça, il pouvait être fier de lui : il lui en avait bien fait baver, au dirlingue, hier. Et c'était loin d'être fini. Alors comme ça, le Triépied n'avait pas aimé son manuscrit ?! L'asticot en costume trois pièces qui l'avait reçu lui avait même donné du « vous », comme un aristocrate anglais à particule, la moue méprisante. « Ah l'amoue, l'amoue… toujours l'amoue », roucoula le yucca avec son accent des îles. Mais, bon sang de bon dieu, tout le monde savait pourtant bien qu'il ne fallait pas l'agacer ! C'était une évidence universelle. Or il se trouvait que Franz Martinet l'avait fait. Et Yul Brinner était en rogne. Sacrément en rogne. Quand il en aurait fini avec l'éditeur, ce qui resterait de lui serait tout juste suffisant pour engraisser les jardinières de l'armée du Salut.

***

La veille, le yucca désavoué s'était déjà occupé du cerbère féminin de l'éditeur. Lorsqu'il l'avait suspendue au cintre du vestiaire, Crassula machin-chose lui avait lancé un regard minéral. Yul y avait vu un reproche silencieux. Une condamnation ironique. Il avait aussitôt compris qu'il devait s'enfuir, s'il ne voulait pas susciter d'abominables confidences. Trop tard. La verte créature avait parlé. Mais à l'éditeur.

- Franz, comment s'appelle ce gros machin qui prend ses aises dans notre bureau ?

Le temps bourdonna un instant, puis, le directeur, semblant découvrir la présence du pachidermique yucca, articula, de sa voix de sous-terrain :

- Oh lui ? C'est Monsieur Brinner. Il ne fait que passer, Crassula. En fait, ne faites pas attention à lui. Il est déjà parti. Et il reprendra son manuscrit, il sera bien gentil. Certes, il vous a menacée. Mais ses mots ont probablement dépassé ses pensées, ma chère.

- Zwoui, peut-être bien. Mais les « probablement » sont d'un maigre secours, quand on se fait démantibuler par un yucca en colère, chef. Le chef en question ne vint jamais en aide à sa plaintive secrétaire végétale. Il avait filé avec une vélocité terrifiante, claquant la porte derrière lui, sans demander son reste. En moins de 45 secondes, il se retrouva sur le Périph, porte de Bagnolet. L'alcool lui avait donné des jambes. Ça arrive.

***

- Monsieur Brinner, j'ai des infos pour vous, sussura Crassula mezzo voce en clignant de sa paupière trapue.

- Pas besoin, trésor, j'ai les journaux, pour ça.

Crassula lui refit un clin d'oeil. Pas de doute, depuis sa position sur-élévée, dans le dressing, elle avait entamé avec son tortionnaire un flirt inattendu. Elle devait nourrir la ferme intention de retrouver le plancher des vaches, grâce à ses charmes un tantinet trop bovins au goût du yucca. Dodelinant de ses feuilles de section triangulaire, grises, et parfaitement lisses, la secrétaire en remit une couche.

- Hey, Brinner, je vous plais ?

- Pas franchement.

- Vous avez tort. Paraît que je suis très douée à…

- A quoi ? A la courte-échelle ?

- Même pas. Même si je suis bonne pour pour allonger les raccourcis.

- Comprends pas.

- Toi, t'as besoin de compagnie, mon mignon.

- Bof. Pas des masses. Mauvais pronostic, ma poule.

Sur ces mots, elle se tut. Yul Brinner aussi. Et ils restèrent un moment à se reluquer en silence. Alors que l'horloge sonnait dix-huit heures, le yucca décida qu'il avait faim. Il tourna les talons dans un mouvement saccadé de rangers et s'en alla répandre la terreur ailleurs. Crassula allait devoir passer la nuit suspendue. Et pas seulement à l'espoir de retrouver sa liberté.

***

Franz Martinet avait la bouche molle. Une bulle de bière pékinoise finissait de lui chatouiller la langue. Pas désagréable. La tentation lui vint de s'allonger dans les plantes vertes, lorsque, comble d'infortune, l'interphone vibra.

- Monsieur Martinet ?

- Zwoui ?

- J'ai des fleurs pour vous : un cadeau pour le patron.

La ruse fonctionna à merveille. Le déclic de la porte retentit. Yul Brinner entra. Aussitôt, il se précipita sur l'éditeur et le ceintura avec les lacets de ses rangers.

- Par les couilles de Satan, s'emporta le manager saucissonné. « Où sont vos fleurs ? ».

- Question équivoque, Monsieur Martinet. Je suis mon propre colis. Vous me remettez ?

Pour sûr qu'il le reconnaissait. Le yucca diabolique de la veille était revenu, son manuscrit en bandoulière. Subitement, d'on ne sait où, un coup partit, pour atteindre le yucca en pleine figure. Par une étrange contorsion, Franz Martinet avait réussi à libérer ses mains. Promptement, ces dernières se retrouvèrent ficelées autour du gosier du yucca. Et quelles mains ! Chaque doigt faisait au moins l'épaisseur d'une cuisse de grenouille anabolisée.

- Pas de bol ! Vla que je suis tombé sur un mutant, geignit le yucca.

- Vous ne parleriez pas un peu du nez, vous ? Seriez-vous enrhumé, Monsieur Brinner ?

***

Vert. Gras. Chromé et incroyablement rigide, Yul Brinner était en faction dans le couloir. Immobile et triste, il ressemblait à un soldat bonzaï en permission. Furtivement, il contempla les bouts de manuscrit qui jonchaient son terreau. Il n'avait plus de rangers. Ses pieds étaient solidement fichés dans un pot violet. Crassula somnolait à ses côtés. La vie est faite pour mourir à petit feu, les pieds dans le plat. Subitement, l'interphone retentit, faisant danser la poussière. Franz Martinet se racla la gorge. Dans une seconde, il se lèverait, pour aller ouvrir la porte à l'auteur venu lui apporter un manuscrit. Ce Franz Martinet, il avait beau aimer Jarry et boire de la bière chinoise, fallait admettre que c'était quand même un mec à la redresse, un gars à qui on ne la faisait pas. Le yucca frémit. Dans la penderie, les silhouettes eurent un sursaut métallique. Dehors, la rue sentait la pierre chaude et la pluie.

Rosanne Mathot. 

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